A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Passage des fantômes
Article mis en ligne le 2 janvier 2023
dernière modification le 17 janvier 2023

par F.G.


■ Alice BECKER-HO
EN UN CIEL IGNORÉ DES ÉTOILES NOUVELLES
Le temps qu’il fait, 2022, 64 p.



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Tout vient du puits sans fond d’une mémoire qui, écrivit Robert Musil, « ne se rappelle pas les mots, mais l’air dans lequel ils ont été prononcés ». Cette phrase de l’auteur de L’Homme sans qualités fait exergue à ce livre d’Alice Becker-Ho, dédié « aux Enfants terribles » d’un temps forcément déraisonnable où, de tours en détours, le hasard objectif, si cher à André Breton, joua évidemment son rôle comme lieu géométrique de troublantes coïncidences.

Cartes sur table, il le faut : Alice Becker-Ho est une amie. Les souvenirs qu’elle évoque ici, je les connaissais pour l’avoir entendue les évoquer, par bribes, par éclats, au cours de nos rencontres. Mais elle est aussi un auteur de talent – je me dispense à dessein de « féminiser » la fonction parce que je sais qu’elle se fout comme d’une guigne des tics d’une époque qui semble devoir renoncer à tout sauf à la revendication pathologique de ses identités contingentes – et que, de livre en livre, elle l’atteste. À preuve, celui qui nous occupe et qui, dans ce « ciel ignoré des étoiles nouvelles », au-delà du précieux témoignage qu’elle nous livre d’une époque sans selfies, tout entier se situe dans une continuité poétique faite de vagabondages entre ronds-points des passions et chemins de hasard.


L’ « arrêt sur images » – titre de la première partie de ce livre – a une double portée : il active les réminiscences et atteste que, à quelques ratages près, les êtres qui devaient se connaître finissent toujours par se reconnaître dans une unité de temps où toutes les conditions sont réunies pour qu’opère l’aimantation. Le livre d’Alice Becker-Ho commence dans une intimité partagée à deux – Elle et Lui – devant une boîte d’anciennes photographies qui, observées une à une, raniment « tout un passé dont elle n’imaginait pas avoir conservé le souvenir et qui instantanément reprend vie ». Ici, celui « d’une camarade de classe, dont [lui] revient aussitôt en mémoire sa vénération pour Nietzsche » ; là, celui d’une « Librairie de la Danse » de la parisienne place Dauphine, alors domaine du calme et du songe, « au-delà du fleuve et sous les arbres » (Breton) ; ailleurs, une photo de Chimène datant de juillet 1956, le revers du tirage l’indique, et la question de « Guy, car c’était lui » : « Cette femme, qui est-ce ? ».

« Cette obscure clarté qui tombe des étoiles… » Tout un chacun se souvient, du moins peut-on l’espérer, de ce vers de Corneille. Dans le même temps, celui du classicisme chaviré par le baroquisme, Calderón de la Barca, son contemporain castillan auteur de La vie est un songe, lui faisait écho : « Un relampago de luz que el aire de sombra escribe » (Un éclat de lumière que l’air de l’ombre écrit.) Dans les deux cas, c’est une même obsession du noir qui s’exprime et de ce qui peut le percer – une « obscure clarté » ou un « éclair de lumière » – sans jamais l’abolir tout à fait. Dans ce « ciel ignoré » que nous dévoile Alice Becker-Ho, Chimène est « une jeune femme brune, en robe d’été, un collier autour du cou, [qui] pose face à l’objectif au beau milieu d’une cour déserte » dans une obscure clarté et un éclair de lumière. Nous sommes à la fin de l’année scolaire de l’auteur, celle de ses quatorze ans, une « quatrième » que cette prof de français aux airs énigmatiques de Monica Vitti peupla de rêves et de troubles au moins cornéliens. Il est vrai que cette année scolaire-là, 1955-56, Le Cid était au programme.

Cette Chimène des « premiers émois » fut aussi celle de l’ « aventure inachevée ». L’année suivante, elle est nommée au « lycée Racine », ce qui est déjà mauvais présage quand de Corneille on a attisé la flamme. Il est si mal éteint ce feu que l’adolescente, accompagnée d’une amie, va la voir dans son nouveau lieu d’affectation. Description d’un ratage. C’est que, disait Yvan Chtcheglov, « la vie courante, c’est la vie pétrifiée ». Dix ans plus tard, retrouvée par hasard dans une queue de cinéma et encouragée par Guy, Alice Becker-Ho décide de la revoir pour constater très vite que « de LA Chimène qu’ [elle avait] tant admirée pour ses audaces et son franc-parler, plus rien de cette arrogance affichée qui [l’] avait ravie et totalement fascinée. Tout venait brusquement de s’écrouler ».

