■ Tout le noir, les yeux fermés sur l’excès du désastre… Dans un film où l’on ne parlait pas de Sade, les Hurlements (en sa faveur) annonçaient, en 1952, le temps des origines, une sorte de commencement fondé sur une intuition que la suite des événements (et de la filmographie debordienne) ne devait pas démentir : « L’usage des arts aussi mal qu’on les traite et à quelques fins qu’on veuille les plier, ne va pas sans entraîner des fréquentations douteuses et des admirations suspectes. Il n’est que trop facile de séduire un monde culturel déjà oublié par l’histoire. À côté de telle rosière de propédeutique, une belle place dans les lettres françaises est réservée au scandale, aux mauvais garçons, au modernisme. L’exclusive n’est sur personne. [1] »
C’est précisément cette intuition – et plus particulièrement « le problème du maudit » – que creuse, quelque dix ans plus tard, Asger Jorn dans cette brillante préface à Contre le cinéma [2]. On ne manquera pas, bien sûr, de pointer, ici ou là, le côté clairement laudatif – insistant, dit Jorn – de ce portrait de Debord en « créateur », « novateur », « inspirateur ». Il y a même fort à parier que certains esprits « forts » et résolument mesquins en resteront là. L’écume leur suffit ; c’est leur affaire. D’autres lecteurs, en revanche, s’intéresseront, on peut du moins l’espérer, à l’analyse à bien des égards prophétique que Jorn, alors démissionnaire de l’Internationaliste situationniste depuis trois ans et directeur de l’Institut scandinave de vandalisme comparé, livre ici sur l’altération, en son temps, du concept de « l’artiste maudit », mais aussi sur sa valorisation comme pièce maîtresse de la grande roue de l’éternel renouvellement des formes esthétiques. La liste est longue des « maudits » des sixties rentrés dans le rang de la « production officielle » de rébellion. Jorn en cite même quelques-uns. Mais l’essentiel est encore ailleurs, dans cette prescience, partagée par les « mauvais garçons » situationnistes, et Debord le premier, que « les moyens de pseudo-communication “instantanée” de notre époque ne servent évidemment pas à transmettre les questions et les réponses de cette époque, mais un spectacle unilatéral ».– À contretemps.
« Des bandits poussés par cette énergie des passions mauvaises,
seule capable de bouleverser le vieux monde,
et de rendre aux forces de la vie leur liberté créatrice. »
Alain Sergent et Claude Harmel, Histoire de l’Anarchie.
« Il aurait été meilleur pour l’humanité que cet homme n’eût jamais existé. » Voilà ce qu’écrivait le Gentlemen’s Magazine à l’occasion de la mort de Godwin, qui fut l’inspirateur de Shelley, Coleridge, Wordsworth, William Blake et bien d’autres ; de même que Proudhon est à l’origine de la peinture de Courbet. De cet ensemble viennent une grande part de la poésie moderne, le « plein air » dans le paysagisme, l’impressionnisme, et tout un développement créatif continu dont la suite appartenait et appartient encore aux forces de la vie, constitue la liberté créatrice même. Mais un tel développement ne peut être compris si on le sépare de sa solidarité avec cette passion mauvaise, « seule capable de bouleverser le vieux monde », la passion portée par des créateurs briseurs de règles et maudits en tant que tels.
Cet état de choses ne peut plus se mesurer sur l’attitude générale de la société envers le modernisme. Paradoxalement, la sympathie généralisée pour le modernisme depuis la fin du siècle, et surtout depuis la dernière après-guerre qui a proclamé que « l’artiste maudit n’existe plus », refoule encore plus radicalement ces forces créatrices. La réalité de la malédiction sociale s’enveloppe d’une apparence tranquillisante et antiseptique de vide : le problème a disparu ; il n’y avait pas de problème. En même temps l’étiquette journalistique de « maudit » devient au contraire une valorisation immédiate. Il suffit de se faire maudire pour être dans le vent. C’est assez facile, puisque n’importe quelle agression provoque la malédiction de celui qui s’en trouve victime. Ainsi le principe même du maudit s’est altéré ; on retrouve le simple concept romantique du génie méconnu. C’est l’esprit que l’on considère, volontiers, comme « en avance sur son temps », et que l’on essaie d’ailleurs de méconnaître le moins de temps possible.
