Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site


■ Avec ce premier portrait s’ouvre une nouvelle rubrique d’À contretemps – « Passage des fantômes » (Marginalia) – où il sera question, au gré des envies et des réminiscences, de personnages singuliers dont l’histoire emprunte au réel, mais à un réel revisité par la fiction, c’est-à-dire par la libre échappée dans l’imaginaire, un imaginaire que nourrit l’histoire, mais sans l’assécher, la réduire ou l’orienter. Car qui veut tenter de comprendre qui étaient les irréguliers dont il sera question ici ne trouvera que peu de traces, dans les livres d’histoire, du monde à part qu’ils voulaient vivre.– À contretemps.



PDF

Elias Gudell, je l’avais rencontré dans des circonstances qui méritent d’être narrées. L’événement, car c’en fut un, eut lieu en des temps apparemment agités où les soubresauts de l’histoire venaient de convulser nos jeunes imaginaires déjà bien exaltés. Le bonhomme exerçait le noble office de bouquiniste sur les quais de la Seine. Ses boîtes se situaient quai de Montebello, à un endroit peu passant, ce que, peu porté à fréquenter la foule indistincte, Elias voyait comme un avantage. À vrai dire, il croyait modérément au hasard malgré son objectif intérêt pour les surréalistes dont certains héritiers étaient encore de ses amis. C’est accompagné de l’un d’eux – « une » pour être plus précis –, que j’ai rencontré, dans l’après-Mai 68, cet étrange personnage aux airs d’oiseau de nuit, à la silhouette longiligne, au visage émacié et au regard perçant. Sur le champ, je compris que cet Elias méritait le détour.

Avant de se lancer, à la fin des années 1950, dans cet artisanat de la boîte verte à bouquins, Elias, devais-je apprendre plus tard, avait fait un peu de tout, mais toujours à son rythme et sans jamais d’excès d’implication. Ainsi, il avait donné des cours de yiddish à quelques jeunes êtres en mal d’aurore, de tango argentin à quelques dames de la haute en quête de dévergondage social, de crochetage de serrures à quelques illégalistes maniaques de la reprise individuelle, de dialectique à quelques idéalistes soucieux de méthode, d’aide à la rédaction à quelques thésards analphabètes mais fortunés, de stratégie insurrectionnelle à quelques étudiants désargentés mais sympathiques, de maintien à quelques jeunes filles de la bonne société dont les familles n’imaginaient pas un seul instant que leur monde agonisait. Bref, Elias avait navigué avec aisance en divers milieux sans jamais s’être fait d’illusions sur sa véritable utilité. « À quoi servons-nous ? Chi lo sa ? », aimait-il à dire.


Le temps passant, j’appris aussi qu’Elias venait d’Espagne, mais d’une Espagne secrète dont il ne parlait que par allusions, et rarement, comme s’il avait décidé d’en faire une énigme à usage personnel. Cette Espagne, il l’avait quittée en 1944 quand la géopolitique mondiale et le cours de l’histoire semblaient enfin jouer contre son fascisme de toréadors et de curés dont avait accouché la guerre civile. Condamné à une lourde peine comme ennemi de la patrie, il avait soudoyé son juge pour 200 duros, somme qu’il avait réunie en conjuguant ses talents d’imagination et un peu de chance. Par l’épouse d’un antiquaire madrilène qui manifestait quelque attrait pour lui, il avait convaincu son vieux mari de chercher client pour un manuscrit libertin du XVIIe siècle dont il se disait propriétaire et lui avait fait récit. Son génie fabulateur l’avait porté à attribuer l’œuvre à Luis de Góngora dont il connaissait si parfaitement la poésie métaphorique qu’il la déclamait dans les coursives de Porlier, l’une des prisons de la capitale. L’antiquaire, un homme de l’ancien temps, s’était laissé convaincre par sa jeune, lettrée et volage épouse : ce Galatée et ses amazones, rédigé par Góngora au soir de sa vie, valait, lui avait-elle dit dans le plus vulgaire castillan, son pesant d’épices, et ce d’autant qu’allégé de toute métaphore, le follicule de Don Luis allait au fond des choses en crachant, au passage, sur Dieu et la Couronne. Piqué de curiosité, l’antiquaire s’était rendu à Porlier pour s’entretenir avec Elias qui lui mit, à ses conditions, l’affaire en main : « 400 duros d’abord, pour sortir d’ici ; le manuscrit viendra après. » Comme preuve, il lui récita quelques passages particulièrement croustillants de ce manuscrit qu’il disait avoir trouvé à Saragosse. La liberté est à ce prix, pensait Elias, elle légitime les moyens, la ruse étant sûrement le moins détestable. Un mois plus tard, il avait quitté Porlier, honoré l’amazone de l’antiquaire et mis les voiles vers Paris.


