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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Scolies : précisions et compléments
À contretemps, n° 28, octobre 2007
Article mis en ligne le 26 juillet 2008
dernière modification le 30 novembre 2014

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(A).– Le Parti social-démocrate (SAP, d’abord, puis SPD) reprit, de fait, les conceptions de Lassalle en matière syndicale, c’est-à-dire une subordination des syndicats au mouvement politique, tandis que le mouvement syndical (centraliste) s’appropria l’ancienne position « eisenachienne », qui reposait sur un rapport d’égalité entre parti et syndicats. Inutile de préciser que tout cela n’avait pas grand-chose à voir avec Marx qui évoqua relativement peu – et pour cause, il est mort en 1883 – la question syndicale [1].

Pour leur part, les localistes étaient opposés au centralisme. Selon eux, le mouvement syndical ne devenait révolutionnaire que s’il était en mesure d’éveiller au sein de la classe des aspirations irréalisables. Si le mouvement syndical parvenait à quelques succès, la lutte politique passait au second plan (influence lassallienne indéniable) et l’État en sortait même renforcé. Il ne fallait donc en aucun cas que l’ouvrier puisse avoir l’impression qu’il pouvait obtenir satisfaction dans le cadre de la société capitaliste. Or la centralisation avait pour but de rendre l’action syndicale plus efficace, de gérer au mieux la vente de travail-marchandise, en un mot de remporter des succès tangibles sur le terrain capitaliste… C’était là une conception du syndicalisme diamétralement opposée à celle des localistes qui, peu attachés aux résultats matériels de leur action, attribuaient la primauté aux luttes de classe, dont les défaites étaient même censées accroître la combativité ouvrière et démontrer la nécessité de la lutte contre l’État (et donc, dans un premier temps du moins, de l’adhésion au Parti social-démocrate – c’est dans ce sens qu’il faut entendre l’expression « école de formation du parti »). Cela explique la relative insignifiance numérique de la FVdG qui, contrairement aux unions centralistes, n’avait rien à offrir à ses membres (assurances, etc.), si ce n’est un cadre presque informel où pouvait s’exercer la solidarité de classe. Synonyme de réformisme, la centralisation syndicale exigeait, par ailleurs, la mise en place de vastes structures bureaucratiques – plus adaptées aux « opérations de maquignonnage humain » – et la soumission de l’autonomie ouvrière à une stricte hiérarchie, ce que refusaient les localistes qui avaient toujours accordé, dans leurs luttes – non sans difficultés, il est vrai –, une large place à l’auto-organisation et à la solidarité spontanée [2].

(B).– En mettant sur un pied d’égalité parti et syndicats – prise en commun des grandes décisions –, le congrès de Mannheim du SPD de septembre 1906 plaçait officiellement la défense des intérêts matériels de la classe ouvrière au-dessus de sa mission révolutionnaire. En février 1906, les localistes avaient révélé l’existence d’entrevues secrètes entre parti et syndicats [3]. La FVdG publia, en effet, quelques extraits de ces pourparlers, prouvant par là même que les représentants des syndicats avaient imposé au parti d’enterrer définitivement toute action révolutionnaire. En divulguant ce qui se tramait « dans les coulisses » [4] – A. Bebel qualifia l’indiscrétion d’ « infamie » –, F. Kater s’attira une forte inimitié de la part des directions des syndicats centralistes et du SPD. Par ailleurs, les localistes échappèrent de peu, à ce même congrès, à leur exclusion du parti. Réclamée par les délégués réformistes, elle fut repoussée grâce à l’intervention de Rosa Luxemburg, qui prit résolument leur défense.

