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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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D’un virus perturbateur
Article mis en ligne le 16 mars 2020

par F.G.

■ Venu de la lointaine Chine, et plus particulièrement du Wuhan, qui se trouve en son centre, un coronavirus – dénommé SARS-CoV-2 – est en train de frapper le monde dans ses moindres recoins. La maladie infectieuse qu’il provoque – appelée COVID-19 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – est passée, depuis le 11 mars, toujours selon l’OMS, du stade épidémique au stade pandémique.

Des quatre textes parfois contradictoires que nous publions ici, trois se rapportent pour l’essentiel à la gestion italienne de cette crise sanitaire majeure. Le premier, publié dans le Manifesto du 26 février dernier (et donné ici dans une traduction française d’Acta-Zone), intitulé « Coronavirus et état d’exception », émane du philosophe Giorgio Agamben. Partant des contradictions de la parole experte, il dénonce cette tendance croissante des pouvoirs à utiliser l’état d’exception comme « paradigme normal de gouvernement ». Le deuxième, « Restons à la maison, mais ne restons pas silencieux ! » – initialement posté en italien, le 10 mars, sur le site Infoaut et traduit en français par Acta-Zone – provient du groupe Quarticciolo Ribelle, qui occupe depuis de longues années un bâtiment au cœur du quartier de Quarticciolo, dans la banlieue romaine, et s’implique dans l’auto-organisation populaire face à l’épidémie. Dans le troisième texte, « Répétition générale d’une apocalypse différenciée » – mis en ligne le 1er mars sur le site italien Antinomie et traduit en français par Plateforme d’enquêtes militantes –, Luca Paltrinieri, philosophe, se livre, à partir de la situation d’extension de la quarantaine obligatoire à toute la péninsule Italienne, à une réflexion tendant à sortir des catégories d’ « état d’exception » et de « bio-pouvoir » pour penser enfin l’évidente corrélation entre l’état du monde et sa gestion ultralibérale autoritaire en temps de catastrophe. Le quatrième texte – « De la peur des sociétés ordo-libérales » –, de Philippe Pelletier, géographe et anarchiste, nous a été transmis directement. Il s’intéresse, lui, à la situation française, et plus précisément aux récentes mesures que vient de prendre son jupitérien boss, et au-delà aux perspectives que cette crise pourrait ouvrir au « capitalisme vert » et à l’écologisme d’État.

Pour être complet, nous conseillons également la lecture des textes « Depuis la Chine, de l’imaginaire viral à l’éthos épidémique : les conséquences du confinement », posté sur Lundi Matin, et « Coronakrack », publié sur « La pompe à phynance », le blog de Frédéric Lordon.– À Contretemps.


[bleu marine]Coronavirus et état d’exception[/bleu marine]

Face aux mesures d’urgence frénétiques, irrationnelles et totalement injustifiées pour une supposée épidémie due au coronavirus, il faut partir des déclarations du CNR (Consiglio Nazionale delle Ricerche), selon lesquelles « il n’y a pas d’épidémie de SARS-CoV-2 en Italie ».

Et ce n’est pas tout : « L’infection, d’après les données épidémiologiques disponibles aujourd’hui sur des dizaines de milliers de cas, provoque des symptômes légers/modérés (une sorte de grippe) dans 80 à 90 % des cas. Dans 10 à 15% des cas, une pneumonie peut se développer, mais l’évolution est bénigne dans la majorité absolue. On estime que seulement 4 % des patients doivent être hospitalisés en soins intensifs. »

Si telle est la situation réelle, pourquoi les médias et les autorités s’efforcent-ils de répandre un climat de panique, provoquant un véritable état d’exception, avec de graves limitations des mouvements et une suspension du fonctionnement normal des conditions de vie et de travail dans des régions entières ?

Deux facteurs peuvent contribuer à expliquer un tel comportement disproportionné. Tout d’abord, on constate une fois de plus une tendance croissante à utiliser l’état d’exception comme paradigme normal de gouvernement. Le décret-loi immédiatement approuvé par le gouvernement « pour des raisons de santé et de sécurité publiques » entraîne une véritable militarisation « des municipalités et des zones où a été contrôlée positive au moins une personne dont la source de transmission est inconnue ou dont le cas n’est pas imputable à une personne provenant d’une zone déjà infectée par le virus ». Une formule aussi vague et indéterminée permettra d’étendre rapidement l’état d’exception dans toutes les régions, car il est presque impossible que d’autres cas ne se produisent pas ailleurs.

