A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site

■ Michel BLAY et Renaud GARCIA
LA NATURE EXISTE
Par-delà règne machinal et penseurs du vivant

L’échappée, 2025, 128 p.


PDF

C’était en novembre 2014 à Lyon : quatrième édition du Salon des éditions libertaires. Au menu : stands de bouquins, ateliers de sérigraphie, expos (déjà l’Ukraine avec l’occupation de la place Maïdan), concerts. Et bien sûr des débats dont un, très attendu, sur La reproduction artificielle de l’humain, un livre d’Alexis Escudero [1]. Extrait du teaser : « À rebours des positions tenues par la gauche ces deux dernières années, les partisans de la liberté et de l’émancipation doivent s’opposer à la reproduction artificielle de l’humain, et à ce qu’elle implique inévitablement : eugénisme, marchandisation des corps et du vivant, manipulation génétique des embryons, transhumanisme. La PMA, ni pour les homos, ni pour les hétéros ! » Un tel mot d’ordre avait créé son arc électrique : pour tout le monde c’était le débat à ne pas manquer. Pour tout le monde… sauf moi qui, à l’époque, débarquait de Mars. Le postmodernisme et le ressac européen de la Theory passée à la moulinette des campus US étaient des notions floues, un mouvement d’idées par rapport auquel j’aurais été bien en peine de me situer. La PMA, je voyais ça de loin : trouvaille progressiste filant de l’urticaire aux culs-serrés de la cathosphère. Mais pas que. Dans l’après-midi, une bande d’excités fit irruption dans la grande salle de la Maison des associations. Le dénommé Escudero et son éditeur – Le Monde à l’envers – manquèrent de se prendre leur table de bouquins sur la gueule. Les trublions gueulaient « Escudero on aura ta peau ! ». Ça rimait. C’était surtout grotesque et surjoué. Poignée de LGBT en mode Gros Bras de la Taloche. Je virai colère, rien à mes yeux n’étant plus détestable que l’interdiction de débattre. Surtout dans la maison anar. Dans un souci d’apaisement et de lâcheté collective, le débat fut annulé. Quand je m’approchai du stand du Monde à l’envers mis à l’envers, l’éditrice encore secouée me tendit le dernier exemplaire du fameux brulot : « Lis-le et tu te feras un avis. » Ce que je fis.

J’y découvris tout un continent d’idées et de perspectives historiques. Le texte était solidement charpenté, la langue mordante et ironique. Certaines âmes sensibles s’en étaient offusquées. Ces pudeurs indignées me laissaient perplexe : politiser une question sociale n’impliquait-il pas de s’exposer sur le ring politique ? Si la moindre pique taquine vous terrassait, autant jouer au scrabble – « zygotes », 26 points, sans compter les cases « mot compte double ». PMA, GPA, diagnostics préimplantatoires, je me passionnai pour un sujet qui m’avait toujours laissé tiède. J’essayais de piger ce qu’impliquait cette vertigineuse question de « nature » autour de laquelle beaucoup s’écharpaient. Je parcourais des forums, alimentais d’interminables discussions. De fait, quelque chose se réveillait en moi : sept ans auparavant, j’avais découvert la vérité sur mes origines paternelles. Papa n’était pas papa. C’était un autre. Cette révélation m’avait plongé dans une courte et violente dépression. Je le compris bien plus tard : ma trajectoire biologique heurtait de plein fouet l’embrasement militant. De politique, ma crise vira personnelle. Dans ce fatras existentiel, affects éruptifs et analyses distanciées se brassaient, ce qui ne fait jamais bon mélange. Je devins aussi con que le clan d’en face. Un enragé du gamète. Je me souviens d’une soirée avec un couple d’amis où, à l’heure de l’apéro, je posai frontalement la question : est-ce que, pour vous, donner du sperme ou du sang c’est la même chose ? Il y eut un silence. Les deux nanas finirent par dire oui sans hésiter ; les deux mecs (dont moi) ne surent quoi répondre. Je détestais les pomos pour ça : cette façon de cliver et de réduire des questions fondamentales à des simplifications pauvrement binaires. Chantage victimaire : c’est nous qui souffrons, donc c’est nous qui savons. Les autres, ceux du hors-champ, c’était au choix : avec ou contre nous. La pensée politique perdait sa substance universaliste et s’éparpillait en chapelles doloristes. Côté rentiers en sciences sociales, ce nouveau jackpot permettait de jargonner dans des proportions frôlant l’inintelligibilité ; côté mitan militant, la conflictualité politique se réduisait en un court-bouillon de moraline communautaire.

