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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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■ Miguel CHUECA
LA FABRIQUE DU COMPLOT
(De l’usage de l’incendie du Reichstag
par les propagandes nazie et communiste)

L’échappée, 2024, 316 p.



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Durant la dernière décennie du XXe siècle, toute personne intéressée par la question du fascisme pouvait se référer à un imposant Dictionnaire historique des fascismes et du nazisme de Serge Bernstein et Pierre Milza [1], deux éminents professeurs à l’Institut d’études politiques de Paris et spécialistes reconnus d’histoire contemporaine. Il comportait une entrée sur l’incendie du Reichstag du 27 février 1933. On pouvait y lire que, durant l’automne 1933, lors du procès des incendiaires présumés devant la Cour suprême de Leipzig, « Dimitrov retourna l’accusation contre les nazis en dénonçant […] une provocation policière destinée à permettre l’étouffement de la gauche. L’événement servait si bien les intérêts d’Hitler et de son régime que cette thèse a été longtemps considérée comme reflétant la réalité des faits. Elle est aujourd’hui remise en cause par certains historiens allemands qui considèrent que l’incendie du Reichstag ne résulte pas d’un quelconque complot mais constitue un acte isolé commis par le déséquilibré Van der Lubbe [2] ». Le propos, on le voit, ne brille ni par la rigueur ni par la précision. Qui sont ces « certains historiens allemands » ? Mystère ! S’agit-il de Fritz Tobias, cité dans les sources aux côtés de Charles Bloch et d’Édouard Calic ? Si c’est le cas, il faut rappeler que le livre de Tobias, Der Reichstagsbrand. Legend und Wirklichkeit, a paru en 1962, et n’a jamais été traduit en français, alors que ce dictionnaire est publié trente ans plus tard. Pourquoi dire que la thèse initiale a été remise en cause « aujourd’hui » ? Ne s’est-il rien passé à ce sujet entre 1962 et 1992 ? Y-a-t-il eu complot ou non ? Autre mystère ! La perplexité s’accroît encore quand, après ces improbables considérations, on lit, à l’entrée « Goering » du même dictionnaire, que l’incendie du Reichstag a été « peut-être provoqué à son initiative [3] ». Acte individuel d’un « déséquilibré » ou provocation de Goering, il faudrait savoir et manifestement ce dictionnaire à l’apparence de sérieux ne peut, ou ne veut, trancher.

Qu’en est-il aujourd’hui ? En février 2023, une émission de France Inter évoque l’incendie du Reichstag.La transcription indique : « Nous sommes le soir du 27 février quand l’incendie se déclare. Hitler dine chez Goebbels. Son hôte, joint au téléphone une première fois, semble ne pas croire à la nouvelle qu’il ne communique à Hitler qu’après le second coup de fil. Ce qui semble accréditer l’idée que les deux hommes n’ont pas préparé l’évènement. Ils arrivent sur place après Goering qui, lui, peut avoir eu sa place dans un complot. » Ici aussi, trente ans après notre dictionnaire, l’incertitude domine jusque dans les termes employés : d’un côté, « il semble » que Goebbels et Hitler ne soient pas au courant ; de l’autre, Goering « peut avoir sa place dans un complot ». Mais, y-a-t-il oui ou non complot, le brillant journaliste ne nous le dit pas directement mais le sous-entend. Quant à Van der Lubbe, il n’est pas mieux traité que dans le dictionnaire puisqu’on nous explique qu’il « se jette presque dans les bras de la police. D’ici peu d’heures, il dira qu’il est communiste, d’une variété très individualiste voire névrotique ». On admirera la qualité de l’analyse qui invente pour l’occasion un communisme individualiste à tendance névrotique appelé à bouleverser les sciences politiques, sans parler de ce que suggère cette phrase où Van der Lubbe « se jette presque » dans les bras des policiers. Ces ambiguïtés et ces imprécisions, pour ne pas dire ces inepties, se retrouvent également sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel et sur plusieurs sites de vulgarisation historique [4].