Considérez les graves restrictions à la liberté prévues par le décret : interdiction de sortir de la municipalité ou de la zone concernée pour toute personne présente dans la municipalité ou la zone ; interdiction d’accès à la municipalité ou à la zone concernée ; suspension des manifestations ou initiatives de toute nature, des événements et de toute forme de réunion dans un lieu public ou privé, y compris culturel, récréatif, sportif et religieux, même s’ils ont lieu dans des lieux fermés ouverts au public ; suspension des services éducatifs pour les enfants et des écoles de tous les niveaux, ainsi que de la fréquentation des activités scolaires et d’enseignement supérieur, à l’exception des activités d’enseignement à distance ; suspension des services pour l’ouverture au public des musées et autres institutions culturelles et des lieux visés à l’article 101 du code du patrimoine culturel et du paysage, conformément au décret législatif du 22 janvier 2004, n. 42, ainsi que l’efficience des dispositions réglementaires sur l’accès libre et gratuit à ces institutions et lieux ; suspension de tous les voyages éducatifs, tant dans le pays qu’à l’étranger ; suspension des procédures collectives et des activités des bureaux publics, sans préjudice de la prestation des services essentiels et d’utilité publique ; application de la mesure de quarantaine avec surveillance active des personnes ayant été en contact étroit avec des cas confirmés de maladie infectieuse généralisée.

La disproportion face à ce qui, selon le CNR, est une grippe normale, peu différente de celles qui se répètent chaque année, est évidente.

Il semblerait que, le terrorisme étant épuisé comme cause de mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le prétexte idéal pour les étendre au-delà de toutes les limites.

L’autre facteur, non moins inquiétant, est l’état de peur qui s’est manifestement répandu ces dernières années dans les consciences des individus et qui se traduit par un réel besoin d’états de panique collective, auquel l’épidémie offre une fois de plus le prétexte idéal.

Ainsi, dans un cercle vicieux et pervers, la limitation de la liberté imposée par les gouvernements est acceptée au nom d’un désir de sécurité qui a été induit par ces mêmes gouvernements qui interviennent maintenant pour le satisfaire.

Giorgio AGAMBEN
26 février 2020

[bleu marine]Restons à la maison, mais ne restons pas silencieux ![/bleu marine]

Alors que le gouvernement italien exige que les gens restent chez eux et limitent au maximum leurs déplacements, des milliers de personnes se révoltent dans les prisons ; dans les quartiers populaires les gens sont livrés à eux-mêmes ; les mesures de prévention ne sont pas appliquées aux travailleurs ; les expulsions locatives continuent d’être appliquées ; ceux et celles qui sont payés au service (au noir, en indépendant ou sous toute autre forme contractuelle) restent sans revenus pour une période indéterminée tout en devant continuer à payer loyer, médicaments, nourriture, désinfectant, masques et gants.

L’état d’urgence fonctionne comme le lit de Procuste1 : ceux qui sont trop courts ou trop longs pour les mesures de prévention contre le coronavirus sont étirés ou mutilés. Une torture culpabilisatrice attend tous ceux qui ne correspondent pas exactement aux dimensions du lit du tortionnaire. Nous sommes témoins d’une violence sans précédent dont le discours du Premier ministre, Giuseppe Conte, retransmis hier en simultané sur toutes les chaînes, est la revendication explicite. Les milliers de prisonniers en révolte dans les prisons italiennes – parmi lesquels plus de 10 morts et des centaines de blessés – n’existent pas dans l’allocution de Conte. Ces personnes à qui l’on rappelle chaque jour à la télévision de ne pas fréquenter les lieux bondés, mais qui sont contraintes d’entrer dans des cellules surpeuplées, ces personnes qui, si elles tombent malades, ne sont même pas emmenées à l’hôpital mais placées en isolement, des personnes à qui l’on demande, en somme, de tomber malades en silence, sans pouvoir communiquer, même avec leurs proches. Des personnes qui sont massacrées, en un mot, des personnes qui n’existent pas.

À cette génération de barmans, de kinés, de guides touristiques, de profs remplaçants, de pizzaiolos, d’orthophonistes, de coachs sportifs qui sont laissés sans salaire du jour au lendemain, obligés de payer un loyer, de continuer à se soigner, de continuer à consommer, on ne parle que fêtes nocturnes. Les seuls mots qui les concernent sont des invitations à ne pas sortir le soir. Même les parents ne peuvent plus confier leurs enfants à leurs grands-parents mais doivent continuer à aller travailler. Ils n’existent pas non plus.

