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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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■ VINGT ET UN TÉMOIGNAGES
DE GENS AYANT LUTTÉ SUR LA ZAD, 367 p. [1]


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L’hypothèse serait à même de nourrir quelque mise en abîme : si l’histoire est écrite par les vainqueurs, qu’en est-il de ces vaincus nichés au milieu des vainqueurs ? Qu’on se souvienne : le mercredi 17 janvier 2018, le premier porte-flingue de la Macronie, Édouard Philippe, l’œil grave et le poil encore bien là et bien brun, sifflait la fin de partie d’un projet vieux d’un demi-siècle : la construction d’un aéroport sur le site de Notre-Dame-des-Landes au bénéfice du Grand Ouest du pays. « Un tel projet d’aménagement qui structure un territoire pour un siècle ne peut se faire dans un contexte d’opposition exacerbée entre deux parties presque égales de la population », reconnaissait le boss de l’exécutif. Après dix ans de lutte, le bocage était sauvé du bétonnage. Enfin, une lutte qui payait ! L’occasion était suffisamment rare pour être fêtée et soulignée. Vu de loin, une lecture enthousiaste des faits se suffisait à elle-même : les zadistes avaient remporté leur bras de fer avec le pouvoir. Vu de près, les choses étaient un peu plus compliquées. Qu’on se souvienne encore du slogan scandé par les « tritons crêtés » à la face des aménageurs : « Contre l’aéroport et son monde ». Si la première manche semblait acquise, qu’en était-il de l’ambitieuse seconde proposition ? Qu’en était-il de ce « monde » qu’il s’agissait d’affronter, voire de défaire ? Car la zad ne fut pas seulement une zone à défendre, elle fut aussi le lieu d’expérimentations diverses visant, ambitieusement, à extirper du champ capitalistique des pans entiers de nos vies : habitat, nourriture, agriculture, relations sociales, etc.

Une précision s’impose : sur cette terre de lutte, le soussigné n’a jamais foutu les pieds. Non pas que l’envie ou la curiosité n’aient pas été là, mais l’opportunité, pour faire court, ne s’est jamais présentée. On savait, grossièrement, que plusieurs tendances, allant des « citoyennistes » à des franges plus radicales, cohabitaient bon gré mal gré sur place, s’adaptant et réagissant en fonction des niveaux de conflictualité imposés par l’État et sa flicaille. On savait, par expérience, que tout front de lutte à prétention horizontale doit aussi lutter contre ses dissensions internes et ses chefferies informelles. Il n’y avait aucune raison que Notre-Dame-des-Landes, malgré son aura pugnace et audacieuse, malgré sa cote de popularité et cette espèce d’exemplarité qu’elle semblait annoncer pour l’avenir, échappe à la loi du genre. Cela dit, bon nombre de copains et copines ayant fait un séjour sur place en revenaient souvent avec la banane. En février 2016, le journaliste Nicolas de la Casinière, indécrottable optimiste et ferrailleur contre la pieuvre maffieuse Vinci, notait dans un article paru dans CQFD : « Malgré les disparités, les sensibilités et les options stratégiques, malgré les tentatives de division orchestrées par le préfet et reprises par les médias, la cohésion tient solidement entre paysans historiques et zadistes, le collectif de paysans Copain, l’association citoyenne Acipa, la coordination qui intègre syndicats et groupes politiques, le groupe d’élus CéDPa [2], les Naturalistes en lutte, les comités anti-aéroport de toute la France, récemment ravivés après des mois de sommeil [3]. » Preuve d’une telle cohésion : deux ans après, le projet d’aéroport était définitivement enterré.

L’histoire aurait pu en rester là, jusqu’à ce que nous soyons contactés par un mystérieux « A » nous proposant de recenser un bouquin sur la zad, un texte donnant « un point de vue à la fois “joyeux” et critique » et accordant la voix à ceux ayant fait « partie du “camp” des perdants, après la “victoire” de 2018 ». Curieux de l’affaire et de ses guillemets pleins d’équivoque, nous disons bingo. Quand le bouquin débarque à la maison, un mélange de perplexité et d’étonnement nous saisit. Peu de place est laissé à l’objet livre dans une recension. C’est un tort. Une couverture peut être douce à l’œil ou d’une gerbante mocheté, un titre joliment inspiré ou lourdement pompeux, une mise en page épaisse comme un gruau ou clairette comme un bouillon. Bref, un bouquin parle beaucoup avant d’être lu. Celui causant de Notre-Dame-des-Landes l’est d’autant qu’il constitue un cas d’école totalement contre-intuitif : n’affichant ni titre ni auteur, et donc une totale mutité de façade, son contenu est extrêmement bavard. Sans prix ni maison d’édition, c’est un livre totalement hors les clous, impossible à référencer, un pavé végétal autoédité pesant bon son poids de 563 grammes et alignant sur papier mat ses 367 pages de photos pleine page et d’entretiens écrits serrés.