Le congrès de Mannheim eut également des répercussions sur l’évolution du syndicalisme révolutionnaire international : des théoriciens anarchistes et syndicalistes aussi différents que pouvaient l’être Pierre Kropotkine, James Guillaume ou Edouard Berth y virent, non seulement l’affirmation en Allemagne de l’indépendance syndicale, mais encore le rejet par les syndicats de la machine électorale sociale-démocrate et, au fond, l’acte de naissance du « vrai » syndicalisme révolutionnaire allemand. « Le syndicalisme allemand est resté jusqu’ici entre les mains des réformistes politiques ; mais il n’est pas dit, si les tendances à l’autonomie qui se font jour, continuent à s’affirmer, qu’il ne finira pas par leur échapper : c’est pourquoi mieux vaut encore le syndicalisme neutre des syndicats allemands actuels que leur subordination au Parti, c’est-à-dire aux révolutionnaires politiques. » [5]. Cette analyse déterminera, en partie, la tactique de la CGT sur le plan international et pèsera lourdement sur les relations entre localistes et CGTistes (voir infra, scolie D).

(C).– Sur les huit membres qui composaient la commission administrative de la FVdG, deux d’entre eux – Jonny Hinrichsen, délégué des charpentiers, et Julius Gehl, délégué des maçons [6] – votèrent, au congrès de 1908, en faveur de la dissolution de l’organisation. Quelques mois plus tard, l’un et l’autre obtinrent des postes importants dans le mouvement syndical centraliste. J. Hinrichsen devint co-directeur de la caisse berlinoise de la Fédération des charpentiers – il finira sa carrière comme archiviste en chef du SPD. Le cas Gehl est intéressant. Bien que social-démocrate, il avait, en effet, défendu le nouveau programme adopté par la FVdG lors de son congrès de 1906. Ce programme, clairement antiparlementaire et favorable à la grève générale, accordait un rôle essentiel aux syndicats et marquait l’ouverture de l’organisation aux anarchistes. J. Gehl s’était, alors, efforcé de montrer que ce programme, même dépourvu de toute référence explicite au parti, restait en conformité avec les grands principes de la social-démocratie. En 1908, F. Kater devait d’ailleurs reprendre en partie son argumentation pour montrer, cette fois, que la FVdG demeurait fidèle à des principes que le parti avait abandonnés sous l’influence des réformistes (voir infra, scolie F). Le programme de 1906, en partie élaboré par le propre J. Gehl, se révéla donc suffisamment souple pour être interprété, deux ans plus tard, dans un sens syndicaliste révolutionnaire, cette fois. La FVdG le conserva, d’ailleurs, sans modification jusqu’en 1910. J. Gehl quitta la FVdG en 1908 emmenant avec lui la majorité de la section localiste des maçons. Il fut, peu après, nommé responsable de la Fédération des maçons pour la Prusse occidentale et orientale et débuta une longue carrière de bureaucrate [7]. F. Kater choisit, quant à lui, la date symbolique du 18 mars 1908 pour annoncer qu’il quittait le SPD [8]. Invérifiable pour ce qui le concerne, les trajectoires de J. Hinrichsen et de J. Gehl confortent, cependant, la thèse d’une tentative de corruption des principaux dirigeants localistes par la direction du SPD.