Je crois qu’aucun créateur au monde ne nous permet de voir la futilité des fausses explications de ce genre aussi purement que cette personnalité énigmatique qu’est Guy Debord. On peut déjà lire dans certaines analyses critiques, les plus informées de notre époque, qu’il est considéré comme un des plus grands novateurs de l’histoire du cinéma. Ainsi donc ceux qui s’y connaissent sont bien capables de le reconnaître à sa juste valeur. Par-là, on ne peut pas prétendre qu’il soit méconnu. Le décalage se trouve entre cette appréciation, confidentielle, et sa renommée dans le monde des « gentlemen », où l’on aimerait faire travailler au plus tôt pour Debord le nécrologue déjà employé pour Godwin. Il nous faut en retenir que la valorisation et la malédiction sont nettement simultanées. Debord est de son temps : il ne peut « être mieux que son temps ; mais, au mieux, être son temps » (Hegel). Mais ce temps est devenu un espace, où se passent d’étranges choses, qui ne s’accordent pas avec l’idée simpliste que l’on se fait de l’instant historique. Le présent pour nous n’est pas l’instant, mais, ainsi qu’il peut être défini dans la physique moderne, le moment du dialogue, le temps de la communication entre question et réponse. Le problème du maudit est circonscrit dans cet espace, mesurable, où pour certains la réponse est déjà donnée alors que d’autres n’ont pas encore connu la question. Les moyens de pseudo-communication « instantanée » de notre époque ne servent évidemment pas à transmettre les questions et les réponses de cette époque, mais un spectacle unilatéral, comme l’ont très bien montré les situationnistes.
Le communisme a été le grand courant maudit du siècle dernier. Après la révolution russe, le marxisme a été officiellement présenté comme la base de la société à l’Est, et encore plus maudit à l’Ouest, aux États-Unis surtout. Mais quelle est la vérité de ce conflit spectaculaire ? John Kenneth Galbraith, occupé pendant la guerre dans l’administration des bombardements stratégiques, officier de la sécurité militaire, médaillé comme il se doit, avoue dans son livre The Affluent Society que le capitalisme moderne, en se croyant toujours anti-socialiste, se cramponne aujourd’hui à quelques dogmes parmi les plus évidemment marxistes, en ignorant leur origine, et toujours en maudissant Karl Marx. On peut voir, en parallèle, comment la société russe, en se croyant ou non toujours marxiste, a pu effectivement maudire la pensée de Marx, tout en l’honorant. Il y a de nettes cassures entre le formateur d’idées, ceux qui apprécient consciemment ses idées et sa valeur et le rayonnement de ces idées de « bandit », revenues discrètement et anonymement aux forces de la vie en liberté créatrice.
Les réalisations de Guy Debord dans le cinéma nous fournissent un exemple qui permet de dévoiler dans toute sa complexité la méthode dominante d’étouffement. Sans le bouleversement définitif de l’art cinématographique, apporté par les recherches de l’époque lettriste, dont Guy Debord avec Hurlements en faveur de Sade représente manifestement le sommet, il est permis de se demander si un film comme Hiroshima mon amour aurait pu, sept ans plus tard, être réalisé, et fameux. Mais qui le sait ? Qui le dit, surtout ? Ceux qui le savent le taisent, de sorte que le grand public, à l’échelle mondiale, en y incluant les intellectuels, reste stupéfait devant une œuvre considérée comme absolument originale. Ainsi on s’interdit de reconnaître ensuite la régression de Resnais dans les films qu’il a faits depuis : un tel affaiblissement est typique en effet des adaptations mesurées, en regard de l’approfondissement permis à partir de la création radicale elle-même. C’est ici que s’établit la grande hypocrisie nécessaire à l’illusion du « modernisme » officiel. Une revue littéraire danoise, Perspektiv, emploie précisément le film Hiroshima mon amour comme preuve substantielle de ce qu’aucun renouvellement ne se produit parmi les rebelles. Il ne peut venir que du sein même de la production officielle. Et comme aussi bien le grand public ignore les efforts créatifs qui sont préalables à l’apparition d’une telle œuvre, tout le monde se déchaîne avec bonne conscience contre les mauvais garçons qui représentent la véritable originalité, afin de les couper à jamais de l’activité créatrice. Seulement, pour Debord, ce n’est pas possible. On ignore que son activité filmique n’est qu’une saisie, au hasard, d’un instrument quelconque, pour faire une démonstration précise de capacités plus générales. Ce qui pourrait perdre le plus dans cette affaire serait simplement le développement cinématographique.