Décrivons le verdoyant panorama : en couverture, des arbres élancés photographiés à mi-hauteur. Étirée jusqu’à la quatrième de couv’, la photo donne à voir, fixée sur de grosses branches charpentières à plusieurs mètres du sol, une cabane protégée de la pluie par une bâche blanche et bleue. Bien avant la lutte contre l’A69, les « écureuils » de la zad. À l’intérieur, d’autres photos nous attendent : des forêts, des routes, des tags (« Citoyennistes fossoyeurs de luttes » ; « Les sentiers en feu, les stratèges au milieu » qui sera partiellement recouvert et détourné en « Les principes en feu, les puristes au milieu »), des pittoresques bicoques fabriquées avec du matériau de récup, des tours complètement baroques, une chouette, une libellule, des silhouettes lointaines de manifestants ou de flics. Liste non exhaustive. Un genre de naturalisme sans chichi ni romantisme qui colle bien avec le ton sobre et factuel du bouquin. Passé un bref exergue de Chamoiseau invitant à la pluralité des récits (« Toi tu dis l’Histoire, moi je dis les histoires »), une introduction de quatre pages donne quand même quelques billes au lecteur désarçonné : « L’ouvrage que vous tenez entre vos mains n’a pas été conçu à des fins stratégiques. Il ne propose pas – et tant mieux ! – un son de cloche unique. Pas de grandioses “on”, “nous”, la “zad” à l’unisson. Mais les contributions de vingt et une personnes, d’âges variés et issues d’horizon divers, qui ont vécu sur cette zone. »

La faune exotique des schlags

Variée la vingtaine de témoignages ? On atteste. Quelque chose les rapproche pourtant : une commune inimitié avec deux blocs présents sur la zad : les « citoyennistes » d’un côté et les « appellistes » de l’autre. Les « citoyennistes », on le devine, sont ceux qui entendront légaliser leur activité agricole sur la zad, acceptant certains deals avec la préfectance – quitte pour cela à faciliter le travail des casqués lors des ultimes expulsions de 2018. Quant aux « appellistes », décrits comme fan-club pédant et autoritaire du Comité invisible, ils sont accusés « d’instrumentaliser la lutte pour faire avancer leur agenda politique ». « Ils écrivaient des textes, des livres – pour embellir leur mythe de la zad –, et se prenaient pour l’avant-garde de la révolte », estime un interlocuteur du livre. Le jugement est sévère et reviendra sous d’autres formes dans la bouche de plusieurs témoins que l’on pourrait affilier à une troisième sphère de militants venus sur la zad non seulement pour en découdre mais aussi pour vivre un quotidien en rupture totale avec les lois du monde marchand. Un genre d’horizon libertaire, vécu au jour le jour et décliné selon les crédos inclusifs et antiautoritaires du moment.

Une autre ligne de partage des forces en présence est aussi géographique : la D281, la fameuse « route des chicanes » avec ses constructions hétéroclites et poétiques dont la fonction est d’entraver la progression de la cavalerie de l’Intérieur, qui coupe en deux les 1 650 hectares de la zad : d’un côté l’ouest et ses occupants pragmatiques, de l’autre l’est avec ses squatters idéalistes dont il sera principalement question dans ce livre.

Arrivée sur la zad en 2011, Cimex Lex est une gamine un peu zonarde. La mode étant au retournement du stigmate, elle n’hésite pas à se définir comme « shlag » – une clocharde, un parasite – et porte plusieurs coups de canifs à la vision policée et unitaire de la zad. Elle moque le « groupe médiation » déployé sur la zone pour régler à l’amiable les conflits et le réduit à « un putain d’assistant social qui vient faire une sorte de relais entre deux classes, mais qui travaille pour la classe dominante » et elle baffe les leaders « intellos » et leur violence symbolique réduisant les « shlags » à un genre de faune exotique. « Ils fantasment sur nos vies, mais les font disparaître dans leurs livres, et même sur la zad, gardant quelques petits bouts comme des trophées, des vestiges de moments de vie dont ils s’emparent sans y avoir foutu les pieds, sans y avoir rien compris. » Prends ça dans les gencives, parangon d’ultragauche !