(D).– Les relations entre localistes et syndicalistes révolutionnaires français ressemblèrent souvent à un dialogue de sourds. À la suite du refus des centralistes allemands d’organiser, faute de recevoir l’aval du SPD, une manifestation contre la guerre – voyage de Victor Griffuelhes, à Berlin, en pleine crise marocaine –, les syndicalistes français décidèrent d’entrer, dès 1906, en contact avec « les syndicats avancés d’Allemagne », selon une expression de Jean Bousquet au congrès d’Amiens. Mais on en resta là. La CGT, il est vrai, manifestait une claire tendance à faire la leçon à la FVdG – mais aussi aux organisations syndicales, comme les scandinaves, pratiquant le même type de relations que les Allemands avec le mouvement socialiste. Ainsi, la CGT n’hésitait pas à conseiller à ses interlocuteurs d’entrer dans les organisations sociales-démocrates pour y faire de la propagande grève-généraliste et antimilitariste. Cette attitude fut, d’ailleurs, résumée, de façon lapidaire, par M. Nettlau : « La CGT éblouissait ses sympathisants de l’étranger, mais sans leur apporter la moindre chaleur. » [9] Prétextant des « travaux urgents », la FVdG se contenta, en 1910, d’envoyer un télégramme de salutation au congrès de Toulouse de la CGT. Celle-ci, il est vrai, avait également invité à son congrès Johann Sassenbach, responsable du syndicat des selliers et membre influent de la commission générale des syndicats allemands [10]. La réserve de la FVdG était motivée par le terrorisme dont faisaient, alors, preuve à son égard les centralistes : « En Allemagne, la lutte des grandes unions syndicales centralistes s’est faite jusqu’à présent… par le prolongement des grèves ayant pour but d’épuiser les caisses des révolutionnaires, et par la terreur dans les ateliers où les membres des unions centrales ont souvent refusé de travailler [aux côtés des] révolutionnaires. » [11]. J. Sassenbach en profita pour inviter la direction de la CGT à venir en Allemagne. En 1911, au cours d’un « voyage d’étude » réalisé à Berlin, la délégation de la CGT, sans doute mise en condition et enthousiasmée par les « réalisations » des centralistes (organisations imposantes, immeubles luxueux, bibliothèques, etc.), participa également à une manifestation de la FVdG. Mais, là encore, Léon Jouhaux et Albert Bourderon ne purent s’empêcher, chacun leur tour, de demander aux localistes pourquoi ils n’entraient pas dans les centrales sociales-démocrates ! [12]. Pour la CGT, le syndicalisme révolutionnaire étant un syndicalisme de masse, la lutte de classe ne devait pas être « entravée par les chamailleries des écoles ou des sectes rivales » (Monatte). Ce point de vue se révélait tactiquement inacceptable pour la FVdG. Selon F. Kater, la CGT jugeait la situation des autres pays à l’aune des possibilités particulières qu’offrait la France, sans tenir compte des spécificités nationales. Face à la bureaucratie mise en place par les centralistes et à ses pratiques d’intimidation ou d’exclusion, il était tout simplement impossible aux localistes de conquérir ou de retourner les syndicats allemands. Par ailleurs, l’entrisme chez les centralistes avait déjà servi de positionnement tactique aux sociaux-démocrates de la FVdG – comme J. Gehl, dont le cas est évoqué précédemment – pour justifier leur goût de l’opportunisme et leur volonté de capitulation. Enfin, dans l’esprit des militants localistes, centralisme et fédéralisme s’excluaient mutuellement. Pour eux, les concessions accordées au centralisme – concessions que la FVdG croyait d’ailleurs déceler dans certaines positions de la CGT, à propos des fédérations d’industrie, par exemple – détruisaient nécessairement toute perspective communiste. À leurs yeux, la tactique scissionniste s’imposait donc d’elle-même [13].

De fait, la FVdG n’attendit pas le congrès de Londres (1913) pour mettre en doute les intentions de la CGT : elle avait très tôt abandonné l’idée d’approfondir ses relations avec les Français qui, en 1909, à la conférence syndicale internationale de Paris, s’étaient en partie réconciliés – mus, il est vrai, par quelques arrière-pensées tactiques – avec les centralistes allemands en acceptant leur politique d’apaisement [14]. Ainsi, la CGT invitait la FVdG à adopter en Allemagne la ligne conciliatrice qu’elle suivait elle-même depuis 1909 sur le plan international, alors que les localistes savaient pertinemment qu’on ne pouvait rien attendre de congrès « arrangés » par les centralistes qui, en bons démocrates, ne prenaient jamais que des risques calculés en participant à ce type d’exercices convenus.

Attentive à l’évolution des positions internationales de la CGT – évolution qui, de symptôme, allait rapidement devenir facteur aggravant de la crise du mouvement français –, la FVdG pressentait le basculement de la CGT, même si elle n’y voyait, au fond, que la conséquence des coups de butoir des centralistes allemands et, en particulier, de la « visite guidée » de 1911, à Berlin, qui donna lieu, au grand dam des localistes, à une série d’articles fort élogieux sur le centralisme allemand dans la presse syndicale française. Ayant peu de prise sur la situation, il ne restait plus à la FVdG, pour conjurer la catastrophe, qu’à invoquer le « caractère [frondeur] du peuple français, sur lequel nous pouvons assurément compter » (sic) et qui, selon elle, finirait, un jour ou l’autre, par se manifester [15]. L’espoir était certes permis, mais de peu de poids eu égard à la gravité de la crise que traversa la CGT à partir de 1908-1909. Comme un choc en retour de 1906 amplifié et entretenu par la répression et par le travail de sape des syndicalistes réformistes et de la SFIO, cette crise sourde ne fut perçue, en son temps – et c’est à mettre à la décharge de la FVdG –, que par quelques militants et observateurs lucides : Pierre Monatte, qui tenta d’en analyser la portée avec la création de La Vie ouvrière ou Georges Sorel qui, ulcéré par l’évolution « politicienne » de la CGT, décida, en 1908, de se « retire[r] dans [son] trou » [16], avant d’aller flirter… avec l’Action française.