Sur son arrivée à Paris outragé, martyrisé, mais enfin libéré, Elias faisait dans le décousu, cultivant plus que de coutume le trou de mémoire. Il l’avait pourtant bien charpentée, sa mémoire, qu’il laissait, de surcroît, volontiers divaguer vers des rivages dont personne ne pouvait être certain des contours. Pour lui, la chronologie relevait d’un carcan dont il convenait de ne pas s’encombrer. « Être l’historien de soi-même, disait-il à qui pointait une contradiction factuelle dans son récit, relève de la volonté de ne rien figer du réel objectif d’un instant. Mieux vaut accepter, me semble-t-il, de n’en garder que le souvenir, lui-même changeant, tant le passage du temps s’emploie sans cesse à le corriger. »

Selon toute vraisemblance, mais la vraisemblance est-elle bonne conseillère, pour parler comme Elias, il était arrivé à Paris dans les bagages d’une « Madame Rosa » dont on peut penser qu’elle était une de ses proches et qu’il avait aidée à récupérer son modeste bien, un trois-pièces obscur de la rue de la Folie-Méricourt que le Commissariat général aux questions juives avait octroyé, au temps du mépris, à l’un de ses petits fonctionnaires, antisémite forcément notoire. La réappropriation s’était faite en deux temps trois mouvements, dans le plus sûr style commando. Pour l’occasion, Elias avait pu compter sur l’aide appréciable de trois poteaux de la marge anarchiste, notoirement habiles de leurs mains et qui comptaient parmi ses amis. L’usurpateur, qui n’en menait déjà pas large en ces temps d’épuration républicaine, s’était vu déménager fissa ses meubles sur le trottoir et contraint de signer un papier de restitution de son bien à sa légitime propriétaire. Le tout fut assorti d’une menace non feinte. « Si tu la ramènes, fasciste, on t’économisera les frais de justice : deux balles dans la peau et un terrain vague… » C’était Marcel qui avait prononcé la sentence, en ajoutant que le trottoir encombré de ses meubles devait être dégagé par ses soins dans l’heure. « Et, affaire-toi, ordure, l’heure commence maintenant », conclut Marcel. Les trois compères attendirent que tout soit fini pour changer la serrure de Madame Rosa. Sitôt fait, ils rejoignirent la terrasse d’un bistrot du boulevard Richard-Lenoir où Elias attendait, en compagnie de sa protégée, la fin des opérations. « Voilà, dit Riton-la-Serrure en tendant les clefs à Madame Rosa, justice est faite ! » « Et bien faite », ajouta Marcel. Le troisième larron se contenta de rire ; il était muet de naissance. Madame Rosa paya la tournée, mais elle était surtout impatiente de rejoindre ses pénates. En croisant la bignole ébahie, qui l’avait probablement dénoncée et balayait l’escalier, elle fut sobre : « Les revenants, ça revient toujours… Bonne journée, Madame Ducordon. »


Quand Madame Rosa, qui avait perdu tous les siens ou presque pendant la grande traque, proposa à Elias de lui céder une chambre dans son appartement réoccupé de la Folie-Méricourt, Elias répondit à son habitude par une question : « Est-ce bien raisonnable ? » Il la regretta à vrai dire aussitôt en constatant le visage ébahi de sa pourvoyeuse. Convaincu de sa maladresse, il tenta même de se corriger : « Je voulais dire : ne serait-ce pas trop vous déranger ? » Madame Rosa servit le thé, très chaud comme à son habitude, et tint à mettre les choses au clair :
– La raison, cher Elias, n’est plus de mon monde. La perdre, c’était la seule façon que je connaisse de ne pas devenir folle en cédant à la déraison d’un monde qui condamna tous les miens à disparaître sans savoir pourquoi. La seule part de bon sens qui m’habite désormais, c’est de me consacrer aux rares, très rares amis qu’il me reste. Comme un juste retour des choses. Quant à l’ambiguïté de votre première réponse en forme de question, la seule que je retienne, je la prends comme un compliment ou comme un hommage à la vie : qu’un jeune homme de vingt-cinq ans puisse, inconsciemment, s’imaginer faire déraisonner une femme à la quarantaine bien sonnée, me met authentiquement en joie. »

Elias, rougissant, tenta de se rattraper encore une fois :
– Mais voulais-je signifier cela ?
– Je veux le croire, dit Madame Rosa. Cela dit, je veux aussi répondre à votre deuxième question : « dérangée », je le suis au plus haut point par ce que l’histoire m’a fait subir et par l’extrême solitude où elle m’a plongée. Je ne dirais pas que vous allez m’arranger, jeune homme énigmatique, mais vous ne me dérangerez pas davantage que je le suis, soyez-en sûr. Il ne vous reste plus qu’à vous installer ici en attendant mieux, ou pire.