De ces travailleurs écrasés encore plus encore qu’auparavant, qui ne bénéficient d’aucune mesure de prévention, qui respectent les règles à la maison et sont ensuite exposés au risque de contagion dans l’entrepôt, l’usine ou le bureau, il n’y en a pas trace. Ils n’existent tout simplement pas. Hier matin, nous étions devant l’usine Peroni, à Tor Sapienza (banlieue de Rome ). Les travailleurs étaient en grève pour demander l’application des conventions collectives, le patron a essayé d’engager des briseurs de grève en profitant de la limitation de l’activité syndicale imposée par l’état d’urgence. Finalement, les travailleurs ont réussi à imposer un accord, mais ils ont dû se mettre en danger, unir leurs forces, organiser une garnison : faire le choix dramatique entre risquer d’être licenciés et risquer de propager la contagion.

Le chacal qui leur a imposé cela bénéficiera probablement des allégements fiscaux du gouvernement. Lui, il existe dans le discours du Premier ministre Conte. Il fait partie de ceux qui devraient être aidés, de ceux pour qui le lit de Procuste a été conçu sur mesure.

De notre côté, nous sommes en train d’organiser la solidarité dans notre quartier, en distribuant du désinfectant, en nous rendant disponibles pour faire des courses pour les personnes âgées. Nous essayons de ne laisser personne seul, comme est en train de le faire la meilleure partie de ce pays : hall par hall, bâtiment par bâtiment. Mais le mutualisme ne peut suffire, nous devons trouver un moyen de reprendre la parole. Nous ne sommes pas capables de construire des communautés autosuffisantes, nous ne le voulons même pas, nous devons commencer à nous demander comment répondre à cette violence.

Le respect des mesures de prévention est dans l’intérêt de chacun d’entre nous, nous devons donc trouver un moyen de ne pas rester silencieux sans pouvoir pour autant sortir de chez nous. Aujourd’hui nous avons tenté une lenzuolata : nous avons accroché des draps blancs à l’extérieur des fenêtres de notre bâtiment, comme le font les prisonniers à l’extérieur des cages dans lesquelles ils sont enfermés pour demander une amnistie immédiate.

Les camarades de Bagnoli (banlieue de Naples) ont écrit ce décalogue de revendications pour empêcher que la crise sanitaire ne devienne une crise sociale, nous le reprenons à notre compte et le diffuserons dans notre quartier lors des prochains jours :

1) Illégitimité des licenciements si le motif est lié à l’état urgence sanitaire. Maintien des revenus et des salaires pour tous les travailleurs et les travailleuses.
2) Respect des mesures de sécurité sur tous les lieux de travail. Si des collègues sont positifs au Covid, fermeture immédiate des entreprises et maintien des salaires complets.
3) Que les aides de tous types ne soient pas réservées aux entreprises : création immédiate d’aides sociales pour soutenir les travailleuses et les travailleurs. Mise en place d’un revenu inconditionnel pour soutenir celles et ceux qui travaillaient au noir ou à la tâche.
4) Recrutement de nouveaux médecins et déblocage du classement des concours pour le personnel infirmier et les aide-soignant.
5) L’amnistie ou mesures alternatives à la détention pour tous les prisonniers, il est impossible de garantir la santé dans ces prisons.
6) Distribution gratuite, quartier par quartier, de masques, de désinfectants et d’informations sur la prévention.
7) Arrêt immédiat des expulsions locatives et suspension du paiement des loyers et des crédits, suspension du paiement de toutes les factures des services publics.
8) Entière clarté sur les mesures de sécurité, les possibilités de déplacement et les formes de contagion.
9) Nettoyons l’information : augmentons l’information scientifique. Assez des incompétents et des spéculateurs qui créent la panique et l’alarmisme ou sous-estiment l’épidémie.
10) Mettre fin à toutes les formes de racisme et de discrimination : la maladie a frappé et pourrait frapper n’importe lequel d’entre nous.

Depuis le début de cette épidémie sont ressortis nombre de livres et de films apocalyptiques ou dystopiques : pour notre part, nous avons ressorti Saramago et Resident Evil, Artificial Kid et The Black Swan. Mais il suffit peut-être de se rappeler du sens politique d’un vieux film de notre adolescence : si le bateau coule, les canots de sauvetage ne sont là que pour ceux qui peuvent payer la première classe.

Quarticciolo Ribelle
Rome, le 10 mars

[bleu marine]Répétition générale d’une apocalypse différenciée[/bleu marine]

On ne comprend pas si l’arrivée du SARS-CoV-2 en Italie annonce la fin de la liberté, la fin de l’économie ou la fin d’Agamben. Probablement, direz-vous, aucun des trois. Je dirais, quant à moi, sûrement la fin des trois, et l’on peut à peu près résumer ces trois événements par la fin du monde ou plutôt d’un certain monde. Avant d’en dire la raison, je voudrais toutefois partir de quelques données de fait qui me semblent incontestables. Je le dis parce que je ne voudrais pas avoir à discuter ces fondements : certains peuvent très bien être climato-sceptiques, mais qu’ils ne viennent pas me parler (j’ai jeté l’éponge). Je veux simplement poser quelques prémisses pour vous dire, comme Michael Dummett : je pars de là, je suis sincère sur mes présupposés.