(E).– Acquis au syndicalisme révolutionnaire, F. Kater refusa pourtant, dans un premier temps et pour des raisons tactiques, d’adopter officiellement l’expression équivalente « Syndikalismus » – terme directement emprunté du français. C’est ainsi qu’il déclara, lors du congrès de la FVdG de 1908 : « Il nous semble inutile d’encombrer nos syndicats allemands avec des expressions étrangères. » Mais il n’y avait pas seulement, dans cette attitude, une manière de purisme sémantique, comme il l’expliqua, lui-même, quelques années plus tard, dans une lettre à M. Nettlau, datée du 6 novembre 1932 : « Par responsabilité à l’égard de notre mouvement, écrivait-il alors, je ne pouvais et ne devais me rallier à de tels changements, si soudains. En tant que secrétaire, responsable d’un mouvement et bénéficiant de la confiance de plusieurs milliers de ses membres, j’étais tenu d’admettre que l’orientation spirituelle, décidée en 1904-1905, devait d’abord s’enraciner profondément dans tout le mouvement, si l’on voulait empêcher sa destruction complète à brève échéance... Si mes camarades et moi n’avions pas agi de la sorte, je parie à mille contre un qu’il n’y aurait aujourd’hui ni de mouvement anarcho-syndicaliste en Allemagne, ni d’AIT. » [17]. Une forte minorité de la FVdG s’étant, en effet, prononcée en faveur du rattachement aux fédérations centralisées, une transition trop brusque ou trop explicite vers ce syndicalisme révolutionnaire honni par la social-démocratie aurait eu pour conséquence directe de provoquer le départ de milliers de militants et finalement causé la disparition de l’organisation. Signalons, à titre d’exemple, que l’Association libre des maçons intégra, en 1908, avec 2 112 adhérents – soit environ 1/8 de la FVdG –, la fédération sociale-démocrate correspondante, un peu moins d’une centaine demeurant dans les rangs de la FVdG. Entre 1907 et 1910, les effectifs de la FVdG passèrent de 17 633 à 6 454 affiliés – à titre de comparaison, les syndicats centralistes revendiquaient, en 1914, 2,5 millions d’adhérents.

