La Fracture est un film de Catherine Corsini. Asphyxiant. Comme un nuage de lacrymogène. Comme un climat social éruptif. Comme une souffrance si grande qu’aucune gorge ne saurait l’avaler.
Le silence. Lorsque les lumières se sont rallumées dans la salle, il a retenti. Il flottait, autour de nous, dans le froufrou des manteaux qu’on cherche à tâtons, dans ces portables qu’on rallume. Et puis, il nous a accompagnés le long du couloir menant à la sortie. Le silence. À peine quelques voix, timides, quelques chuchotements respectueux. Combien d’entre nous, en marchant, portaient dans leurs poches les larmes ravalées ? Comme des billes qu’on sent rouler entre nos doigts, et qui, à chaque pas, tintent pour nous rappeler leur existence. Une fois dans la rue, la première bouffée d’air a libéré la parole. Respiration. Mais pas les regards. Pas tous, du moins. Nous sommes nombreux à n’avoir pas tout à fait quitté la salle. Ou peut-être, plus exactement, est-ce le film qui ne nous a pas quittés.
La Fracture prend à la gorge. Pas tout de suite, non, progressivement, comme un cortège qui se rassemble, s’étire, défile, jusqu’à se retrouver arrêté. Jusqu’au choc. Au départ, la réalisatrice plante ses personnages : un couple de femmes en rupture ; un camionneur remonté ; une infirmière débordée. Les premiers dialogues ne sont pas forcément bons, un peu caricaturaux, dans le style parfois si lourdingue des films français. Marina Foïs fait du Marina Foïs, sarcastique, patibulaire ; Valeria Bruni Tedeschi est volubile, agaçante même, par sa logorrhée incontrôlée et incontrôlable ; Pio Marmai est juste, terriblement juste, dans ce personnage de l’homme en colère qu’il incarnait déjà si bien dans la série En thérapie.
Une chute. Un coude brisé. Une ambulance.
Un cortège nassé. Une charge policière, une grenade GLI-F4. Une jambe transpercée.
Au bout : l’hôpital.
Un hôpital qui nous est présenté à travers l’excellente Aïssatou Diallo Sagna dont le jeu d’acteur est stupéfiant de justesse. Joue-t-elle la comédie ou n’est-ce pas une comédie que l’on fait jouer à l’hôpital ? Comédie tragique d’un personnel en grève, sous-équipé, surchargé, multipliant les nuits de garde hors de tout cadre légal, mais par esprit de solidarité avec les collègues, par amour du métier, par humanité pour tous ces corps souffrants qui se présentent, inlassablement, aux portes des urgences, comme des vagues de misère venant s’échouer sur la proue d’un bateau en naufrage. Mais il faut tenir. Il faut répéter les gestes, des gestes qui sauvent, qui rassurent, qui offrent même bien souvent un peu de douceur et de tendresse à ceux qui en manquent tant. Il faut accepter les cris, la colère, la douleur, la folie – tel ce patient de psychiatrie présent aux Urgences parce qu’aucun hôpital psychiatrique n’a de place pour lui. La folie a toute sa place aux Urgences. Elle a toute sa place au sein d’une institution si malmenée que vouloir chaque jour renfiler la blouse tient de la folie. Pure.
Le film effectue un tunnel entre une manifestation Gilets jaunes à Paris et une nuit de travail aux Urgences d’un hôpital qui accueille un surcroît d’activité dû aux multiples victimes des violences policières. Jambe lacérée, côtes brisées, crâne fendu, détresse respiratoire. Par cet aller-retour entre l’extérieur – Paris et sa manifestation – et l’intérieur – l’hôpital –, Catherine Corsini invite à une réflexion sur ce front des misérables qui, dehors comme dedans, cherche à ne plus survivre, mais à mieux vivre. Aux médecins, infirmières et aides-soignantes, les revendications se scotchent sur la façade d’un bâtiment ou sur le dos d’une blouse, parce que s’arrêter « n’est pas possible ». Aux Gilets jaunes, mosaïque caléidoscopique de personnes qui n’en peuvent plus, les revendications se clament dans la rue, sur les trottoirs chics des champs Elysées, dans l’espoir insensé d’atteindre celui qui se réfugie dans son palais.
Les violences se croisent. Tout comme les souffrances. Elles nous asphyxient. Elles nous étouffent parce qu’elles ne trouvent pas d’autres débouchés que des cris et des larmes que personne n’entend, que personne n’essuie. Alors, d’un revers de la manche, on les balaye. On les ravale. Pour une journée de plus, pour quelques heures, en attendant de les ramener chez soi.
Ce film rappelle – on ose espérer que pour aucun spectateur il n’y aura là de découverte – combien la lutte des Gilets jaunes, et à travers elle, celle de tous les misérables qui souffrent de l’exploitation de leur travail, de l’humiliation quotidienne de ne pas vivre ni travailler décemment, est superbe. Superbe parce qu’elle a levé le poing des mutilés, dressé le regard des éborgnés, frappé le pavé des estropiés, pour crier à un monde sourd et aveugle : on est là !
La Fracture projette pendant 98 minutes ce message : on est là ! Les petites mains de la misère, celles et ceux qui tous les jours se lèvent pour courber l’échine au travail, harassés, humiliés et à qui on n’offre aucun répit, même en période d’épidémie où l’hôpital devait faire plus, les usines produire, les livreurs satisfaire les commandes et appétits, les autres devant acquiescer à un télétravail qui ouvrait à l’entreprise les portes de leur intimité.
Rien ne doit freiner la marche insensée du capital. Ni les virus, ni les règles climatiques et environnementales, ni les corps usés et révoltés. La seule réponse est celle de la force. La force de l’ordre. Un ordre capitaliste lancé à marche forcée dans une ivresse d’accumulation que rien ne saurait arrêter.
Sur la façade d’un restaurant, Catherine Corsini filme un tag : « Beau comme une insurrection impure ». L’insurrection est un soulèvement. D’abord de la volonté qui décide de rompre les chaînes qui l’entravaient, ensuite du corps qui, libéré de sa camisole mentale, peut se mettre en mouvement. Les Gilets jaunes ont ouvert, l’espace de quelques semaines, un horizon d’une beauté terrible. Au loin, à travers le brouillard lacrymogène, les masses impures se soulevèrent et projetèrent sur ce monde froid et cynique toute la chaleur de leurs larmes ; l’air était transpercé de leurs cris et aucun gaz ne pouvait plus alors les asphyxier à nouveau. Cet ordre a tremblé le temps d’une insurrection. Et les voir, eux, ces puissants, si haut perchés qu’ils ne voient ni n’entendent plus rien, frémir l’espace d’un instant, cela a dessiné dans chaque esprit un horizon sublime : celui d’un autre monde possible. Pour le faire advenir, il faudra que les misérables se dressent, ensemble, contre les coups, offrant leur corps en rempart à une idée plus grande qu’eux.
La fracture est déjà là. Rester à s’engouffrer dedans.
Texte repris de la revue en ligne
POSITIONS [1]