1) Le premier aspect de la fin du monde est celui proprement apocalyptique. Qu’est-ce que l’apocalypse, aujourd’hui pour nous ? C’est la fin du progrès, simplement, ou bien, la fin de l’idée que nos fils seront, en un sens matériel, mieux que nous. En d’autres termes, on devra faire les frais de ce qui a été pendant au moins un siècle un certains déséquilibre entre les marchandises et les ressources. Le réchauffement global, la chute dramatique de la biodiversité (qui n’est pas nécessairement lié au premier aspect), la pollution globale de plastique et d’autres matériaux artificiels, le pic pétrolifère, sont quelques aspects d’une apocalypse nécessaire qui dépend du mode même sur lequel le progrès a été imaginé. C’est-à-dire comme un progrès matériel lié à l’intensification de la production et surtout à sa distribution dans une chaîne de valeur mondiale à l’interconnexion toujours plus grande des circuits de l’économie mondiale.

À ce stade, je ne sais même pas si cela vaut la peine de parler de capitalisme (le productivisme soviétique, par exemple, ne causait pas moins de dommages à un niveau environnemental, le modèle chinois est-il encore vraiment capitaliste ?), c’est toute une vision du monde qui s’effondre – ou plutôt comme dirait Wittgenstein, le monde lui-même.

2) Le point fondamental, me semble-t-il, est le niveau de conscience que le grand public a de la chose : les appels de Greta Thunberg, les ours polaires qui entrent dans les villages russes, la disparition de certaines îles, la disparition des insectes pollinisateurs, sont des nouvelles quotidiennes que nous ignorons ou préférons ignorer. Pourquoi cette situation de dissonance cognitive ? Tout d’abord parce que ces informations en continu sont inacceptables et incompatibles avec notre idéal de liberté. Ce que nous appelons la liberté de choisir son propre destin est lié aux possibilités de consommer, mais aussi d’imaginer l’avenir en fonction des options qui sont en quelque sorte disponibles sur un marché.

Le capitalisme vert est, au moins au niveau de cette conscience collective, le meilleur compromis possible entre cette liberté de choix et la durabilité globale. Mais nous savons pourtant tous très bien que le capitalisme vert ne va pas fonctionner, et à moins de s’abandonner au rêve de solutions technologiques à la crise qui sont toujours à venir, nous devons en accepter la conséquence plus ou moins inconsciente. Malthus, en 1798, soulignait déjà clairement l’alternative : soit un changement du mode de vie (ce que les Français appelaient les mœurs au XVIIIe siècle, et qui avait plus ou moins, en gros, avec la sexualité et la reproduction) ; soit on se dirige vers la destruction violente d’une partie toujours plus grande de la population (ce qu’il appelle positive check ou augmentation de la mortalité par les épidémies, les famines, les guerres etc.).

L’histoire humaine est pleine de ces exemples : la Peste noire a causé la disparition de 40% de la population européenne, la Seconde Guerre mondiale de 3% de la population mondiale, etc.

C’est seulement dans une version postérieure de son fameux traité que Malthus, se contredisant lui-même, souligne une troisième voie : transformer grâce au développement économique, les « classes extrêmes » (les classes pauvres exposées à la destruction par les épidémies et par la famine) en classes bourgeoises, qui sauront mieux contrôler leur natalité, grâce à leur moralité supérieure, transformant le positive check en preventive check. Malgré l’ironie de Marx et Engels qui montrent comment la traduction du positive check en preventive check ne signifie rien d’autre que la mise à mort par la faim d’une part considérable du prolétariat, c’est sur cette voie que – à divers moments et avec un enthousiasme variable – s’est engagé le monde (à part, peut-être, la Corée du Nord). .