En utilisant les expressions « orientation spirituelle » et « enracinement », F. Kater semble concéder que la FVdG tenta d’acclimater une idéologie – le syndicalisme révolutionnaire – à l’Allemagne, ce que ne manqua pas de relever la gauche allemande en opposant la FVdG à la CGT, « produit des conditions économiques et politiques spécifiques de la France ». Pour cette gauche allemande, « la théorie du syndicalisme révolutionnaire ne conv[enait] absolument pas à la réalité allemande. » [18]. Or, comme l’a brillamment démontré Dirk H. Müller [19], le localisme, forme originelle puis tendance minoritaire du mouvement ouvrier allemand, présentait, dès ses origines, de grandes similitudes avec le syndicalisme révolutionnaire français, avant même de se réapproprier, peu à peu, par le truchement des anarchistes, des éléments théoriques empruntés à la CGT et correspondants à sa pratique réelle : auto-organisation, action directe, solidarité spontanée, fédéralisme, antiparlementarisme, opposition au « parti ouvrier », etc. Dès avant la mort de G. Kessler (1904), la théorie primitive du localisme – « école de formation du parti » – ne correspondait déjà plus à la pratique de la FVdG, même s’il est vrai qu’ayant perdu près des 2/3 de ses membres en 1908, elle se consacra alors presque exclusivement à des activités de propagande clairement syndicaliste révolutionnaire. Retournant l’argumentaire de la gauche sociale-démocrate, F. Kater – qui n’a jamais nié la spécificité de la situation française – montrait, par contraste, que son courant minoritaire correspondait à une autre réalité allemande : celle d’une classe ouvrière encadrée par un puissant mouvement réformiste en voie d’institutionnalisation. Dans ses mémoires, un dirigeant du SPD, Wilhelm Blos (1849-1927) estime que le « grand mérite de la social-démocratie allemande » est d’avoir bâti un rempart solide – tant concret que mental, préciserons-nous – contre toute intrusion anarchiste – « anarchiste » au sens où pouvait l’entendre un social-démocrate de cette époque, c’est-à-dire incluant toutes les tentatives de rupture autonomiste, et donc, a fortiori, le syndicalisme révolutionnaire – dans le mouvement ouvrier, ce dont auraient été incapables, toujours selon Blos, de réaliser… le gouvernement et sa police. « Et, de fait, les pays où l’anarcho-syndicalisme a pris la forme d’un mouvement de masse, l’Espagne (CNT) et les Etats-Unis (IWW), étaient dépourvus d’organisations “marxistes” puissantes » [20]. Ou pourvus d’organisations « marxistes » temporairement affaiblies : à leur apogée, la CGT d’avant 1914 et la FAUD du début de la République de Weimar avaient, en face d’elles, des mouvements socialistes en crise.

(F).– Au congrès de la FVdG de 1908, F. Kater se référa aux méthodes de la CGT comme à des modèles : « D’après eux [les syndicalistes de la CGT], la lutte ne peut être menée en prenant part à la législation. Ils ne comprennent pas pourquoi ils devraient appartenir à tel ou tel parti, et pensent au contraire devoir mener la lutte de classe sur le terrain économique au moyen de la grève générale, de l’action directe, du sabotage, de la résistance passive, etc. » [21]. L’adoption des principes du syndicalisme révolutionnaire se manifesta, d’abord et surtout, par un changement de sens du concept de « neutralité » dans le vocabulaire localiste. Jusqu’alors la neutralité politique constituait la caractéristique essentielle des syndicats centralistes, désireux de se détacher du socialisme (du parti) pour se consacrer uniquement à la défense quotidienne des intérêts des salariés. Les localistes, en revanche, avaient toujours refusé d’abandonner leurs conceptions socialistes – d’être neutres en somme. L’adhésion au syndicalisme révolutionnaire marqua, par conséquent, chez les localistes, une ré-appropriation de ce concept dans la perspective d’ « un syndicalisme neutre ou, plus exactement, indépendant » (Monatte). Dans son fameux discours de 1908, Kater reprit l’essentiel de l’argumentation sur la neutralité syndicale développée par P. Monatte à Amsterdam, mais de manière fort subtile. Si, plaida-t-il, parti et syndicats ne formèrent plus qu’un seul mouvement à la suite du congrès de Mannheim (1906), et conformément aux vœux du vieux G. Kessler, l’unité se fit au détriment de la révolution à partir du moment où le parti, sous la pression des syndicalistes réformistes, se vit contraint d’abandonner toute action de masse. Le rejet par la FVdG des propositions de fusion avancées par les centralistes, ajouta-t-il, répondit donc à une double fidélité aux principes socialistes et… au programme que le parti avait adopté à Erfurt, en 1891 ! Dans un même discours, cette mise en perspective de l’histoire récente de l’organisation et l’énoncé des grands principes du syndicalisme révolutionnaire eurent pour indéniable effet de ménager les deux courants principaux de la FVdG, celui des sociaux-démocrates radicaux et celui des anarchistes.