Y-a-il un livre pour faire le point sur le sujet ? On n’en trouvera que deux disponibles. Le premier, Le Procès de l’incendie du Reichstag (éditions Delga, 2017), est une réédition du plaidoyer du communiste bulgare et haut fonctionnaire du Komintern Gueorgui Dimitrov (1882-1948), également accusé au procès de Leipzig et acquitté par les nazis, puis accueilli, comme il se doit, en URSS, où il deviendra le secrétaire général de l’Internationale communiste de 1934 à 1943. Considérant sans doute que c’est avec du vieux qu’on fait du neuf, cet éditeur archéo-stalinien recycle la plus vulgaire propagande « communiste » des années 1930 avec un recours à la notion des « opérations sous faux drapeau » qui, depuis le 11 septembre 2001, ravit les adeptes des théories du complot, faisant du complotisme la critique sociale des imbéciles.

Fort heureusement, le récent livre de Miguel Chueca tranche avec tout ce qui précède, et on pourrait malheureusement en allonger la liste ad nauseam. Il est dédié à Marinus van der Lubbe (1909-1934) lui-même et au militant anarchiste André Prudhommeaux (1902-1968), qui fut un de ses principaux défenseurs contre les mensonges des propagandes nazie et communiste. Contrairement à l’usage, Chueca précise que, par souci d’exactitude, il ne parlera pas de l’incendie « du » Reichstag mais de l’incendie « au » Reichstag car ce qui brûla le soir du 27 février 1933, ce ne fut pas un monumental édifice de pierre peu inflammable mais sa grande salle des séances ornée de boiseries et de rideaux qui l’était aisément. Son ouvrage est composé de vingt chapitres en forme de questions que le public peut se poser sur le sujet, depuis « Quelle était la situation politique de l’Allemagne à la veille du 27 février 1933 ? » à « Comment mourut Marinus ? ». Après avoir présenté les conclusions de sa recherche, Miguel Chueca met en regard, dans une annexe fort utile, le récit de Van der Lubbe – et, paradoxalement, le texte même de l’arrêt de la Cour suprême – des notions tirées de la « théorie du feu » pour mettre un point final aux élucubrations complotistes sur l’action, à l’insu de Marinus, de ces « ectoplasmes du complot nazi », que personne ne vit ni n’entendit à l’intérieur du Reichstag et qui ne laissèrent aucune trace derrière eux, alors que Marinus, à lui seul, en laissa à peu près partout là où il passa.