La transition démographique, c’est-à-dire le passage d’un régime de natalité et de mortalité élevé à un régime de natalité et de mortalité faible, qui se produit dans plus ou moins tous les pays du monde avec des calendriers et des modalités différents, en est la preuve. C’est ce dont nous nous réjouissons lorsque nous disons que le développement économique a sorti 500 millions de Chinois et 100 millions de Brésiliens de la pauvreté : un certain équilibre apparemment vertueux entre la croissance démographique et le bien-être disponible. Mais maintenant que ce modèle a abouti à une catastrophe écologique sans précédent – anthropocène ou capitalocène, il n’y a que peu de différence –, retour à la case départ : positive check ou preventive check, il faut choisir. Comme nous sommes incapables de renoncer à un certain modèle de liberté et donc à un mode de vie, nous avons choisi, plus ou moins consciemment (je le répète pour éviter les malentendus), de condamner une partie importante de l’humanité (probablement 1 à 2 milliards dans les 30 prochaines années, selon des estimations plus ou moins pessimistes) à une mort violente.

3) Le massacre n’arrivera pas partout de la même manière, celui-ci dépendra fondamentalement de ce que les collapsologues français appellent « l’effondrement ». Malgré la polémique que peut susciter une théorie non-scientifique et contestable sur de nombreux points il me semble utile de partir de la définition minimale de l’effondrement : il y a effondrement quand l’État n’est plus capable de répondre aux besoins primaires d’une partie considérable de la population (eau, vivres, chauffage, santé). Cela signifie que la notion d’effondrement est locale et différenciée parce qu’elle dépend d’un certain rapport entre politique, écologie et territoire. L’effondrement n’arrivera pas d’un coup, comme les anges de l’Apocalypse, mais de manière plus ou moins sensibles dans diverses parties du monde : des États comme le Yémen, le Congo, la Syrie, le Venezuela peuvent aujourd’hui déjà se dire effondrés ou en voie de l’être. L’Inde est un exemple de fascisation de l’État et d’effondrement politico-social sur fond de crise climatique.

Mais plus profondément, le vote des États-Unis pour Trump, ou pour Bolsonaro au Brésil, ou Salvini en Italie est un vote d’échange basé sur une promesse : que selon sa nationalité (en réalité selon son appartenance à un certain groupe social), on sera parmi les sauvés et non parmi les naufragés. S’adressant à l’inconscient collectif, le leader politique se tourne vers son peuple et lui promet le salut et l’arche de Noé, surtout par rapport aux autres – les étrangers. En attendant, il négocie plus ou moins explicitement les conditions du salut avec les classes qui peuvent se le permettre de façon réaliste grâce à la poursuite, au-delà du temps limite, des politiques de croissance qui, bien sûr, au niveau mondial, sont complètement insensées.

Voici le paysage. Passons maintenant au SARS-CoV-2. Le SARS-CoV-2 est en effet plus qu’une grippe (comme le montre explicitement le R0 de 2,5, soit le potentiel de contagion), mais pas objectivement et pour ainsi dire absolument. Je dirais plutôt que le SARS-CoV-2 est plus qu’une grippe dans le contexte qui est le nôtre.

Les parallèles avec la grippe espagnole de 1918 ne sont pas totalement injustifiés : à cette époque, l’épidémie, à faible mortalité mais à fort potentiel de contagion, touchait une population affaiblie par la Première Guerre mondiale, dans une situation où les structures sanitaires existantes n’étaient pas à la hauteur. Ni la population chinoise ni la population européenne ne sont aujourd’hui aussi affaiblies, mais, dans les deux contextes, il existe un problème commun, celui de la capacité des hôpitaux et de la pertinence des mesures sanitaires qui soient à la hauteur, c’est-à-dire capables de répondre à une demande d’assistance de la part de l’usager.

De ce point de vue, Agamben et Nancy [1] ont tous les deux raison, mais ils ont aussi tous les deux torts dans la mesure où ils semblent penser un horizon mondial homogène. En d’autres termes, la propagation du SARS-CoV-2 provoquerait les mêmes mesures de confinement ici et là, mais pour des raisons complètement différentes.

La Chine est en train de construire le futur post-apocalyptique du monde : un futur basé sur la planification de la croissance économique et la domestication des esprits animaux du marché (le plan colossal de contrôle des naissances d’il y a quelques années allait déjà dans ce sens) ; un modèle de gouvernement absolument antidémocratique (puisqu’il ne s’agit pas du tout de construire un consensus par la confrontation des opinions, mais de revenir à un socle commun de valeurs unifiant le peuple chinois dans sa marche vers la domination mondiale) ; une biopolitique répondant à ces critères, basée sur le contrôle total, disciplinaire de la population mais aussi, en même temps, sur l’extension de la protection sociale et sanitaire à des couches toujours plus larges de la population (comme le démontre l’ambitieux plan de sécurité sociale et sanitaire pour l’ensemble de la population chinoise).

Ce qui est vraiment inédit en Chine, c’est l’idée même de la prise en charge par l’État de la santé de la population, ce qui génère une nouvelle demande, croissante et explosive, une demande de soins de santé qui était auparavant prise en charge par la famille, le village, ou tout simplement par personne.

