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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Par quoi devons-nous commencer ? [1909]
À contretemps, n° 48, mai 2014
Article mis en ligne le 12 mars 2015
dernière modification le 6 mars 2015

par F.G.

Ce texte – « Das zweite Flugblatt : Was ist zunächst zu tun ? » – a été publié dans le numéro du 30 janvier 1909 de Der Revolutionär (Berlin) et reproduit dans le numéro de décembre 1913 de Der Sozialist [Landauer AS 3.1, pp. 134-140].

Nous voulons sérieusement réaliser le socialisme. Par quoi devons-nous commencer ?

Le peuple allemand manque de courage, d’initiative, de foi dans l’acte libre. Même les meilleurs d’entre nous se sont habitués à attendre. Quand ils sont appelés à agir par eux-mêmes, ils se demandent aussitôt quels obstacles insurmontables on va mettre sur leur chemin. C’est pourquoi il y en a qui attendent ce qu’ils appellent la « révolution », que d’autres attendent le développement du capitalisme, que d’autres encore attendent les bêtises de l’ennemi, que d’autres enfin attendent l’intervention du parlement et du gouvernement.

Tous autant qu’ils sont ont une peur incurable des « expériences », des échecs et des défaites.

Et ils craignent tellement les défaites qu’ils ne voient pas que tout ce qu’ils ont fait – ou n’ont point fait – depuis cinquante ans n’est qu’une seule et grande défaite continue.

Seul peut vaincre celui qui ne craint pas les défaites et qui se dit d’emblée qu’elles sont temporaires et qu’elles n’ont rien de terrifiant ; seul peut vaincre celui qui marche en avant avec joie et confiance.

Où trouve-t-on chez nous, en Allemagne, l’envie d’entreprendre, l’espérance joyeuse de grandes choses que l’on aura faites soi-même, où trouve-t-on la confiance ? Où est la foi dans sa propre cause ?

En Allemagne, le mouvement qui s’est donné le nom de socialiste a depuis longtemps perdu toute fraîcheur et toute couleur. Ces « socialistes » disent que le rouge est leur couleur, et ils en mettent fiévreusement sur les couronnes mortuaires qu’ils déposent à la mémoire de leurs grands morts. Les souvenirs de ces socialistes sont peut-être rouges, mais leur vie est grise.

Par où devons-nous donc commencer ?

Ceux qui, répondant à une profonde nécessité intérieure et puisant dans la magnifique richesse de leur être, veulent sérieusement réaliser le socialisme, doivent se rassembler au sein de la Ligue socialiste.

Vouloir, vouloir vraiment une chose, revient au même que faire cette chose. Nous ne parlons donc pas ici des hommes qui « ont des sympathies pour… », qui « voudraient bien… », qui « se réjouissent de voir… », qui « veulent tendre à… », quelle que soit l’expression dilatoire qu’ils emploient. Nous parlons ici du rassemblement de tous ceux qui veulent et qui, donc, commencent à créer la chose de l’avenir.

Qui peut donc se joindre à nous ? Celui qui ressent que la misère est une honte pour chacun d’entre nous. Qui ressent que la manière dont on produit ici les biens – non pas au nom de l’unité commune des besoins mais au profit de quelques-uns qui veulent s’enrichir et avoir le pouvoir – est une folie sacrilège. Celui qui sent que la faute de tous les hommes – celle des générations passées comme celle des générations qui vivent dans les êtres d’aujourd’hui – l’insulte à travers la voix pleurant de l’ivrogne, le nargue à travers les yeux de la prostituée, le regarde fixement à travers les barreaux des prisons. Celui qui traverse toutes les époques avec dégoût et colère et qui pourtant conserve, indestructibles, l’espoir dans le cœur, la volonté dans les mains et la lucidité dans les yeux. Celui qui sent au plus profond de lui-même que c’est pour nous tous une nécessité de créer une unité commune, un peuple, un tout d’ordre supérieur qui soit tout différent de l’entité qui se fait appeler l’Empire Allemand.

Que celui qui se reconnaît là n’hésite pas un instant : il est des nôtres. Qu’il vienne à nous, qu’il chemine avec nous ; qu’il crée de la joie avec nous et qu’il triomphe avec nous !

Ce que nous appelons aujourd’hui la Ligue socialiste doit devenir un jour notre peuple, tout notre peuple.

Aujourd’hui, nous ne sommes que quelques-uns. Mais nous voulons que, un jour, nous soyons multitude.