Le lendemain, Elias, une valise d’exilé à la main, frappa chez elle :
– Puis-je ?
– Vous êtes chez vous.

Il y resta plusieurs années.


Le rapport qu’Elias entretenait avec l’amitié reposait sur un fondement éthique rigoureux. Aucun lien de ce type, pensait-il, n’était possible avec qui il pouvait ressentir – même vaguement – au détour d’une déception, un quelconque sentiment – même ponctuel – de mépris pour l’autre. Dès lors, sa règle était intangible : rétablir la distance que l’amitié abolit. Et il n’y manquait pas. Partant de là, on pouvait dire qu’Elias avait beaucoup de relations, mais peu d’amis. « Qu’y puis-je ? », disait-il. J’y voyais pour ma part une démarche cohérente avec l’idée qu’il se faisait de l’existence.

Ai-je été son ami ? Je n’en suis pas sûr, mais complices nous l’avons été un temps. Et ce temps compta pour moi. J’allais souvent le voir quai de Montebello. Il m’arrivait aussi de lui donner un coup de main certains jours où il était occupé à d’autres tâches. Je constatai d’ailleurs assez vite que la jeunesse n’est pas un atout dans le métier. Pour l’exercer bien, il faut pouvoir répondre à d’étranges sollicitations qui exigent de maîtriser au mieux un savoir qui ne s’improvise pas. Car cette sorte de commerce induit une connivence où la chose convoitée, un livre précis, une pièce rare, relève de la quête du trésor. Celui qui cherche n’est pas toujours prêt à tout pour l’acquérir, mais le cherchant, et éventuellement le trouvant, il tisse avec son éventuel pourvoyeur une sorte d’affinité élective qui, par-delà l’objet, scelle une connivence secrète.

Elias avait ses habitués, des êtres toujours singuliers, passionnés d’un auteur au point de s’en croire un personnage. Chez la plupart d’entre eux, on sentait comme une passion intérieure dévorante, proche de la plus noble des folies humaines. Ma crainte, c’était de me voir confronté à ce genre d’amateurs de haut vol pour qui la visite à Montebello tenait d’un rendez-vous secret d’initiés, de quêteurs d’impossible. J’ai plus appris sur les hommes, la littérature et l’histoire en ces après-midi de la fin des années 1970 où je tenais compagnie à Elias que durant toutes mes universités. Là, la dialectique du maître des lieux, qui toujours chutait sur une question, faisait des miracles. Elle instaurait les conditions d’un échange sans fin qui, souvent, s’ouvrait à d’autres lecteurs. Au bout du compte, Elias vendait peu, mais il donnait beaucoup de lui-même, et surtout cette impression que tout échange véritable enrichit celui qui s’y livre sans compter. À vingt ans, l’âge que j’avais alors, c’est là une belle leçon qu’on reçoit et que sa vie durant, on cherche, sans toujours y parvenir, à transmettre.


Au soir de ces jours de lumière, après avoir rangé son étal et refermé ses boîtes pour la nuit, Elias se laissait aller à une de ses formules favorites : « L’heure n’est-elle pas venue, compagnon, de noyer nos peines et nos plaisirs à la terrasse du « Montebello » ? » Et, invariablement, nos pas nous y conduisaient, légers et fraternels ; il n’y avait qu’à traverser la chaussée. Là, attablés, installés presque toujours à la même table – « la nôtre », disions-nous –, nous faisions signe à Victor, le garçon, qui, toujours de la même manière, s’enquerrait des affaires d’Elias : « Alors, maître, bonne journée ? ». Et, d’une voix un peu lasse, Elias susurrait, toujours sur le même ton : « Ce qui est passé est passé, Victor, mais la question demeure inchangée : de quel passé est fait notre avenir ? »

