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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Sous les pavés la grève
Anzin 1833 : la grève des « quatre sous »
Article mis en ligne le 19 février 2024

par F.G.


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Le 16 mai 1833, cinq mille ouvriers de la Compagnie des mines d’Anzin se mettent en grève. Dans une période guère favorable aux ouvriers (de 1831 à 1834, quatre insurrections ouvrières et républicaines, à Paris et à Lyon, ont été noyées dans le sang), ce mouvement est victorieux.

Payer toujours au même prix le même travail ?

Tout comme à Lyon en novembre 1831 (les Canuts s’étaient révoltés contre des salaires de 90 centimes rétribuant quinze à dix-huit heures de travail), les mineurs d’Anzin manifestent contre des salaires insuffisants. À la Compagnie d’Anzin, si les mécaniciens entretenant les machines à vapeur sont payés à la journée, les mineurs, eux, le sont « à la tâche », selon le barème suivant : porions (contremaîtres) 2 francs ; maîtres-mineurs, 1 franc 75 centimes ; les ouvriers – hiérarchisés en quatre catégories – gagnent 1 franc 50, 1 franc 30, 1 franc ou 75 centimes. Les herscheurs (pousseurs de wagonnets) touchent 1 franc 50 pour 61,76 tonneaux transportés. Une prime de 10 à 15 centimes, selon la catégorie, s’ajoute pour les mineurs travaillant à plus de 400 mètres de fond. Ces tarifs datent de 1824 et sont eux-mêmes en diminution sur le précédent barème de 1811. Si la Compagnie d’Anzin estime que « ce sont là des conditions très favorables », La Gazette des Flandres et de l’Artois [1] explique à ses lecteurs que la situation est loin d’être idyllique : « Le temps pour l’exécution des “tâches” est de 12 heures, contre 8 à 10 heures en 1811, d’où en lait une diminution de salaire de 12 à 25 %. Les mineurs se plaignent en outre de n’être souvent employés que trois ou quatre jours dans la semaine, alors qu’il n’existe aucune indemnité de chômage. La “Compagnie” opère aussi des retenues diverses sur ces salaires : 20 centimes par hectolitre de pierres trouvées dans le charbon lors de la “remonte”, 20 centimes encore par hectolitre de pierres ramassées sur le terril, et cette lois pour tous les ouvriers de la “veine ”. Ainsi, malgré les quelques avantages en nature octroyés par la « Compagnie », il semble que les 67,5 centimes – moyenne de ressource journalière des ouvriers des mines dont lait état la Gazette – doivent être tenus pour supérieurs au salaire réel. Mais quoi ! La « Compagnie », appliquant les lois du marché aux gains de ses employés, l’affirme : « Aucun établissement industriel ne pourrait prendre l’engagement de payer toujours au même prix le même travail ! »

La grève des « quatre sous »

La grève commence en mai 1833. Bientôt, cinq mille ouvriers, la moitié des effectifs, arrêtent le travail aux fosses d’Anzin, Vieux-Condé et Abscon, notamment. Malgré les efforts du maire et du curé d’Anzin, ils refusent de reprendre l’ouvrage et réclament une augmentation de 20 centimes, ou quatre sous, d’où le nom donné à la grève. Des piquets de grève interdisent le travail, les feux des chaudières des machines à vapeur sont éteints malgré la présence de la troupe. Les galeries commencent à être inondées, le charbon reste à terre car les mineurs interdisent son chargement dans les péniches. La Gazette rapporte que des brouettes et des pelles ont été précipitées dans les puits, et le préfet écrit que des machines ont été brisées. Le bureau d’un des principaux employés est mis à sac et la maison d’un dirigeant de la « Compagnie » également, des menaces de mort sont proférées contre les cadres, qui, pour la plupart, prennent la fuite. Les autorités locales font appel à la troupe, qui fait quelquefois preuve de brutalité, ainsi que le rapporte, au préfet, le maire d’Anzin : « Le capitaine des hussards, Cavagnari, a illégalement, sans nécessité et impitoyablement chargé le peuple », ce que rectifie le préfet dans sa lettre au ministre de l’Intérieur : « Ce brave officier, qui avait reçu la mission de maintenir l’ordre et de protéger la personne et la propriété, ordonna un simulacre de charge... » Pourtant, il y a de nombreux incidents. Ainsi, cette estafette qui coupe d’un coup de sabre l’oreille d’un mineur qui lui barre le passage. Cependant, hors de la présence des officiers, le zèle des soldats semble être moindre : ils laissent souvent faire.