Le temps passa. Par moment, les choses s’apaisaient ; à d’autres, ça flambait derechef. Il y avait tout un écheveau historique à remonter et à revisiter. Mettre à l’os ces nouveaux discours qui entendaient périmer les vieilles barbes du XIXe et leurs utopies rassembleuses. Naître ou ne pas naître n’était pas la question, mais naître de qui ou de quoi ? Concernant la filiation, mon trauma personnel me permettait de mettre un peu de chair et de trouble dans des agencements théoriques faisant la part belle aux éprouvettes et aux nouvelles parentalités d’intention. La vie humaine ne pouvait se laisser enfermer dans de pareilles combinatoires. Quelque chose d’autre se transmettait dans la procréation qu’un pur bagage génétique ou un patronyme administratif. J’en avais fait l’expérience : quand vous rencontrez votre père biologique à l’âge de trente-cinq ans et que le pater en question a votre visage avec dix kilos de plus, quand vous luttez contre un effondrement intérieur et accueillez un poids d’histoire inédit sur les épaules, vous vous dites deux choses : primo, que la vie est fondamentalement un mystère, un foisonnement vertigineux qui ne se laissera jamais encaserner par les laborantins du Progrès ; deuxio, que les bidouilleurs de chromosomes sont des apprentis sorciers tirant la vie vers un aplatissement in vitro haïssable.

Dégonfler la baudruche à chimères

Le diptyque papa/maman n’est pas qu’un calicot moisi brandi par les calotins de Civitas ; son pendant mâle/femelle, soit l’expression de notre condition de mammifère parlant, vaut plus qu’un jeu de Lego moléculaire. La cellule familiale sera toujours plus qu’une unité économico-patriarcale à flinguer. Le gauchisme et le libéralisme culturels se sont rejoints sur une chose : en libérant les potentiels individuels et en flattant les narcisses, ils ont ringardisé les vieux socles communautaires (de la famille à la classe sociale) pour favoriser les appariements aux artefacts promus par la technocratie triomphante. Pas étonnant que le concept même de « nature » ait viré réac.

Êtres de culture ou de nature, au fond chacun est à même de faire sa propre tambouille ontologique ; ce qui paraît vraisemblable, c’est que nous sommes, inextricablement, les deux. Dès sa sortie des boues primitives, homo est un nœud dialectique : il grimpe et marche, il vit et meurt, il se fortifie et se dégrade ; il communique avec son voisin et lui fracasse le crâne ; il comprend qu’il fait partie d’un tout et pense que de ce tout il peut tout faire. Créature, il se sait aussi créateur. De ses acquis, il fait de l’inné ; de ses individualités, société ; de ses savoirs, des kyrielles de doutes. De la nature, une mécanique divine, bientôt modélisable. Arrive un moment où son propre corps devient terrain de jeu et d’expérimentation. Les choses vont loin. Trop. Dans sa course à la surpuissance et à l’abstraction galopante, quelque chose s’est perdu en cours de route. L’humilité d’un ancrage. Certains voudraient ralentir et dégonfler la baudruche à chimères. Rappeler que, sous la sédimentation sociale, notre part de sensible est peut-être la dernière fragilité à protéger de notre mise en données. Fût-elle à prétention égalitaire.