Madame Rosa, qui à cette époque travaillait comme bibliothécaire à l’Arsenal, se joignait parfois à nos soirées de Montebello. Généralement, Elias la voyait venir de loin. Il est vrai qu’il avait le regard affûté, mais je crois plutôt qu’il avait été prévenu de son passage. L’apercevant, il feignait pourtant la surprise : « Tiens, tiens, voilà Madame Rosa qui nous arrive… J’espère que vous n’avez pas d’engagement particulier, ce soir. » Je le sentais heureux de la voir. J’avais l’âge approximatif où il était de bon ton de se moquer des convenances, mais là, pour rien au monde je ne me serais permis la moindre allusion suspecte, légère ou inconvenante. C’eût été déchoir aux yeux d’Elias, et je ne voulais pas risquer qu’il me fît le coup du mépris. Nous ayant rejoints, Rosa attendait qu’Elias partît en quête d’un troisième siège. Il y avait là comme un rituel. L’un et l’autre se donnaient des nouvelles de leur journée, toujours en se voussoyant. Il y avait de la tenue dans leur relation, une tenue qui en accroissait le mystère. J’étais le témoin privilégié de la détermination d’Elias à pérenniser, contre vents et marées et dans le moindre détail, ce qui faisait le charme désuet d’un monde en voie de disparition. Rosa se prêtait merveilleusement à son jeu, dans lequel elle m’intégrait à sa manière : « Mais, Elias, que va penser de nous ce jeune homme s’il est de son temps ? » À vrai dire, je ne pensais rien. Je me laissais porter par leur jeu, j’enviais leur complicité et cette manière qu’ils avaient de résister à l’air du temps. Depuis longtemps déjà, Elias ne vivait plus chez Madame Rosa, mais leurs rencontres étaient fréquentes. J’avais l’impression qu’ils s’étaient aimés du temps de la Folie-Méricourt, mais je n’en sus jamais rien. Elle avait les yeux d’un bleu si profond qu’il eût été fou de ne pas s’y perdre. La part qui les unissait semblait irréductible, une sorte de pacte à la vie à la mort.

À l’heure – tardive – de nous séparer, Elias tirait de sa poche une belle liasse de billets et payait royalement l’addition. Toujours. En murmurant une de ses phrases fétiches : « Au fond, il n’est d’autre façon de vivre qu’au-dessus de ses moyens. »

Me suis-je demandé alors d’où Elias tenait tant d’argent ? Je n’en suis pas sûr. Je crois que j’avais admis une fois pour toutes que j’avais affaire à un personnage d’exception dont il ne fallait surtout pas songer à percer la part d’ombre. Je savais Elias assez porté à l’illégalisme pour avoir plus d’un tour dans son sac et, davantage encore, assez doué pour être capable de varier à l’infini les méthodes. Par recoupements, souvent hasardeux, j’avais cru comprendre qu’entre ses expertises pour amateurs d’art pressés, ses faux en originaux littéraires, ses occupations de recel et de revente d’objets liturgiques récupérés ici ou là par des travailleurs de la nuit de ses amis et ses parties de poker où il plumait allégrement et en philosophe le tout-Paris sans grâce ni talent des flambeurs de la haute, Elias avait de quoi vivre à l’aise et soulager les besoins de quelques proches. Mais de là à penser qu’il agissait au nom des saints principes expropriateurs de l’anarchie de la reprise individuelle, c’eût été faire fausse route. « L’un dans l’autre, aimait-il à dire, le bourgeois est si facile à tondre que c’en est déconcertant. » Et, de fait, il le prouvait, contrevenant ainsi à toutes les moralines de la Vieille Cause qui pourtant avaient, sur le plan du cœur, ses faveurs.

Cela dit, rien de ce qu’entreprenait Elias dans ce domaine n’était jamais exempt de sens éthique. Déposséder les possédants et redistribuer partie de ses gains était sa règle, résolument contraire à celle du « milieu », qu’il détestait. À qui l’aurait jugé sur la liasse de biffetons qu’il tirait ostensiblement de sa poche en le qualifiant de bourgeois, il la lui aurait offerte en sachant par avance qu’il n’essuierait pas de refus. Mais c’était là le prix de sa revanche sur la pusillanimité de son insulteur : « Voilà, camarade, vous en êtes un autre, mais un vrai pour le coup, celui qui place à la banque sans rien risquer. La question, donc, reste entière et je vous la livre : et si les prolétaires n’étaient en fin de compte que des bourgeois sans capital ? »