Dans un contexte où le SARS-CoV-2 représente une menace de surcharge pour des structures de santé et des hôpitaux encore fragiles mais en cours de construction, le lockdown permet de contenir l’épidémie dans certaines limites en s’appuyant sur les structures d’un État « autoritaire » (si ce mot a un sens en Chine) sans pour autant constituer un « État d’exception ». Les Chinois eux-mêmes semblent être conscients que ce qui se passe n’est rien d’autre qu’une étape dans la construction de l’avenir de la Chine en tant que seule puissance au monde.

Venons-en à l’Europe et plus particulièrement à l’Italie. Ici, aucun modèle politique n’est construit pour « le futur », tout au plus on gère un présent en déclin (malgré ceux qui continuent à parler de l’Italie comme d’un « laboratoire biopolitique », mais de quoi ? Laboratoire de la fin du monde ?). Comme le dit Esposito [2] à la fin de son discours, les ordonnances et les décrets promulgués par le gouvernement italien ont à voir, plus qu’avec l’extension du domaine biopolitique, avec la déliquescence de l’État-providence, et plus particulièrement des structures sanitaires soumises à trente ans de destruction programmatique par les gouvernements néolibéraux « amaigrissants » et du new public management et aux prises avec une population vieillissante.

Par ailleurs, la situation est similaire, voire pire, en France, d’où écrit Nancy, où Macron a non seulement achevé la destruction du concept même d’hôpital, mais a également jeté la quasi-totalité du personnel médical dans le burn-out le plus grave et fait littéralement mourir de faim la plupart du personnel administratif (ce qui explique la sympathie générale pour le mouvement des Gilets jaunes, qui ne sont pas l’objet de pitié, mais d’identification pour une majorité de la population). C’est probablement la conscience de cette destruction qui pousse Nancy à approuver certaines mesures pour contenir le virus, surtout si l’on considère que les premiers à être menacés sont les plus faibles, comme lui, déjà affectés par diverses pathologies, non seulement parce qu’ils sont plus exposés au SARS-CoV-2 et à ses conséquences délétères, mais aussi parce qu’ils sont exposés au risque de la négligence, de l’abandon en somme, par des structures médicales incapables de gérer les urgences, y compris la grippe, parce qu’elles manquent fondamentalement de ressources.

En bref, ce que nous vivons en Europe n’est pas l’extension de la biopolitique en tant que régime d’un pouvoir incarné par l’État qui fait vivre et abandonne le surplus à la mort. Nous assistons stupéfaits, ces jours-ci, à la démonstration que le néolibéralisme a littéralement annulé l’option biopolitique moderne, c’est-à-dire la capacité de « faire vivre » en relançant continuellement le cercle vertueux entre développement économique et population (au sens quantitatif mais aussi qualitatif), une option sur laquelle reposait depuis au moins trois siècles la possibilité même de ce que nous, « Européens », appelons la liberté.

Comme nous l’avons vu, cette option s’est littéralement et structurellement écrasée sur les limites écologiques qui ont été l’impensé du développement pendant tout ce temps. Agamben a toutes les raisons de dire que l’état d’exception est devenu la règle, grâce à une législation liberticide par décret : le fait est que sortir du cercle mortel du développement démographique-développement économique implique en premier lieu de tuer la liberté, ou du moins ce que nous appelons la liberté. Le virus voyage sur les mêmes circuits globalisés qui sont la condition matérielle de notre conception de la liberté. C’est pourquoi l’urgence épidémique du SARS-CoV-2 se manifeste, en Europe, en terme d’arbitrage entre liberté et salut : la question fondamentale est de savoir dans quelle mesure l’État néolibéral, cette incarnation terrestre et intimement dangereuse de la Providence, peut encore nous permettre un salut relatif, par quels moyens et pour qui.