Bien que nous soyons peu nombreux, il faut commencer ; et parce que nous sommes peu nombreux, il faut commencer en petit. Mais dès que nous aurons commencé, nous montrerons à tous ceux qui peuvent nous voir, ce qu’est le socialisme, ce qu’est la joie, ce qu’est la communauté. Et alors – oh nous en sommes sûrs ! – nous serons vite nombreux.

Nous commençons à réaliser le socialisme en cessant d’être les esclaves du capital. Nous commençons à réaliser le socialisme quand nous ne produisons plus pour le marché des produits en tant que travailleurs salariés.

Mettre le travail que l’on fait soi-même pour rendre la vie belle et pour obtenir la béatitude intérieure, au service de sa propre consommation avec des frères et des sœurs qui travaillent et viennent en aide : c’est cela le commencement du socialisme.

Certains diront : « Comment cela peut-il arriver ? Comment est-ce possible ? Où allons-nous trouver les hommes, les usines, la terre, l’argent ? »

Vous auriez appris au cours des cinquante dernières années que le socialisme ne vient que si on le fait, et vous n’auriez pas posé cette question aujourd’hui. Un jour, nous vous raconterons l’histoire des rapports entre la social-démocratie et les coopératives, nous porterons à votre connaissance toutes les pièces et documents et nous vous montrerons que la social-démocratie a été jadis, sur la base des théories absurdes de Karl Marx, l’ennemie jurée des coopératives ; et si de nos jours on en vient dans certains districts à fonder des coopératives pour le parti socialiste ou presque, le mouvement coopératif est encore traité en bâtard par la social-démocratie. Pourtant, et malgré cela, les travailleurs qui se sont associés pour se procurer les marchandises nécessaires à leur consommation ont actuellement des usines, des boulangeries industrielles, des abattoirs, une Société d’achat en gros qui possède ses propres navires. D’où est venu l’argent pour tous ces terrains, ces immeubles, ces usines, ces machines ? Ces travailleurs ont organisé leur clientèle, pardi ! Qui dit relation de clientèle, dit crédit, et qui dit crédit, dit puissance économique. Dans le socialisme commençant, l’employeur est la clientèle organisée. Autrement et mieux dit : dans le socialisme, on produit pour la consommation ; le consommateur est l’employeur et le producteur est l’employé ; comme ils sont une seule et même personne, il n’y a plus ni employeur, ni employé. Aujourd’hui, les consommateurs veulent des prix bas et les producteurs de hauts salaires, sans voir que c’est comme si, voulant donner une gifle à l’image que leur renvoie un miroir convexe, ils se frappaient eux-mêmes au visage. Le socialisme commençant brise le miroir déformant de l’usure intermédiaire : le consommateur et le producteur se reconnaissent comme étant une seule et même personne. Il s’agit donc de fonder une ligue de consommateurs qui produiraient pour eux-mêmes. Et là, vous avez vos terrains et vos usines, vos machines et votre « argent ». Aujourd’hui, vous donnez votre force de travail à l’industriel qui vous donne salaire et vous donnez de l’argent au marchand pour acheter les marchandises dont vous avez besoin. N’en résulte-t-il pas, par simple déduction logique, que, si vous, les travailleurs, intervertissez l’ordre et que vous commencez par vous donner l’argent à vous-mêmes pour acheter les marchandises dont vous avez besoin, vous pouvez vous donner les salaires à vous-mêmes, et mettre votre force de travail à la disposition de vous-mêmes ? N’en résulte-t-il pas que la marchandise n’existe plus, puisqu’il n’y a plus ni intermédiaire ni profit marchand, qu’il n’y a ni salaire, ni « argent », ni employé, ni employeur ?

Les luttes de salaire de ceux qui produisent pour le capitalisme ne permettent pas de réaliser le socialisme. Le socialisme commence avec l’organisation de la consommation. L’organisation de la consommation crée la puissance économique des hommes travaillant pour la communauté humaine, ainsi que les choses qui sont l’expression matérielle de cette puissance : crédit mutuel, terrains, immeubles, usines, machines, et tout ce qui est nécessaire. L’organisation de la consommation enlève aux maîtres parasitaires amassant les richesses leur puissance économique et ainsi toute puissance : le capital, la valeur de leur argent, leurs travailleurs, la possibilité de vivre sans accomplir un travail productif.