Parmi ceux qui voudraient braquer les banques de sperme, il y a l’ami Renaud Garcia. En 2015, les éditions L’échappée eurent l’opportune idée de faire paraître son Désert de la critique [2]. C’était un an après le clash lyonnais, autant dire que ce bouquin est devenu un jalon essentiel dans la critique des ésotérismes déconstructeurs. Dix piges plus tard, c’est en compagnie du philosophe et historien des sciences Michel Blay que le camarade philosophe, naturien revendiqué, en remet une couche pour redynamiser un concept de « nature » corrompu par sa genèse occidentalo-centrée. La nature existe est une tentative de réhabilitation et de clarification. Une visée pédagogique sur un sujet bourbeux capable de filer des nœuds au cerveau : que veut dire réfléchir sur ce qui d’abord s’éprouve avec les sens ? Comment isoler le sujet nature, permanence mouvante et immémoriale, totalité aussi écrasante qu’écrasée ? Comment penser sa perte, sa dégradation, se représenter l’équivalent de cinq terrains de football artificialisés par heure en France ? Comment se penser soi dans le vacillement climatique ? Malin et grinçant, La nature existe est un exercice retraçant notre trajectoire commune depuis notre mise en coupe réglée par les gais lurons de l’industrialisme. On nous avait promis un futur de plein épanouissement, on se retrouve avec un présent coincé entre Charybde et Scylla, c’est sûrement que quelque chose a merdé dans le dessein des planificateurs. Renaud Garcia et Michel Blay pensent au contraire que rien n’a merdé. L’ordre du Technique, comme ils l’appellent – soit la « triple alliance du capital, de l’expertise scientifique et de l’ingénierie technologique » – ne pouvait pas accoucher d’autre chose que de la détestable époque dans laquelle nous nous contorsionnons avec anxiété et démesure.

« Du point de vue de la philosophie de la nature, qui emprunte à cette époque [la fin du XVIIIe siècle] quelques motifs romantiques, naître suppose la reconnaissance d’un excès que la réflexion ou la conscience ne peuvent résorber », écrivent les auteurs de La nature existe. « Excès » est un mot important. Car si quelque chose nous excède, c’est qu’elle nous dépasse. Elle ne nous dépasse pas parce qu’elle est plus forte – il faut être quiche comme un bâtisseur pour croire l’humain en concurrence avec la nature – mais par son imprévisibilité. Et face à l’imprévisible, face à ce qui se crée, croît et crève au rythme de cycles qui toujours nous emporteront, l’attitude la plus juste (et soutenable) serait celle d’un minimum de modestie et d’humilité. Autant dire que notre spumescente martialité en est loin. Mais revenons à ce trop-plein de nature, qui n’a rien d’un matériau superflu, puisqu’au contraire toute culture émerge de lui. Ce qui implique une borne universelle : une culture se déploie à l’intérieur de limites. Soit autant de tabous et d’interdits, historiquement et collectivement éprouvés, au-delà desquels on ne va pas fouiner, au risque de mettre en péril, des équilibres qui nous contiennent libres. Libres dans nos limites.

« Humains » et « non-humains »

C’est une évidence qu’il convient de rappeler : « nature » et « naître » partagent la même famille étymologique : « natura » pour le premier, « nascere » pour le second. La nature est ce qui est quand on naît. La nature est ce qui naît quand on vient à la vie. Il y a là un cycle – un temps « spiroïdal », préfèrent Blay et Garcia – sur lequel toute prise semble impossible. Quelque chose qui, immanquablement, échappe. « La nature est sans pourquoi, comme nous. C’est notre essentielle liberté », écrivent encore les duettistes de La nature existe. L’assertion est aussi brutale que reposante. Celle-ci n’est pas mal aussi : « Or, s’il y a de la naissance, il y a, nous le redisons, de l’énigme. De l’immaîtrisable, en somme. » L’hubris en prend un coup sur la carafe. De quoi déprimer tous les Folamour désireux de percer les secrets de la vie et les bio-éthiciens chargés de répondre à cette cauchemardesque question : quel statut aura le fœtus cultivé dans un utérus artificiel ? Allô maman-machine, bobo…