Il est embêtant de faire appel à des notions aussi grossières que l’inconscient collectif pour expliquer la psychose collective de ces jours-ci, mais, dans un certain sens, les mesures prises par le gouvernement italien représentent une façon de parler à cet inconscient – qui est déjà, je le répète, un inconscient de l’apocalypse. Le problème central, me semble-t-il, est de savoir comment donner une expression concrète à cet inconscient sans le traduire trivialement en choix entre l’égoïsme personnel et la vie nue des pauvres, car le problème central est ce que nous entendons par liberté ou action humaine. L’option chinoise de la liberté comme contrôle du globe n’est pas seulement, en ce qui nous concerne, une sorte de cauchemar totalitaire : ce n’est tout simplement plus une option possible pour nous, maintenant et ici en Europe. La réponse des partis autoritaires européens, fascistes ou nationalistes, qui tentent de nous vendre un salut contre les autres – les désespérés du monde qui seront les premiers à être submergés – en échange de la liberté libérale de choix et d’opinion, n’est pas seulement moralement insoutenable, c’est un miroir aux alouettes qui cache l’inévitable guerre de classes entre les rescapés et les naufragés de l’intérieur des frontières. La réponse de fond, nous la voyons tous : la seule possibilité de sauver quelqu’un implique déjà d’en finir avec une certaine idée de la liberté comme croissance économique, choix matériel et propriété individuelle. Nous devons repartir, à la façon de Spinoza, non pas de ce qui nous est permis, mais de ce qui est possible. Le virus nous place maintenant face à la nécessité de ne pas laisser seuls les quelques personnes qui se sont déjà aventurés sur cette voie.

Luca PALTRINIERI
10 mars 2020

[bleu marine]De la peur des sociétés ordo-libérales[/bleu marine]

L’ordo-libéralisme en rêvait, Macron l’a fait : la mise au pas d’une société démocratique qui se retrouve en situation de semi-quarantaine, et au pas au motif de lutter contre un virus.

Bien sûr, en cas d’épidémie, des mesures prophylactiques s’imposent. Mais jusqu’où et comment ? La réponse du pouvoir a été celle de la peur, plus ou moins dosée. Elle est d’autant plus hypocrite que, malgré le matraquage politique et médiatique hallucinant, le discours se veut contrebalancé par un appel au calme. Sur le terrain, on voit bien que cette contradiction schizophrénique a des effets qui s’apparentent plus à la peur qu’à la sérénité.

Le capitalisme est pris au piège de son fonctionnement qui repose sur une mobilité à outrance des biens comme des personnes, à l’intérieur des pays et entre les pays. Les fascistes, les postfascistes et les souverainistes de différentes obédiences rêvent de fermer les frontières ; certains l’ont proposé comme mesure en la circonstance, mais la maladie se joue des passeports et des bornes artificielles dressées entre les peuples.

Tout juste des mesures ciblées auraient-elles pu ralentir la course épidémiologique, mais à partir du moment où son origine se trouve au sein de la deuxième puissance économique du monde, la Chine, qui brasse des milliers de personnes et des milliards de marchandises, elles ne pouvaient pas grand-chose. La Chine, dont la combinaison entre parti unique et économie de marché fait saliver tous les capitalistes et rêver tous les dirigeants de la planète, est pointée du doigt pour avoir tardé à réagir, mais elle est quand même devenue le modèle à suivre pour l’ordo-libéralisme : l’état d’urgence à traitement indiscriminé, l’injonction et le contrôle, y compris avec l’utilisation de la reconnaissance faciale.

Le Covid-19 frappe les personnes physiquement fragiles et âgées, surtout quand elles ont des problèmes pulmonaires, et souvent en difficulté sur le plan socio-économique. Les adultes et les jeunes sont globalement épargnés, tout en pouvant être transmetteurs du virus. L’État interdit en France les spectacles, mais on ne ferme pas les métros comme si les contacts étaient plus dangereux ici que là. Il interdit les rassemblements de plus de cent personnes, mais il laisse ouverts les supermarchés où se ruent massivement les consommateurs affolés pour faire des stocks. La machine économique tourne aux bons endroits.

Les universités sont fermées, la politique visant à remplacer l’enseignement « présentiel » par des cours à distance, des moodle et autres télé-enseignements trouve le prétexte concret, rêvé et imparable (car c’est pour la bonne cause) pour s’imposer avec force. Stratégie à terme : moins de profs, moins de recrutements, des économies, silicolonisation à outrance, marché informatique débridé. Conséquences : affaiblissement de la pédagogie, contrôle à distance, crétinisation accélérée des masses et algorithmes à gogo. Au passage, le début de contestation contre les nouvelles orientations de la recherche est tranquillement réduit. D’une pierre deux coups.

La Macronie frappe en France encore plus fort que du temps récent des attentats terroristes. Tandis que l’ennemi djihadiste était identifié, non sans confusion, cette fois l’ennemi suprême ressortit d’autre chose : la nature. Échappé d’une proximité malsaine entre animaux et humains sur un marché chinois (comme quoi l’animalité n’est pas un domaine irénique), il incarne une nature inconnue qu’il faut absolument craindre. Un virus nouveau dont même les savants disent qu’ils ne le connaissent pas. Ces savants que l’on croit quand ils nous parlent du climat, de l’environnement ou du corps. La science semble déstabilisée, mais ce n’est qu’une apparence. Elle reste au cœur du dispositif ordo-libéral. OMS et GIEC, même combat.