(G).– La CGT refusa, officiellement, de participer au congrès syndicaliste révolutionnaire international réuni à Londres, en 1913. Cette décision était somme toute en cohérence avec son analyse des pays où coexistaient organisations syndicalistes minoritaires et « centrales syndicales régulières » (voir supra, scolie D). Pour elle, l’urgence consistait à redresser le mouvement syndical international, en évitant à tout prix – aux dires de P. Monatte – toute démarche scissionniste. Le fondateur de La Vie ouvrière était alors en relation avec F. Kater, qu’il avait rencontré au congrès d’Amsterdam (1907). Pourtant, rétrospectivement, il devait écrire (avril 1947) : « Avant guerre, nous n’avons jamais pu découvrir en Allemagne de syndicalistes révolutionnaires. Le syndicat y gardait un rôle secondaire  » [nous soulignons]. Ce jugement, de prime abord à l’emporte-pièce, mérite réflexion. Avant 1914, P. Monatte avait bien senti l’existence, en Allemagne, d’une tendance au syndicalisme révolutionnaire, mais l’attachement discret au « parti-guide » de la part de certains de ses partisans ne lui avait pas échappé [22]. Ce qu’il omet, cependant, de dire, c’est que la CGT et la FVdG ne furent réellement en phase que pendant une très courte période (1906-1909). Pour le reste, elles ne firent, en fin de compte, que se croiser. C’est que, par un curieux paradoxe de l’histoire, la CGT, partie d’une volonté d’ignorer le parti socialiste, devait s’en rapprocher quelques années avant la guerre et reproduire, à peu de choses près, ce qu’elle avait abhorré le plus, soit le modèle dualiste d’organisation sociale-démocrate parti-syndicats, quand, inversement, partie d’une attitude quasi fusionnelle avec le parti, la FVdG fut contrainte, à partir de 1906, de mener une lutte douloureuse, longtemps larvée, contre le SPD.

(H).– En 1893, les anarchistes allemands s’organisèrent indépendamment des marxistes antiparlementaires. Cependant, l’anarchisme théorique de G. Landauer sembla vite insuffisant aux yeux des militants ouvriers – souvent d’anciens partisans de J. Most – qui cherchaient, désormais, à mener des luttes économiques. À partir de juillet 1897, ces derniers publièrent, à Berlin, leur propre organe, Neues Leben (Vie nouvelle), qui devint, en 1904, Der freie Arbeiter (Le travailleur libre). Majoritaire, cette seconde tendance allait donner naissance, en 1900, avec le renfort de quelques groupes, à la Fédération allemande des ouvriers révolutionnaires (Deutsche Föderation revolutionärer Arbeiter), qui prit le nom de Fédération anarchiste d’Allemagne (Anarchistische Föderation Deutschlands, AFD) trois ans plus tard. Le mouvement anarchiste allemand ne dépassa jamais le millier de militants.

Dès 1902, l’organe Neues Leben défendait la grève générale et l’action directe, en particulier sous l’influence de Siegfried Nacht (1878-1956, dit Arnold Roller ; naturalisé américain en 1920 sous le nom de Stephen Naft). Ouvrier électricien originaire de Galicie, installé à Paris depuis 1900 (et d’où il fut expulsé, comme de nombreux ouvriers immigrés, peu après le 1er mai 1906), S. Nacht connaissait Émile Pouget et avait adhéré au syndicat d’Émile Pataud. En 1902, il rédigea une brochure fondamentale qui fut, selon M. Nettlau, traduite en dix-sept langues et devait faire l’objet d’une trentaine d’éditions : Der Generalstreik und die soziale Revolution [La grève générale et la révolution sociale]. Les localistes, qui avaient soutenu vers 1899 un premier projet de Fédération anarchiste, furent toujours plus ou moins en contact avec l’AFD, par l’intermédiaire de certains militants (Fritz Köster, par exemple). C’est sans doute, en grande partie, grâce aux anarchistes que la FVdG put s’approprier les notions d’action directe et de grève générale, et rompre avec la social-démocratie : les militants anarchistes de la FVdG prirent naturellement position en faveur de la scission, lors de l’ultimatum des centralistes en 1907. Il faut, cependant, noter que les relations entre localistes et anarchistes furent compliquées par les prises de position répétées de l’AFD en faveur de la liberté d’adhésion syndicale : ses membres adhéraient, en effet, souvent, à titre individuel, aux unions centralistes (certains y occupaient même des postes de fonctionnaire, à Berlin en particulier) et, à chacun de ses congrès, la majorité des délégués se prononça contre l’adhésion obligatoire à la FVdG [23].