.
Si un chapitre est consacré à la « nature, naissance et reproduction artificielle de l’humain », l’ambition de La nature existe dépasse la question, déjà abyssale, de l’engendrement humain confié aux blouses blanches. C’est que la nature, au fil des modes et des agendas politiques, a changé de peau : elle est devenue « environnement », puis « vivant ». On s’interroge : qu’ajoutent ou retranchent à notre compréhension du péril écologiste ces nouveaux mots ? « Environnement », on voit l’idée, on voit surtout qu’elle nous coupe de notre milieu naturel : l’environnement nous entoure, il nous est extérieur et, de ce fait, il offre une prise par laquelle l’améliorer ou le dégrader. Bref rien de neuf sous le soleil des agronomies résilientes ou des épandeurs de bitume. « Vivant », en revanche, est le mot d’ordre écolo à la mode. « Vivant », c’est le contraire de « mort », ce qui questionne car le « vivant » carbure aux cadavres : rien ne fait plus partie du cycle de la vie que le compost et les macchabées appelés à le nourrir. Le vivant mange ses morts, c’est tautologique et physiologique. Mais passons et voyons plus grand. Car le « vivant » est aussi un bazar inclusif qui comprend les rivières, les baobabs, les lémuriens et les deux kilos de bactéries qui folâtrent dans nos intestins. Le vivant c’est la communauté organique des « humains » et des « non-humains » en mode combat contre les agents de la « nécropolitique ». C’est le dépassement de l’anthropocentrisme, la symbiose entre un ingénieur de l’ONF et un chêne sessile. Bref, si l’environnement nous coupe, le vivant nous groupe.

Le problème du « vivant », c’est qu’il liquide deux choses : le vieux dualisme « européocentré » « nature/culture » et la notion de « nature » sur laquelle, pensait-on naïvement, était censée se fonder toute écologie réellement radicale. Là notre esprit commence à buter. Notamment contre ce que notre duo naturien appelle le « descolatourisme », mot-valise embarquant les figures de l’anthropologue Philippe Descola (né en 1949) et du sociologue Bruno Latour (1947-2022) et leurs lignées de disciples. Descola et Latour sont des figures respectables, nul n’en doute. Leurs travaux ont visé à virer les œillères de la modernité pour comprendre ce qui pêchait dans notre approche du péril écologiste. Reste à comprendre à quel prix. Pour Descola, marqué par la mystique des Indiens Achuar, la nature n’existe pas, c’est une « abstraction » occidentale, « une distance entre les humains et les non-humains » issue de vieux brassages entre philosophie grecque, transcendance des monothéismes et ultime décantation scientifique [3]. Quant à Latour, s’il a liquidé la nature vue comme « un boulet que traîne la pensée politique occidentale moderne », c’est pour lui substituer une mystique Gaïa, système autonome sur lequel zonent des « Terrestres » ou des « actants » aux multiples connexions [4]. Dans cette étrange soupe, l’humain rationnel est décloisonné et dissous dans une immense chaîne interrelationnelle allant des minéraux aux machines, y compris technologiques. Un « brouillage entre “humains” et “non-humains” » qui laisse perplexe. Et qui, pour les auteurs de La nature existe, sape les bases de compréhension de ce à quoi on s’affronte : « Dans tous les cas, il y a adaptation (subtile, négociée, diplomatique) à l’innovation technologique tous azimuts, c’est-à-dire à la force qui motorise désormais l’accumulation du capital. Une fois la notion de “nature” mise hors-jeu, un point d’appui critique fait défaut. Celui qui, remontant à l’émergence de l’explication physico-mathématique de la nature au XVIIe siècle, y décèle le principe du recouvrement du monde des qualités sensibles par un monde d’abstractions quantitatives, dont l’accélération des technologies smart marque aujourd’hui le point culminant. »

De manière tout à fait tragique, l’ordre du Technique et le « descolatourisme » partageraient alors une visée complémentaire : la destruction de la nature sous toutes ses formes. Le premier comme équilibre géophysique, le second comme représentation mentale et ressource politique. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de renvoyer dos-à-dos ces deux dynamiques ; ce serait une ineptie totale. Le ravage du monde se met au crédit du seul capitalisme industriel. L’enjeu est ailleurs : il s’agit de renouer avec les filiations les plus cohérentes et les traditions de pensée les plus solides pour envisager un futur autrement que sous forme de cauchemar dystopique. Il est peut-être là le cœur de la nature humaine, dans ce fil d’histoire, solide et torturé, capable d’attester que nous restons avant tout des « vivants politiques dans un milieu vivant ».

Sébastien NAVARRO