Dès le départ, Chueca insiste à juste titre sur le fait qu’avant même l’incendie, le Troisième Reich s’installe rapidement et que les nazis et leurs alliés poussent leur avantage dans tous les domaines depuis la nomination d’Hitler comme chancelier, le 30 janvier 1933 : ils n’avaient donc pas « besoin de mettre le feu au Reichstag pour supprimer le “régime de novembre 1918” : après les premières mesures prises par Hitler, la république de Weimar était déjà à l’agonie ». Pourtant, nombre de commentateurs considèrent l’incendie comme « l’acte de naissance du régime nazi [5] ». Celui-ci serait véritablement né le 27 février, et non le 30 janvier. Cette façon de présenter les choses, comme si le 30 janvier était quantité négligeable et qu’il avait fallu attendre la deuxième date pour que le nazisme révèle sa vraie nature, nécessitant un complot machiavélique, mérite que l’on s’y arrête. En mai 1933, revenant sur les conditions qui avaient entraîné l’arrivée du nazisme au pouvoir, la philosophe Simone Weil soulignait dans un article de L’École émancipée sur les événements d’Allemagne : « L’appareil de l’Internationale communiste a purement et simplement conduit le parti allemand, comme le prouve notamment l’affaire du “plébiscite rouge”, et l’a conduit à sa perte [6]. » Plus loin, dans le même article, elle n’hésitait pas à conclure : « Pour la deuxième fois en moins de vingt ans, le prolétariat le mieux organisé, le plus puissant, le plus avancé du monde, celui d’Allemagne, a capitulé sans résistance. Il n’y a pas eu défaite ; une défaite suppose une lutte préalable. Il y a eu effondrement [7]. » Face à la sidération provoquée par la nomination d’Hitler comme chancelier et la marche rapide des nazis au pouvoir, il était pour beaucoup tentant de ne pas regarder les choses en face, à savoir l’effondrement total du mouvement ouvrier allemand et le rôle néfaste de l’URSS dans les prises de position aberrantes du Parti communiste allemand qui avait mené à cette issue fatale. De plus, cette dernière et son instrument favori, l’Internationale communiste, devaient dorénavant détourner l’attention du public pour faire oublier leur responsabilité dans ce désastre et retourner la situation à leur profit en se proclamant comme les seuls et véritables antifascistes, après avoir des années durant désigné le reste de la gauche allemande comme des sociaux-fascistes, aussi dangereux, voire plus, que les nazis. D’où la bonne nouvelle, si l’on peut dire, de l’incendie, moins d’un mois après la nomination d’Hitler comme chancelier, pour en attribuer la responsabilité aux nazis, alors même que ces derniers avaient de leur côté déjà enclenché un récit complotiste à leur convenance pour éliminer leurs opposants. En effet, agiter l’épouvantail « communiste » permettait aux nazis de prendre des mesures d’exception contre tous leurs adversaires. Ces dernières ne modifiaient en rien la nature du nazisme mais lui offrait une opportunité qu’il ne pouvait laisser passer. Apparaissent donc simultanément deux théories du complot rivales, d’autant plus efficaces que chacune d’entre elles sert parfaitement les intérêts de son camp [8]. Pour une opinion publique démocratique que révulsait le nazisme pour son antisémitisme, sa démagogie, son autoritarisme, sa violence, la thèse des staliniens était d’autant plus alléchante que, suivant le vieil adage « à qui profite le crime ? », tout un chacun était enclin à répondre : « Aux nazis ! »

La propagande stalinienne allait donc s’appuyer sur deux instruments. D’abord le Livre brun sur l’incendie du Reichstag et la terreur hitlérienne, dont la version originelle, écrite en allemand, sortit le 1er août 1933 à Paris [9] ; ensuite le contre-procès de Londres (14-18 septembre 1933). Commençons par le premier : il avait été « rédigé en deux mois par une petite équipe de militants du KPD regroupés autour du maître de l’agit-prop du mouvement communiste-stalinien », Willi Münzenberg [10], et publié aux éditions du Carrefour, rachetées par ce dernier grâce à l’argent du Komintern. Il fut traduit en vingt-quatre langues et, en 1935, il y en avait un demi-million d’exemplaires en circulation : « un chiffre absolument phénoménal pour l’époque » en comparaison des tirages des auteurs du même éditeur qui ne dépassaient pas 2 000 à 4 000 exemplaires. Le Livre brun exerça bien « un rôle immense dans la construction et l’acceptation du récit communiste » sur l’incendie. Quant au contre-procès, lui aussi organisé dans l’ombre par Münzenberg au nom d’une « Commission d’enquête sur les origines de l’incendie du Reichstag », il réunit un aréopage de célèbres juristes internationaux sous la présidence de Denis Nowell Pritt (1887-1972), un membre du Parlement britannique et avocat du Conseil privé de la Couronne qui, en bon et fidèle compagnon de route, assista trois ans plus tard au premier « procès de Moscou » pour en défendre la légitimité. Son objectif, souligne Chueca, « allait bien au-delà de la simple défense des quatre communistes : il s’agissait aussi d’accréditer la vision de l’incendie du Reichstag élaborée par les propagandistes communistes-staliniens ». Pour cela, ces éminents juristes donnèrent lecture uniquement de témoignages à charge contre Van der Lubbe, y compris de témoins anonymes : ce qui en dit long sur « l’objectivité » de cette commission d’enquête. Mais devant le rouleau compresseur propagandiste et les déclarations de ces insoupçonnables juristes démocrates de la « gauche antinazie », comment les défenseurs de Van der Lubbe pouvaient-ils rivaliser avec leurs modestes brochures au tirage confidentiel ?