Le groupe de G. Landauer et celui des partisans de l’action directe, principaux courants anarchistes allemands à l’époque, furent plus tard deux grandes sources d’inspiration pour la FAUD, et surtout pour R. Rocker lorsqu’il rédigea, en 1919, les « principes » de l’organisation.

(I).– R. Rocker simplifie à l’extrême la question de la fondation de la FAUD. La guerre avait entraîné l’élévation du degré d’exploitation, l’épuisement et l’appauvrissement de la classe ouvrière. Au début de l’année 1919, de grandes grèves éclatèrent, souvent dirigées contre les syndicats traditionnels qui tentaient de contenir le mouvement. Les petits foyers de la FVdG connurent, alors, un développement sans précédent, accueillant dans leurs rangs aussi bien des militants déçus par les organisations réformistes que bon nombre de jeunes grévistes adeptes de l’action directe. Dans la Ruhr et en Rhénanie, quelques formations radicales (syndicalistes révolutionnaires et unionistes), dont la FVdG était la plus importante, cherchèrent, alors, à se regrouper en une organisation unifiée : à Düsseldorf, en septembre 1919, les localistes fondèrent, avec cinq autres groupes, l’Union libre des ouvriers de Rhénanie et de Westphalie (Freie Arbeiter-Union für Rheinland und Westfalen). Entre-temps, la commission administrative de la FVdG s’était reconstituée et faisait paraître son organe, Der Syndikalist. Au congrès de Berlin, en décembre de la même année, la FVdG prit le nom d’Union libre des ouvriers allemands - syndicalistes révolutionnaires [Freie Arbeiter-Union - Syndikalisten, FAUD(S)], avec l’adhésion de la puissante Union rhénane. C’était le XIIe Congrès de la FVdG et le Ier de la FAUD. Cependant, ultérieurement, la FAUD compta les congrès de la FVdG comme les siens, et commença donc sa numérotation à partir du XIIe. En novembre 1921, à son XIIIe Congrès (Düsseldorf), la FAUD(S) devint l’Union libre des ouvriers allemands - anarcho-syndicalistes [Freie Arbeiter-Union - Anarcho-Syndikalisten, FAUD(AS)]. La nouvelle appellation faisait référence aux grands principes adoptés par l’Union : « Le syndicalisme révolutionnaire allemand est la forme d’organisation pratique du communisme anarchiste. » Ainsi, la FAUD affirmait son refus catégorique de tout compromis avec l’État, les patrons et les partis [24].

(J).– En 1920-1921, les membres de la Confédération anarchiste pan-russe Nabat moisissaient dans les geôles bolcheviques. Après une grève de la faim d’une dizaine de jours et grâce au soutien de quelques délégués européens au congrès de l’ISR de l’été 1921, ils purent quitter la Russie : un accord, signé entre les autorités bolcheviques (A. Lounatcharsky) et les délégués syndicalistes révolutionnaires (les Espagnols Arlandis et Leval, les Français Sirolle et Michel et le Russe Schapiro) stipulait l’expulsion des prisonniers – Alexander Berkman, qui vivait à cette époque à Moscou avec Emma Goldman, refusa de signer l’accord pour protester contre ce type de déportation et par crainte de créer un précédent. Mais au début de l’année 1922, Voline, G. P. Maximov, A. Gorelik, I. A. Judin, F. Konstantin, M. Mratschny, M. P. Vorobjov, P. Michailoff, A. Feldmann, E. Yartschuk et leurs familles (une vingtaine de personnes au total) restèrent bloqués dans le port allemand de Stettin, faute de papiers en règle. Les douanes laissèrent deux délégués, Maximov et Mratschny, rejoindre Berlin afin de prendre contact avec la FAUD. Fritz Kater se présenta aussitôt à la préfecture de police et assura que son organisation était disposée à prendre en charge les réfugiés politiques, qui furent autorisés peu après à gagner la capitale [25].