Malgré les arrestations opérées le 18 mai, et qui ont redonné un nouvel élan à la grève, celle-ci s’arrête au bout de dix jours, faute de ressources financières. Les mineurs ont mangé leurs économies et « demandent l’aumône » à travers la région. Si la cause des grévistes a, de l’aveu même du préfet, « obtenu la faveur du public », ce public du Nord est fort pauvre lui-même et n’a guère à donner : « Les dénombrements officiels, faits par ordre de l’autorité, en 1828, ont fourni la preuve qu’il existe dans le département du Nord 163 453 individus inscrits comme indigents sur les registres des bureaux de bienfaisance, c’est-à-dire un peu plus du sixième de la population générale », témoigne Villeneuve Bargemont, qui fut préfet du département.

En juin, dix-huit ouvriers mineurs et un cabaretier sont jugés à Valenciennes pour les délits suivants : dix (tous détenus) d’avoir été « les chefs ou moteurs de la coalition » [2], neuf (dont six détenus) d’avoir « fait partie de cette même coalition » [3]. Le président du tribunal rendit le jugement suivant : « La plupart d’entre vous vont être rendus à la liberté ; tous cependant ne sont pas exempts de reproches ; mais les motifs d’indulgence pour les coupables furent pour vous, dans le doute, des motifs d’acquittement... Toutes les autorités forment des vœux sincères pour l’amélioration de votre sort ; la voix de l’humanité ne tardera pas à se faire comprendre ; les riches propriétaires des établissements de mines ne peuvent pas être vos tyrans, non ils ne peuvent l’être, un titre plus digne leur est réservé : ils ne laisseront pas à d’autres le mérite de devenir vos bienfaiteurs... » Six accusés sont condamnés à huit jours de prison, largement couverts par leur détention préventive ; les autres sont acquittés [4]. La Compagnie des mines d’Anzin, tout en protestant du jugement, cède : elle décide le 27 juin d’augmenter de 25 centimes les porions et maîtres-mineurs et de 20 centimes les ouvriers. Les mineurs, tous libres, ont gagné leurs « quatre sous ».

Monsieur Joseph Périer…

La grève des « quatre sous », en paralysant une grande société capitaliste, met en branle tout l’appareil de répression dont dispose l’Etat – police, armée, justice – et permet de dévoiler les relations étroites existant entre l’administration et les capitalistes. La Compagnie des mines d’Anzin est une grosse allaire. En 1789 elle employait déjà 2000 personnes ; en 1833, ce sont 10 000. Parmi les actionnaires de la société, on compte Thiers et l’un de ses dirigeants est « Monsieur Joseph Périer ». Ce personnage occupe une place importante dans le monde financier. Il a aidé son frère Casimir à mettre sur pied une banque qui égale celle des Rothschild, des Mallet ou des Laffitte. Cet établissement contrôle, en province, des banques de moindre importance qui lui servent de relais. C’est le cas de la Société industrielle de la Drôme ou de la Caisse d’escompte de Grenoble. Cette grande bourgeoisie financière a joué un rôle important dans la Révolution de 1830 qui amena au trône le roi Louis-Philippe. Celui-ci n’a rien à refuser à ses bailleurs de fonds et Casimir Périer devient principal ministre d’État (avant de mourir du choléra en 1831). Sans avoir, comme son frère, occupé des fonctions politiques de premier plan, Joseph Périer est traité avec respect par le gouvernement. Significatif est le fait que, dès le début de la grève, le premier soin du ministre de l’Intérieur est de prévenir « Monsieur Joseph Périer et le garde des Sceaux », faisant ainsi passer un financier avant un membre de son cabinet.