Si, à l’époque où le mouvement ouvrier était encore jeune, où il était encore lié aux révolutions politiques qui rendaient possible la transformation rapide des conditions et des hommes, les socialistes avaient su ce que nous savons maintenant, avaient reconnu ce que le plus grand socialiste, c’est-à-dire Proudhon, leur disait jadis et que nous répétons enfin, bien que sur le tard, aujourd’hui : le socialisme n’est pas affaire de revendication et de patience, mais d’action ; si, donc, on n’avait cessé, au cours des cinquante dernières années, en se rattachant aux besoins des travailleurs, d’organiser avec joie et courage d’abord l’échange, puis la production, dans un sens socialiste : eh bien, ma foi ! la dernière grande question du socialisme serait aujourd’hui, et depuis longtemps, arrivée à maturité – question dont on ne saurait venir à bout, cependant, par le seul rassemblement des producteurs-consommateurs. Le rassemblement des hommes par l’organisation de la consommation et du crédit crée la puissance économique qui remplace le capital et qui détruit le capital hostile. De cette façon, on arrache des mains des monopolistes toutes les activités de transformation des matières brutes. Mais il reste la lutte contre les monopolistes de première catégorie pour la production des matières brutes et des produits alimentaires essentiels. Il reste la lutte pour la nature, qui ne peut être produite par les hommes, la lutte pour ce qui appartient par nature aux hommes : la lutte pour la terre. Si cette question vraiment essentielle du socialisme, disons-nous, était arrivée à maturité depuis longtemps et que, avec elle, les grandes questions politiques avaient été résolues, le peuple serait parvenu à la liberté et à l’autodétermination. Peuple et terre ! Terre et liberté ! Ce n’est que lorsque les institutions locales populaires (Volks-gemeinden) possèdent le sol, comme jadis elles l’ont possédé dans tous les pays, que l’essence du peuple (Volkstum) et la liberté se réalisent.

L’esprit du socialisme fait souvent défaut aux coopératives aujourd’hui existantes ; il leur manque la volonté et le but ; à la place, elles ont ce qui compose le poison le plus dangereux pour les Allemands : l’esprit de la bureaucratie. Ces coopératives sont devenues une fin en soi, l’esprit y a été étouffé par les mesquineries ; elles sont régies par des rapports entre maîtres et esclaves, entre direction et personnel, entre des entremetteurs commerciaux qui veulent vendre beaucoup et une masse d’adhérents qui doit beaucoup acheter ; et seuls quelques-uns savent que ces associations sont appelées à bouleverser notre vie matérielle sous toutes ses formes, mais cela seulement si tous les hommes qui y participent se mettent à l’œuvre en répondant à un profond bouleversement intérieur et en obéissant à une grande et sainte volonté. Mais tous ces gens ne parviennent pas à dépasser le rapport employés-employeurs et ont introduit dans la coopération leurs habitudes d’esclave et leurs désirs de vengeance, ainsi que les manières des maîtres qu’ils ont rapidement apprises. Et quand on connaît l’attitude des coopératives de consommation à l’égard des travailleurs qui produisent en leur sein ou pour elles, on ne sait ce qui est le pire : l’attitude des travailleurs organisés dans leur rôle de coopérateur-employeur, ou bien l’attitude des coopérateurs-employés, organisés dans les syndicats, contre les coopératives.

Il n’en va pas autrement ici : ce qui doit conduire au but, doit commencer en l’esprit et doit, pour cela, commencer en petit.

Là où règnent le centralisme et la bureaucratie, il n’y a ni communauté, ni synergie, ni libération de forces joyeuses.

Pourtant, bien que ces coopératives n’aient ni l’esprit, ni le but, ni le fondement qui conviennent, et bien que la grande masse des membres n’y soient considérés que comme de simples payeurs ou acheteurs, la coopérative est la seule forme d’organisation de notre temps qui porte en elle – en tant que forme – le commencement du socialisme. Rassembler les consommateurs dans le but de travailler pour les besoins propres au lieu de travailler pour le marché capitaliste : les coopérateurs seront des nôtres une fois qu’ils auront pris conscience que c’est bien là ce qu’ils font, et pas autre chose. Pour le moment, ils sont comme ces princes des contes qui cherchent un beau pays sans savoir qu’ils y sont : et cela, parce qu’ils sont enveloppés dans les brouillards du faux.

Il s’agit donc de leur montrer, à eux et à tous les autres, ce qui leur manque – et pas seulement de le dire, car la parole passe et s’oublie rapidement : leur font défaut la terre et l’esprit.

