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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Il n’aura donc pas fallu trois semaines pour que, comme pressenti, ma dernière digression [1] soit pour partie démentie. Une seule aura suffi. À la lumière de ce qui s’y est passé, un certain nombre de constats s’imposent déjà – qui seront peut-être bientôt démentis eux-mêmes, mais c’est le jeu.

Un « Nouveau Front populaire » à vocation essentiellement électoraliste a bien été mis sur orbite et, ipso facto, au lendemain de la puissante, mais sage marche antifasciste du 15 juin, les manifs plus ou moins « sauvages » des premiers temps ont cessé. Dit autrement, des appareils apparemment coalisés ont repris la main en suscitant la dose d’espoir nécessaire pour calmer la rue. Avec au passage, notons-le, une claire volonté de son aile droite de « rééquilibrer » l’appareillage général de la coalition en profitant, consciemment ou inconsciemment, de l’insistante et offensante campagne de discrédit médiatique que subit la France insoumise pour mettre un bémol à ses aspirations « rupturistes ». Et cela au moment même où le RN, parti ontologiquement raciste, est aux portes du pouvoir.

Il ne suffisait pas de croire qu’une appellation pensée comme devant être nécessairement enviable, car rassembleuse, susciterait par nécessité une active dynamique unitaire de résistance. C’eût été oublier deux caractéristiques majeures de ces dix dernières années : la première, c’est que LFI est la seule force institutionnelle capable de donner une crédibilité militante à ce Nouveau Front populaire ; la seconde, c’est que, que cela révulse ou pas, le retour électoral de personnages aussi pitoyables qu’Hollande et quelques autres ne pouvait que brouiller les esprits les plus motivés et gâcher les envies les plus combatives. Quand on sait, par ailleurs, le charisme d’escargot que peut avoir le brave Faure et la fluctuante prédisposition à l’unité que peut manifester, sans parler du résiduel Cadet-Roussel, la verte Tondelier, on comprend bien que la prétention réitérée du trio coco-écolo-socialiste à inverser, au détriment de LFI, le rapport des forces internes à la « coalition » front-populiste, ne pouvait que saper une dynamique qui, comme en 2022, repose, pour partie, sur les dons oratoires de Mélenchon et sur les capacités d’organisation de son équipe.

Mélenchon, donc… Là, je sens l’adrénaline immédiatement monter dans le lectorat libertaire qui suit avec une certaine constance mes divagations digressives. Mélenchon, encore ? Un autoritaire, un manipulateur, un tireur de ficelles, un ex-lambertiste rallié aux sociaux-traîtres (double infamie), etc. Ok, laissons passer l’orage ; il finit toujours par se calmer. J’ai l’habitude.

Puisqu’il s’agit de digresser sur des constats, constatons simplement que manque, à l’évidence, à cette mobilisation autour du tout Nouveau Front populaire son incontestable force tribunicienne. Et elle manque parce qu’on a décidé, quelque part, que Méluche devait être tricard. Mais aussi parce que, dans sa jeune garde rapprochée et peut-être même dans sa propre tête, ravageur a été l’infâme stigmate d’ « antisémite » [2] que le système politico-médiatique dominant et, plus insidieusement mais tout aussi assidument, Mediapart lui ont collé à la suite de ses prises de position sur le conflit guerrier en cours au Proche-Orient et de la forte solidarité qu’il a manifestée envers la population civile gazaouie écrasée sous les bombes de Netanyahu, un ami du RN. Du coup, le Vieux, qui sait chauffer les salles et les auditoires mieux que personne, doit se contenter de ses seuls réseaux sociaux, de son blog et de quelques interventions youtubées pour avoir, pour l’instant, voix au chapitre. Pour l’instant, j’insiste. Car si le but, rappelons-le, est de passer devant les fascistes et de plomber deux fois Macron, il vaut mieux compter sur le performatif mélenchonien que sur la tisane coco-écolo-socialo. C’est dit.


Lors d’une prestation de l’analyste Stefano Palombarini sur Lundi Soir, sa moue dubitative, quand il fut confronté à une intervention « destituante » d’un des animateurs de la bande qui lui reprochait en gros de conférer trop d’importance à l’analyse électorale – sujet que, comme invité il était pourtant censé traiter puisque là est sa spécialité – en disait long sur sa perception, in vivo, du niveau d’incohérence constitutive de certains milieux « radicaux » qui prétendent être, à la fois, dedans et dehors. Il fut un temps, lointain, où les anarchistes sincèrement convaincus que voter c’était abdiquer faisaient des campagnes actives pour défendre leur point de vue. Juste, réducteur ou erroné, c’était le leur : ils se voulaient en dehors de toute compromission avec le système de représentation. Aujourd’hui, ça navigue dans un entre-deux – ce n’est peut-être pas plus mal, mais à condition de maîtriser ses propres contradictions. Car si l’on compte sur la « destitution » pour éviter de se taper le fascisme, on peut tout de suite faire ses valises.