Les mineurs accusent « le préfet et le sous-préfet d’être stipendiés par la Compagnie ». S’ils ne le sont pas, le maire d’Anzin est un « cadre supérieur » de cette société : « inspecteur général des mines et généreusement rétribué par elle ». Cela n’est pas un hasard, mais le fait de la loi électorale en vigueur sous la monarchie de Juillet, qui distingue entre égalité civile et égalité politique : « La première est le droit de vingt-trois millions de Français de tout âge, de tout sexe... Mais les droits politiques, non seulement n’appartiennent pas à tous, mais ils ne sont, ils ne peuvent être nulle part le partage de la majorité... Dans le siècle où nous vivons, la qualité prééminente est celle des propriétaires. C’est du moins celle qui est le plus à considérer dans le régime municipal, puisque les plus riches sont ceux qui participent aux charges locales dans une forte proportion, qui répandent le plus d’aisance par les travaux qu’ils font exécuter et par conséquence ceux qui auront le plus d’influence sur tout ce qui les entoure... », entend-on déclarer Dupin à la Chambre lors des débats sur une réforme électorale. Seule une minorité de Français élira les municipalités en vertu de ce principe.

Qui plus est, le gouvernement désigne le maire et les adjoints. C’est que la fonction de maire, à l’époque, est fort importante. Celui-ci dispose d’un grand pouvoir de police (témoin, celui de Valenciennes envoyant la Garde nationale, formée de petits bourgeois, à Anzin). C’est lui également qui vise le « livret ouvrier », sans lequel aucun travailleur ne peut se déplacer ou trouver un employeur. Quoi de plus naturel alors que le maire d’Anzin soit le représentant du plus riche propriétaire et employeur de la commune : la « Compagnie » ! Si, dans la grève, le maire d’Anzin fait défaut à la Compagnie en accusant les hussards de brutalité, c’est, écrit le préfet, parce qu’il vient d’être engagé par une autre compagnie et qu’il cherche à créer des difficultés à son ancien employeur. Le préfet est d’autant plus furieux qu’avant le procès le maire lui avait promis « un bon témoignage » contre les mineurs. La « Compagnie », par ailleurs, soigne sa publicité : elle chauffe gratuitement les gendarmes de Valenciennes qui sont chargés de veiller sur les biens de la société !

Une certaine indépendance de la justice…

Après le procès, « Monsieur Joseph Périer » écrit au préfet du Nord que « le résultat (en) est déplorable ; c’est un soufflet pour le procureur du Roi et la Compagnie d’Anzin, qui a été traitée de manière infâme et peu méritée » ; mais il défend au procureur de faire appel « à minima » [5] du jugement « pour ne pas offrir aux avocats des accusés une nouvelle tribune pour les doctrines démagogiques ». Le préfet, tout en reconnaissant que « la vie de charbonnier mineur est pénible, condamnés par leur état à passer la meilleure partie de leurs jours dans les profondeurs, généralement chargés de famille, leurs privations et la bonne qualité excitent la sympathie », règle les comptes. Le maire d’Anzin est révoqué. Les avocats sont désignés au ministre de l’Intérieur comme étant de dangereux agitateurs républicains et socialistes. Les deux assesseurs du juge « qui, sous la pression de l’opinion, ont pris peur et n’ont pas osé faire leur devoir » sont blâmés. Le préfet demande en outre que le président du tribunal de Valenciennes, ayant atteint la limite d’âge, soit remplacé par un homme de poigne qui « apporterait la fermeté » à un tribunal qui, selon lui, en a bien besoin. Car il faut des défenseurs de la propriété. C’est d’ailleurs ce que soutient Thiers, rapporteur du budget pour 1832 : « Tout le monde reconnaît la modestie des émoluments de la magistrature. Ces émoluments sont tels, en général, qu’il n’y a gue les jeunes gens pourvus d’une certaine portion de patrimoine qui puissent trouver dans cette carrière le moyen d’exister ; et il ne faut pas le regretter, car il est bon que la magistrature ait une certaine indépendance. On ne peut pas donner à la propriété de meilleurs juges que la propriété elle-même. Nous sommes donc loin de regretter cet état de choses. » La justice doit être indépendante... par rapport aux non-propriétaires ! On ne peut le dire plus élégamment. La « Compagnie » n’a pas dit son dernier mot. Si, en juin 1833, les mineurs ont gagné grâce au soutien de « l’opinion publique », de la « clémence du tribunal » et de la peur des possédants [6], dès décembre de la même année il leur faudra recommencer la grève.

B. GRELLE
Le Peuple français, n° 11, juillet-septembre 1973, pp. 11-13.

Sources : Archives départementales du Nord ; La Gazette des Flandres et d’Artois ; Histoire du mouvement ouvrier, 1830-1871, Armand Colin ; Félix Ponteil, Les classes bourgeoises et l’avènement de la démocratie, Albin Michel, 1968.