En passant, cela dit, elle avait tout de même appris que Chimène venait d’Alexandrie et qu’elle avait dû quitter l’Égypte au début des années 1950 pour incompatibilité avec Nasser, ce qui aura son importance dans le déroulé d’une histoire dont on peut dire, en paraphrasant Debord, qu’il faut connaître la fin pour comprendre le début.


Quelques biographes de poubelle ont glosé jusqu’à l’obscène sur le couple qu’Alice Becker-Ho forma avec Guy Debord. Il est inutile d’en dire plus tant c’est déjà trop. « Les poètes maudits, disait Georges Henein, ne reçoivent que sur rendez-vous. » Ces deux-là n’en accordaient pas aux canailles, ce en quoi ils avaient raison.

À la droite de nos ombres, il y a toujours nos fantômes. C’est là une vérité d’évidence. L’autre, c’est que l’herbe folle prend toujours possession des ruines parce que telle est sa mission. Son charme infini tient précisément à cela : l’herbe folle réembrouissalle allègrement les anciens sentiers, ce qui est heureux pour la mémoire des disparus comme pour celle des vivants.

Cartes sur table, il le faut encore : fidèles, infiniment fidèles au trouble poétique de l’anarchie, nous avons été quelques-uns, très peu finalement, venant du drapeau noir, à avoir parié à raison, au lendemain de mai 68, sur l’hypothèse qu’il existait, dans une sorte de clandestinité anti-spectaculaire, une puissance de réveil nourrie de critique cultivée et reliée au fil rouge d’une ancienne histoire. C’était là disposer d’un point d’appui imaginaire pour ne pas désespérer tout à fait du monde, pour maintenir vivante l’aspiration à le transformer. Nous n’étions pas des pro-situs, cette secte d’admirateurs accablants, mais le contraire : des lecteurs, simplement des lecteurs de Debord. Je faisais partie de cette confrérie, et ces pages agissaient sur moi comme autant d’éclairs dans la nuit d’un après. S’il est des sentiments ou des souvenirs qui ne supportent l’expression d’aucune réserve, ceux qui sont liés à cet intérêt, sans appartenance de bande, aux écrits de Debord en font indiscutablement partie. Je fus toujours un debordien de l’en-dehors peu porté aux histoires de famille. C’est plus tard, bien plus tard, en janvier 2017, qu’à l’occasion d’un malheur privé, j’ai rencontré Alice Becker-Ho, dont j’avais lu les livres et apprécié l’édition qui sans elle eût été impossible, des huit volumes de la si précieuse Correspondance de Debord, éditée chez Fayard.

J’en reviens aux fantômes, et plus précisément à celui de Debord, qui habite cette deuxième partie d’ouvrage comme ombre tutélaire. « Trente années vont passer, écrit-elle, à la vitesse de l’éclair, intenses, trop brèves. Et la foudre est tombée. » Je connais des endroits où les souvenirs – et les chagrins – se tiennent en embuscade. Ce sont ceux du cœur. Pour ce qui me concerne, j’en ai plein en tête de ces lieux que souvent j’évite. Pour Alice Becker-Ho, Champot est de ceux-là. Le juste-avant qu’elle nous raconte, ce juste-avant le suicide de l’homme qu’elle aime et qui sait que son mal est irrémédiable, est bouleversant de tenue. La concision est essentielle quand on veut dire le malheur sans laisser l’émotion nous tenir dans sa pogne. Chapeau, il en faut de l’amour pour écrire ces quatre pages – « Mon beau navire, ô ma mémoire » – où aucun mot n’est de trop et où rien ne manque. Pas même, ces deux citations qui en disent tant : « Mon bien s’en va / et à jamais il dure. » (Louise Labé, Élégies) et « Qu’est-ce que l’Écriture ? La gardienne de l’Histoire. » (Alcuin, Le Dit de l’enfant sage).

Il faudrait inviter toujours le hasard à la table des habitudes. Ne serait-ce que pour qu’il perturbe le déroulé des jours sans rien. Et de même il faudrait développer, comme état second, une sorte d’intelligence parallèle, complémentaire de l’intelligence commune mais bien séparée d’elle, pour entretenir sa faculté d’inadaptation au monde tel qu’on nous l’a fait. Oui, quand tout passe et tout lasse, il est préférable de parier sur l’obscur en attisant le hasard. Sans jamais déroger à nos exigences.

« Aux yeux du souvenir, que le monde est petit » – troisième partie d’ouvrage – illustre ce que peut la conjoncture des hasards. On n’en dira pas plus tant il est important que le lecteur aille, de lui-même, au bout de sa propre surprise. Elle vaut la peine. Le tout se clôt sur une quatrième partie – « Ce sont rivières, nos vies, qui descendent vers la mer » – où il est question de la « Pointe du Vert-Galant » et de la « rumeur des tourments ». Il faut toujours préférer ceux qui donnent du style à leurs émotions à ceux qui les répandent. En un ciel ignoré des étoiles nouvelles en atteste. Merveilleusement.

Freddy GOMEZ

PDF en traduction espagnole



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