Sur ce plan, la déclaration récemment publiée par les Soulèvements de la terre – « Pour un soulèvement antifasciste », mise en ligne le 14 juin [3] – atteste d’une sorte de progrès dialectique dans la perception objective du « mouvement de bascule » que nous sommes en train de vivre et sur les armes dont nous disposerions pour nous opposer à la résistible ascension de Bardella et de ses tueurs. Parmi celles-ci, et logiquement puisque cette élection est à juste titre jugée « cruciale », le « barrage » électoral s’impose, mais sans s’illusionner sur le fait qu’il suffirait à « stopper la montée du fascisme ». Pour cela, écrivent les amis des Soulèvements de la terre, il est préférable de compter sur « la lutte, l’auto-organisation des mouvements et l’action directe populaire », ce qui relève d’une vérité d’évidence, mais peut-être conceptuellement abstraite car oubliant deux vérités elles aussi d’évidence : la tétanisation que provoque, dans bien des têtes, l’idée même d’une possible arrivée au pouvoir du RN et le fait – objectif, patent et constatable – qu’après le 15 juin, date des puissantes manifestations organisées par des syndicats et à l’exception de la joyeuse manifestation féministe du 23, il ne s’est rien passé de notable dans la rue. Et cela pour une raison simple, déjà pointée mais qui mérite insistance : autour du spectacle des négociations internes à son bloc, les divers appareils du Nouveau Front populaire ont rapidement repris la main en suspendant, de facto et au nom du peu de temps qu’elles avaient pour s’accorder sur leurs désaccords programmatiques, une dynamique de mobilisation antifasciste de rue qui, elle, pouvait élargir le cadre étroit d’un accord politique. Ainsi, la différence fut saisissante, du moins à Paris, entre la semaine « sauvage » qui suivit l’annonce de la dissolution et se conclut par la mobilisation du 15 mars et la suivante où aucune initiative d’ « action directe populaire » et d’ « d’auto-organisation » n’est venue percuter le monde clos des âpres conciliabules d’appareil. Dire cela, c’est encore constater.


Au vrai, comme l’histoire en atteste amplement, l’antifascisme institutionnel répond toujours à un besoin défensif. Il ne fait pas programme, mais rempart. Une certaine ultragauche en a d’ailleurs tiré la conclusion, dans les années 1930 et en s’appuyant sur le cas espagnol de 1936, que l’antifascisme avait surtout pour vocation de faire rempart à la révolution sociale dont la défaite, effectivement provoquée par les staliniens, amena le fascisme. C’est une manière de voir les choses, mais sans percevoir les contradictions du réel. Car il faut être un peu aveuglé, ou au moins myope, pour ne pas saisir que, même en Espagne où le prolétariat de 1936, massivement organisé dans la CNT, était authentiquement révolutionnaire – et tenta, là où il le put, de faire la révolution –, refuser l’alliance antifasciste au nom de la révolution sociale était impensable, car c’eût été fracturer le front non pas antifasciste, mais révolutionnaire. Que l’antifascisme sous obédience stalinienne se soit, en effet, retournée contre la révolution au nom du réalisme politique et des consignes de Moscou, c’est une évidence, mais se tenir à l’écart de l’alliance antifasciste, c’était laisser le champ immédiatement libre au fascisme et en assumer la responsabilité historique.

Comparaison, je sais, n’est pas raison. Et ce d’autant que presque personne ne se situe, dans ce pays, dans une perspective révolutionnaire. Même à une terrasse de bistrot un soir d’été bien arrosé. Au mieux ce qui pourrait faire consensus, c’est un front de résistance antifasciste à la base dont la première vertu serait d’atténuer, dans un premier temps déjà, la peur qui se lit sur certains visages traumatisés par la prescience de ratonnades à venir. Le reste, c’est du blabla, de la pose, du néant.

C’est sur ce plan que la déclaration des « Soulèvements de la terre » touche juste quand elle appelle, non pas en fonction du résultat des élections mais dès maintenant, à maintenir et à amplifier la pression dans la rue, à tisser sans attendre un réseau de résistance et d’autodéfense, à créer des espaces de convergence, d’unification et d’auto-organisation populaire. Dès maintenant, c’est-à-dire sans perdre de temps et surtout sans s’inscrire dans le calendrier électoral que s’est fixé le Nouveau Front populaire.


Outre qu’elle légitimerait par avance l’idée absurde que les urnes seraient le seul espace de barrage, tout miser sur une hypothétique victoire de la « coalition » de gauche ou sur la supputation que le RN n’obtiendrait pas de majorité absolue, constituerait une très lourde faute. Car la folie qui a saisi Macron et contaminé de manière inédite le grand patronat dans sa majorité, la droite anciennement « républicaine » et la caste médiatique dans sa globalité sont autant de signes d’une illimitation dans le glissement factieux. Dès lors, tôt ou tard – maintenant, à l’échéance que Macron décidera ou dans trois ans – la perspective du fascisme ne relève plus d’une vue de l’esprit. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir éructer, chaque jour et sur chaque chaîne ou fréquence, la voix des maîtres et de leurs valets. La meute est lâchée. Le spectacle est instructif.

Au point d’ensauvagement où en est arrivé ce maudit pouvoir, rien ne sert d’être sur la défensive. Et pas davantage de voter et de passer à autre chose. Car, que cela plaise ou non, et pour des raisons qui tiennent à la logique même du mouvement du capital à son stade actuel de destruction généralisée du vivant, c’est désormais le très minoritaire bloc bourgeois et son fondé de pouvoir, soutenus par leur armée de policiers fascisés et la caste médiatique, qui pensent la guerre et l’organisent. Sans se priver d’aucune méthode : la diffamation, l’intimidation, le mensonge, la violence, l’agression… et la coalition avec le RN.

Le constater est nécessaire, mais non suffisant. Il faut ajouter que leur ignominie ne connaîtra aucune limite. Ni de droit ni de force.

C’est à partir de cela qu’il faut penser nos résistances et faire en sorte que personne ne nous en dépossède au nom d’un supposé réalisme politique mis au seul service d’une victoire électorale qui, de toute façon, ne suffira pas.

Freddy GOMEZ