C’est, je crois, de cette tenaille entre les propagandes totalitaires des deux frères ennemis, nazi et stalinien, que provient le succès des théories du complot à propos de l’incendie « au » Reichstag. Et la relativisation ou l’instrumentalisation du rôle de Marinus van der Lubbe qui, dès son arrestation, avait pourtant revendiqué sans aucune ambiguïté avoir mis le feu et qui, durant son procès, disculpa ses co-accusés bien qu’ils l’aient copieusement insulté et diffamé. Mais la propagande communiste était plus efficace que l’autre, qui s’effondra après 1945 pour ne jamais revenir. Celle des staliniens, relayée par des « démocrates » aux ordres et autres idiots utiles d’un antifascisme qui s’obstine à oublier l’antitotalitarisme [11], s’est maintenue sous diverses variantes jusqu’à nos jours, en particulier en France où l’influence du PCF a été marquante pendant de nombreuses années. Il faut ajouter à cela la responsabilité d’historiens et d’universitaires dont le conformisme ne laisse pas d’étonner. Chueca s’arrête longuement sur le cas du journaliste italo-croate Édouard Calic, auteur de Le Reichstag brûle ! (1969), qui sut, avec le « Comité de Luxembourg », s’entourer d’une « extraordinaire brochette de notables du monde politique », en Allemagne fédérale et en France notamment, et disposer de gros moyens financiers pour proposer la seconde grande théorie du complot nazi, après celle des propagandistes communistes-staliniens des années 1930 [12]. Chueca souligne qu’ayant « pris le pouls des spécialistes français de l’histoire du nazisme », il « devait bien savoir qu’une grande partie d’entre eux étaient gagnés à la version “complotiste” de l’incendie “du” Reichstag » et que, partant, « il n’avait pas grand-chose à craindre d’eux ». Par conséquent, poursuit Chueca, « aucun historien français ne se donna le mal de le lire d’un peu près et d’éprouver la valeur de ses “informations” et des “déclarations” auxquelles il recourait profusément ». D’où le recyclage, jusqu’à nos jours, de la théorie du complot nazi dans diverses variantes dont Chueca souligne, accablé, les évidentes contradictions et invraisemblances qui n’arrêtent en aucune manière leurs propagateurs…

Au terme d’une recherche précise et largement documentée issue d’un travail de longue haleine qui sait allier la rigueur de l’historien et la passion du militant, Miguel Chueca enfonce le clou en précisant « qu’aucun historien n’a jamais fourni la moindre preuve tangible de la complicité de Van der Lubbe avec les nazis ou de sa manipulation par eux » [13]. Dès l’incendie, des militants, tels André Prudhommeaux et quelques autres, avaient pourtant déjà dit l’essentiel à ce sujet dans une solitude qui laisse peu d’espoir quant à l’utilité de la connaissance face à la fascination exercée par les théories du complot. Laissons la conclusion à la féministe britannique et communiste de gauche Sylvia Pankhurst (1882-1960), citée par Chueca [14]. Elle écrivait en septembre 1933 : « Je considère comme mon devoir de déclarer ma conviction, selon laquelle l’homme qui joue actuellement sa vie devant le tribunal de Leipzig n’est ni un agent provocateur ni un instrument des nazis, mais un révolutionnaire qui a agi selon ses convictions. » …

Quand cela sera-t-il enfin reconnu ? Les pesanteurs sont telles sur le sujet que nul ne peut le dire, même si l’auteur de ces lignes peut espérer que ce livre important fera peut-être, un jour, bouger les lignes…

Charles JACQUIER