(K).– L’historiographie récente insiste sur un changement de générations au sein de la FAUD à partir de la fin des années 1920, les nouveaux responsables provenant de moins en moins du monde syndical. Issus généralement – comme Reinhold Busch, Gerhard Wartenberg, Fritz Linow… – de la Syndikalistisch-Anarchistische Jugend (SAJ), organisation de jeunesse de la FAUD, ils entraient parfois en anarcho-syndicalisme avec des pratiques et des préoccupations théoriques différentes de celles de leurs aînés. À partir de 1925, la FAUD dépassait à peine, en terme d’effectifs, la FVdG d’avant-guerre (avant la scission de 1907-1908) ; elle avait tendance désormais à se replier sur son noyau traditionnel, les ouvriers-artisans (bâtiment), tandis que les ouvriers-masses – non-qualifiés, jeunes, femmes, immigrés travaillant dans la grande industrie –, dont l’adhésion avait permis à la FAUD d’atteindre près de 120 000 membres vers 1919-1920, quittaient le mouvement après en avoir constitué le pôle radical. La jeune génération, loin d’être homogène, développa des pratiques originales pour renforcer l’organisation, considérant qu’il était nécessaire de s’adapter aux conditions nouvelles : l’Union devait être capable de lutter au quotidien, sur le lieu de travail, d’où l’importance de participer aux élections des conseils d’entreprise (Betriebsräte) et de reconnaître les conventions collectives. Seulement, malgré ces efforts qui étaient autant de dérogations aux principes fondateurs, la FAUD ne put réellement enrayer les défections chroniques. Sans doute aussi parce que l’organisation se vit, en 1930, refuser le droit de représenter ses adhérents devant les tribunaux du travail, ce qui condamnait à l’échec cette nouvelle orientation.

Les jeunes anarcho-syndicalistes essayèrent, en outre, de se rapprocher des autres formations politiques, socialistes et communistes, afin, pensaient-ils, d’éviter le sectarisme des plus anciens. Au niveau théorique, ils reprirent certaines conceptions marxistes et luxemburgistes. Ainsi un jeune théoricien de la FAUD, Gerhard Wartenberg (1904-1942), étudia de manière approfondie le marxisme qu’il estimait, sur le plan théorique, « en avance sur le socialisme libertaire », chose impensable pour un R. Rocker qui, dans la lignée de G. Landauer, avait toujours défendu des positions foncièrement anti-marxistes. D’une certaine manière, c’était aussi un retour à l’une des sources « cachées » de la FAUD, puisque bon nombre d’anciens cadres avaient d’abord été, à l’image de F. Kater, des sociaux-démocrates radicaux au sein de la FVdG.

G. Wartenberg, mort au camp de Sachsenhausen, avait analysé le fascisme peu avant l’arrivé de Hitler au pouvoir [26]. Dans une brochure rédigée à la demande de la commission administrative de la FAUD – dont le titre faisait référence à la petite commune de Hildburghausen (Thuringe) où, en 1930, l’apatride Adolf Hitler avait tenté de se faire nommer fonctionnaire de police dans le but d’acquérir la nationalité allemande pour se présenter légalement aux élections –, G. Wartenberg s’en prenait surtout au Parti communiste allemand (KPD), dont la tactique empêchait la constitution d’un front antifasciste. Mais il insistait aussi sur le « caractère de classe » du national-socialisme, analyse assez proche de celle des « marxistes » : « Nous pouvons définir le national-socialisme comme un mouvement confus des couches moyennes des villes et des campagnes, mouvement qui, né de la situation économique désastreuse, est utilisé par le grand capital pour combattre le prolétariat, la démocratie et l’internationalisme. » R. Rocker voyait plutôt, quant à lui, dans le nazisme-fascisme une forme exacerbée de nationalisme qui plongeait ses racines dans les mouvements d’unification nationale du XIXe siècle, tandis que Helmut Rüdiger le rattachait davantage à l’éducation autoritaire du peuple allemand et à la tradition impérialiste du Reich [27].

Gaël CHEPTOU