Un certain nombre de personnes n’ont pas compris pourquoi je dénonce avec insistance les collapsologues, les prophètes de malheur, les hystériques de « la planète est foutue » et de « la fin approche ». Mais il s’agit de viser deux choses : non seulement l’état des lieux « de la planète » (en fait, il faudrait parler d’ « humanité » au risque de faire hurler les biocentristes et les partisans de l’écologie profonde), état des lieux qui est établi dans une grande confusion avec un mélange de faits avérés et d’approximations confondantes ; mais aussi la façon dont cet « état des lieux » est traité par la peur, l’angoisse, le catastrophisme, et toujours dans la confusion ou bien l’incompétence.

Or la peur dépasse son objet, comme Albert Camus l’a si bien montré dans La Peste. Elle tourne pour elle-même, elle s’auto-suffit finalement. Mais elle ne vient pas de nulle part, elle renvoie aux peurs ancestrales que le pouvoir sait si bien manipuler. Le fascisme et le postfascisme en ont fait leur philosophie, mais l’écologisme aussi, dans toutes ses composantes : il faut bien le voir, et le dire hautement.

Au-delà des discours catastrophistes exprimés régulièrement par les politiciens verts avec leurs relais médiatiques (France Inter, France Info, Le Monde, Télérama et Courrier International – ces trois journaux dépendant des fonds du Vatican dont la croyance eschatologique constitue d’ailleurs l’un des fondements, l’aurait-on oublié ?), il est pathétique de voir ces militants d’EELV se glorifier d’avoir annulé leurs meetings de plus de mille personnes. Ah les bons citoyens du capitalisme vert que voilà ! Les affidés de la Macronie et de l’ordo-libéralisme !

Quelques intellectuels en mal de la gauche, dont ils ont gardé le logiciel pro-étatique qui se réveille en cas de crise (en cas de révolution aussi ?), ripostent en brandissant l’argument du complotisme, argument qui est à la réflexion politique ce que BFM-TV est à « l’information ». Mais ils reprennent l’analyse de cette gauche en déshérence, ainsi que celle des médias dominants. Ils se trompent également sur les menaces, en sous-estimant dangereusement la progression du capitalisme vert (selon eux, l’écologisme étant « de gauche », il est fatalement dans le « bon camp », un camp imparfait mais le bon camp quand même).

Tous les discours sur l’urgence, sur la catastrophe et sur l’effondrement trouvent avec l’épidémie le débouché idéal pour le pouvoir qui, faute de pouvoir résoudre le chômage, par exemple, se retrouve re-légitimé dans ses fonctions régaliennes, paternalistes et de nounou. On s’occupe de vous, la piqûre va faire mal, mais c’est pour votre bien. Quitte à faire n’importe quoi dans les mesures. Mais puisque personne ne moufte ! L’urgentisme est passé par là. Les esprits ont été conditionnés.

Au passage, il est sûr que c’est une aubaine politique pour Macron qui permet de faire parler d’autre chose que de la « réforme des retraites » (laquelle avait mis une bonne partie du pays dans la rue), de faire oublier les Gilets jaunes et de faire semblant d’oublier la crise hospitalière qui dure depuis plusieurs mois (dont lui et ses prédécesseurs sont responsables, mais, là, tout est oublié, n’est-ce pas ?). Il est envisageable que la situation et le timing (ah, ces communicants, des artistes de haut vol !) limitent la claque électorale de LREM, tandis que la situation pourrait profiter aux Verts : les paris sont ouverts.

Pour conclure, deux choses :

D’une part, les dirigeants français peuvent être aussi cyniques que leurs compères italiens en abandonnant le soin des cas les plus graves, en l’occurrence les personnes les plus âgées et touchées, faute de lits suffisants en réanimation. L’ordo-libéralisme occidental décline à sa façon la ballade de Narayama.

D’autre part, la situation est relativement confortable pour les dirigeants car, quels que soient les mesures et les résultats, ils sont dans la posture d’une prophétie auto-réalisatrice. Comme toutes les autres épidémies, celle du Covid-19 va en effet reculer et s’éteindre ; entre-temps un vaccin pourra même avoir été trouvé. À ce moment-là, politiciens, journalistes et médecins viendront nous dire la bouche en cœur : vous voyez, on a pris les bonnes mesures ! Or, qu’on ne s’y trompe pas, la prophétie auto-réalisatrice n’est rien d’autre que la philosophie du capitalisme vert, et sa stratégie.

Philippe PELLETIER
14 mars 2020

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