À la lecture des différents témoignages du livre, on comprend que la zad, « carrefour des luttes », a été investie d’espérances diverses en fonction de qui débarquait là : du refuge pour marge vagabonde à la base arrière pour minorité agissante sauce blanquiste, en passant par l’aubaine du plan de reconversion agricole pour paysans bios. La force du pari zadiste fut de faire tenir, un temps assez long, tout ce populo ensemble. Reste qu’une fois le projet d’aéroport aux oubliettes, celles et ceux qui voulaient continuer la lutte et occuper les terres pour lesquelles ils s’étaient chèrement battus se sont retrouvés le bec dans la boue du bocage – sentiment de trahison et d’avoir été quelque peu pris pour des pigeons. Cohabitant avec le souvenir ému et enthousiaste des grandes choses accomplies (cabanes et jardins collectifs, lutte contre les casqués, sans oublier la fameuse Radio Klaxon qui eut le chic d’émettre sur les ondes de radio Vinci), une certaine rancœur et une colère froide suintent de certains témoignages. Avouons que, par moments, le lecteur peut se retrouver agacé d’être balancé au milieu d’embrouilles dont il devine difficilement les tenants et les aboutissants, sommé qui plus est de devoir prendre pour argent comptant les accusations lancées contre telle ou telle mouvance. Car si le livre fonctionne comme une compilation relativement homogène de (parfois trop) longs témoignages assumant leur subjectivité, il assume l’économie d’une trame narrative dotée d’un minimum de hauteur de vue qui aurait pu permettre au lecteur de s’y retrouver plus aisément dans la foire d’empoigne des forces en présence. Un choix éditorial qui se défend mais qui pèse sur la lecture de certains récits boursoufflés d’affects et d’exercices autocritiques. Le postmodernisme étant passé par là, il faut non seulement se fader par moments les imbitables tortures syntaxiques de l’orthographe inclusive (les responsables de l’édition ayant fait le choix de respecter, en outre, les modes d’expression de chacun des interviewés) mais aussi certains retours d’expérience où l’obsession consiste à débusquer autant chez soi que chez l’autre tout manque de bienveillance et de sournoise pente autoritaire.

Des personnes ordinaires dans une situation folle

Si nous pouvons nous permettre ces quelques remarques sévères, c’est que, paradoxalement, cette mise en récit d’expériences singulières est une trame universelle d’une exceptionnelle richesse pour comprendre comment se fabriquent les luttes aujourd’hui. Si les Gilets jaunes ont fait couler beaucoup d’encre sur la notion de mouvement « pur » ou « impur », la zad fut, avec son agenda et ses paramètres propres, une séquence tout aussi questionnable sur ce terrain-là. Comment une colère et une énergie communes embarquent des brassées de gens d’horizons divers, les agglomère, les met sous tension, les divise pour à nouveau les souder le temps de ressources mises en commun ou de confrontation avec les milices de l’ordre. L. arrive dans le bocage à l’orée de sa vingtaine, début 2010. Elle vibre pour les questions écolos et cherche à « prendre de la drogue dans les bois ». Plus de dix ans après, elle analyse avec finesse les mécanismes de répression. Car l’État, bien informé des divisions du mouvement contestataire, joue patiemment les uns contre les autres et concentre ses dispositifs répressifs contre tel groupe politique en faisant le pari de son isolement. « La conséquence, estime L., est que le groupe le plus isolé éprouve la violence de la répression en même temps qu’il est abandonné par les autres : un processus qui nourrit l’aigreur et le ressentiment d’un côté, la culpabilité et l’autojustification de l’autre. Quand l’État se déplace vers la prochaine cible, il y a moins de soutien pour les groupes restants à cause de leur dissociation passée. »

Plus loin, elle poursuit : « Quand des personnes parlent de la zad, on entend souvent une sorte de propagande qui implique que tout y était exceptionnel : en fait, nous étions juste des personnes ordinaires dans une situation folle, faisant ce que nous pouvions. (…) Les mythes répandus à propos de l’unité et de l’exception de la zad, ou des combattant.e.s sans peur qui l’ont défendue, créent une perception irréaliste pour d’autres qui voudraient reproduire nos “victoires”. » Dit autrement : l’hagiographie est un révisionnisme qui sape notre capacité à accepter l’idée que tout front de lutte incapable d’assumer et de dépasser ses contradictions internes file droit dans le mur. Une telle dialectique n’est pas simplement théorique, elle est aussi tactique comme l’a très bien compris L. : « C’est aussi en partie pourquoi la zad a réussi à exister pendant si longtemps : avec autant d’éléments si différents agissant tous différemment mais solidairement [nous soulignons] ; c’était compliqué pour l’État d’intervenir. La légitimité sociale des paysan.ne.s qui pouvaient organiser des blocages avec des tracteurs, le savoir pratique de l’expérience du squat et de l’action directe qu’ont amené les anarchistes, combiné avec les délais des procédures légales initiées par les groupes de citoyen.ne.s et l’imprévisibilité des punks de la rue – tout cela combiné pour produire une offensive sans cesse changeante, difficile pour les autorités à vaincre facilement, et à pacifier ou à récupérer. En évoluant vers la fausse unité de la composition, le mouvement est devenu plus unidimensionnel et de ce fait plus facile à attaquer. »

À méditer sans modération.

Sébastien NAVARRO