J’avais appris par Elias, lors d’une de nos balades nocturnes dans Paris, qu’il avait connu et fréquenté un personnage de haute volée – le terme convient à merveille – dans les milieux anarchistes espagnols du Paris du tout début des années 1950. « Un type de méthode et de grande intelligence, un pur produit du génie picaresque espagnol », m’avait-il dit. Cet inattendu excès d’emphase m’avait d’autant plus étonné de sa part, je m’en souviens, qu’Elias n’en était pas coutumier. « C’était un type insignifiant d’allure, à la silhouette râblée, fumant la pipe, plutôt bien mis et agile d’esprit. Il était spécialisé dans diverses tâches logistiques nécessaires à la lutte clandestine, mais ses talents, indéniables et vantés, avaient fini par porter ombrage à son organisation qui, après avoir bénéficié de ses largesses, le chassa de ses rangs. » Je l’écoutais en marchant quand, au carrefour Buci, Elias s’arrêta net comme pour donner plus de force à ses propos :
– C’était un homme d’envergure, jeune homme, de ceux, très rares, qui, par sens de l’honneur, ne renoncent jamais à défaire une société que rien ne justifie à leurs yeux.

Le ton de sa voix, plus grave que d’habitude, m’avait frappé.

– Croyez-vous, avais-je tout de même osé, que le sens de l’honneur suffise à défaire une société d’oppression ?
– Rien de ce qui compte ne se fait sans honneur… Mais je devrais plutôt le dire à l’espagnole : sin honra. Le castillan a sur le français l’avantage d’avoir deux mots pour « honneur » : honor et honra. C’est une langue qui sait s’adapter aux situations qu’elle désigne. La honra a quelque chose à voir avec la loyauté, celle qu’on se doit à soi-même mais aussi à l’idée qu’on se fait du combat qu’on mène pour l’idée qu’on se fait du monde et de la vie. Le sens de l’honneur, jeune homme, c’est une question de morale intime, personnelle, invariante, qui ne s’accommode jamais de l’arrangement et qu’on ne trahit pas. Sans honneur au sens de honra, les plus belles entreprises se corrompent, comme les révolutions qui triomphent par la conquête du pouvoir.

J’ai compris, à cette occasion, qu’Elias n’était pas homme à déroger à ses fidélités. Cet illégaliste qui était devenu son ami avait eu, à ses yeux, l’avantage de suivre sa pente sans jamais obtempérer aux reproches, aux mises en gardes et aux sanctions de son organisation. Sa grandeur, voulait-il me faire comprendre, tenait précisément à cela. « Si l’anarchisme a encore quelque attrait pour moi, ajouta-t-il, c’est parce qu’il n’écrase rien de la volonté de certains êtres, rares, de ne pas rompre devant l’adversité. » Cet ami, qu’il appelait Valeriano Puerta, avait exercé diverses activités délictueuses communément condamnées par la morale publique, qui est toujours celle de l’État : faux monnayeur, trafiquant d’armes, faussaire, pourvoyeur d’un réseau « terroriste » de résistance antifranquiste. Le temps passant, il avait même travaillé pour le « milieu », ce qu’Elias n’excusait pas, mais comprenait en regard de la solitude où il se trouvait. En vrai, le portrait qu’Elias m’avait fait, par bribes et avec quelques contradictions parfois, de ce « Vale » me l’avait rendu bougrement séduisant, mais je mis longtemps à lui demander si je pouvais le rencontrer. Elias répondit par une question : « Serait-ce un bon service à vous rendre ? » Les choses en restèrent là.


Puis nos routes se séparèrent. Sans vraie cause. Au gré de la vie qui passe. Madame Rosa, ai-je appris plus tard, bien plus tard, mourut de maladie au début des années 1980. Elias, qui était enclin aux présages, y vit sûrement un mauvais signe. On dit qu’un beau jour, il décida de rompre toute attache avec le monde, se retira dans ses appartements – que personne ne visita jamais –, rédigea quelques feuillets sur sa vie aventureuse, puis décida de tout brûler. On dit encore qu’à celles et ceux, rares, fort rares, qui tentaient de prendre de ses nouvelles en l’appelant au téléphone, une voix caverneuse répondait invariablement : « Monsieur Elias Gudell est mort. » On dit enfin que quelqu’un l’aurait croisé au Rastro de Madrid en 1987, un jour de renaissance, en conversation animée avec un collectionneur d’éditions du Don Quichotte, cet autre errant de la vie.

Freddy GOMEZ