Bien plus que dans les coopératives bureaucratiques qui séparent l’administration et les masses d’adhérents, le socialisme est déjà chez soi dans les petits groupes qui, à la suite de luttes salariales et de grèves, ou seulement au nom de la vie nue et pour des raisons de propagande, sortent du capitalisme en produisant pour leurs besoins propres ou pour une clientèle d’ouvriers. En Allemagne, jusqu’ici, il y en a eu peu d’exemples ; mais il y en a eu en Suisse, en France et dans tous les autres pays dont nous pouvons apprendre beaucoup, si habitués que nous sommes à un esprit de passivité étroite et servile.

À chaque fois qu’une lutte économique éclate au sein des branches qui satisfont les besoins essentiels, les travailleurs impliqués devraient se demander : n’est-ce pas là l’occasion de priver le capitalisme de notre travail non seulement pour quelques jours, mais pour toujours ? Car les travailleurs impliqués ne sont pas seulement ces producteurs entrés en grève, mais tout aussi bien les nombreux consommateurs qui sont parfois amenés à les soutenir par le boycottage Mais il faut que le boycottage s’accompagne de l’organisation de la consommation et du passage à la production ouvrière autonome pour les consommateurs organisés. Sans cela, le résultat ne peut être qu’une élévation momentanée des salaires pour les producteurs et une augmentation durable des prix pour les consommateurs.

À chaque lutte économique, à chaque grève, les travailleurs impliqués devraient se demander : ne pouvons-nous pas, en cette période d’inactivité, travailler et édifier quelque chose pour nous-mêmes, pour notre unité commune ? Ne pouvons-nous pas faire des préparatifs pour organiser la consommation en commun, fût-ce seulement des « soupes populaires » pour commencer, que nous mettrions en place et que nous ferions vivre par nos propres forces, même après la fin de la grève ?

Ce ne sont évidemment là que de petits commencements, de petits germes, de petites cellules. Mais il se passe tellement de choses une fois que l’esprit d’initiative, de création joyeuse, d’entreprise, d’espérance s’empare du peuple, une fois qu’il s’empare des masses !

La joie, l’espérance et la confiance vivent en nous, nous qui faisons partie de la Ligue socialiste, et nous voulons les répandre autour de nous. Nous en avons assez de reculer et d’attendre les autres. Allons de l’avant dans tous les domaines qui concourent à la vie nouvelle ; et les autres nous suivront quand ils nous verront à l’œuvre.

L’étape de la destruction des obstacles – si ce sont de véritables obstacles – vient quand on s’en est approché tout près jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espace possible. Aujourd’hui, il n’y a que les obstacles dressés par l’anticipation, l’imagination et la peur. Nous voyons déjà les obstacles qu’on va mettre, quand le moment sera venu, sur notre chemin et – et quoi ? – et nous ne faisons rien, si ce n’est aboyer.

Quand le moment sera venu ? Laissez-le au moins venir !

Qui peut te faire violence, à toi Peuple, si tu ne le fais pas toi-même ?

Il faut bien que le petit nombre aille de l’avant pour devenir multitude.

Quand ils arrivent au milieu du chemin, voyez-vous ça ! leurs ennemis ont disparu ou, du moins, n’ont plus les troupes suffisantes pour s’opposer à eux.

Où sont donc passées ces troupes ? Ne se seraient-elles pas évanouies justement parce que nous sommes devenus plus nombreux ? Ne serait-il pas possible que nos anciens ennemis aient rejoint nos rangs ?

N’y aurait-il pas comme un effet d’écho ? Que craint le peuple ? Le peuple ! Qui empêche d’agir les masses ? Les masses !

Vous êtes vous-mêmes vos ennemis ! Édifiez-vous, renforcez-vous, rassemblez-vous ! Chacun d’entre vous est double : celui qui va au socialisme, lui donne un ami et lui ôte un ennemi.

Vous deviez savoir depuis longtemps que votre entière servitude est volontaire et que personne ne peut réellement vous empêcher d’agir, à part vous-mêmes.

Quiconque construit dans le juste esprit, détruit, en construisant, les obstacles les plus puissants.

Si tous ceux qui aspirent au socialisme le veulent vraiment, c’est-à-dire le font, nous serons invincibles.

Pour le moment, et jusqu’au moment où nous aurons le monde avec nous, nous voulons gagner les autres à notre cause, nous – le petit nombre – nous voulons agir et faire.

Le véritable socialisme, intégral, vivant, né de l’esprit qu’il crée à son tour, commence à exister dans la colonie socialiste ; et de là, il rayonne sur la terre et sur le peuple.

Gustav LANDAUER
[Traduit de l’allemand par Gaël Cheptou]