Ici, nous rencontrons une autre question, fort importante : il semble exister dans tout développement des moments cruciaux où un seul acte – de ceux que l’on nomme coup de génie – change complètement l’ordre des données. Et à partir d’un tel moment, qu’on le veuille ou non, qu’on l’admette ou non, les conditions sont complètement changées pour tous. On dirait aussi que ce changement, évidemment produit du mouvement des conditions générales et d’activités collectives, ne puisse se réaliser que dans la tête d’un seul individu. Il paraît n’avoir rien fait toute sa vie que se préparer pour faire exactement cela, et rien d’autre. Et une fois l’acte accompli il n’a rien d’autre à faire qu’en voir et en contrôler l’effet. C’est justement cette possibilité de contrôle dont il sera frustré, et qui va passer à d’autres du moment où, mettant à profit cet acte, exploitant les pouvoirs qu’il apporte, ils acquièrent du même coup le pouvoir de déclarer maudit l’auteur de l’acte. Cette méthode a été si commune depuis la plus haute antiquité qu’elle était devenue, dans certaines cultures, sacrée. Elle révèle finalement tout ce que l’on appelle « le mystère du sacrifice ». Aujourd’hui, comme il s’agit d’être plus civilisé, on ne sacrifie pas littéralement, on maudit. Il n’y a plus de mystère, et la plus rusée des formes de sacrifice, c’est la sanctification par l’hommage. De sorte qu’il est assez malin de placer Debord au sommet de la hiérarchie cinématographique. Ainsi, pense-t-on, il ne pourra plus se dépasser, on peut passer la suite aux autres qui ont l’espoir devant eux, les ciseleurs ou amplificateurs. Peut-être les spécialisations exigent-elles une pareille division ; elle n’a jamais gêné Debord, il s’en amuse. Mais il y a des gens que cela n’amuse pas. J’en suis. C’est que je ne me suis guère amusé avec ces questions de cinéma. Je ne parle pas des films qui sont des distractions. Je parle de cette joie d’assister à l’apparition de quelque chose d’essentiel, et d’indéfinissable pourtant, que me procure chaque nouveau film de Guy Debord. Il peut dire que ce qui est fait est fait, qu’il n’y a qu’à regarder les résultats. C’est ici que je sens que, dans un déroulement d’événements provoqué par son optique d’un changement général, qui dépasse de loin le monde cinématographique, il observe beaucoup de choses que nous ignorons, et dont il nous communique l’intérêt.
Être le grand inspirateur secret de l’art mondial pendant une dizaine d’années, depuis le silence que John Cage a introduit dans la musique moderne quelques années après Hurlements en faveur de Sade, jusqu’à cette manie de se communiquer par des comics détachés de leur sens premier, qui est maintenant devenue la force de frappe de la nouvelle peinture américaine, ce n’est déjà pas mal. Continuer ainsi serait possible, s’il n’y avait pas une accumulation des conséquences de cette activité intransigeante, qui rend Debord indispensable au centre de la nouvelle prise de conscience de notre situation générale en tant qu’hommes créatifs ; prise de conscience qui devient inévitable avec l’abandon de l’attitude officiellement moderniste et progressiste qui a caché le véritable état des affaires depuis la fin de la guerre. Une fois le masque jeté de ce côté-là, le secret de Guy Debord sera compromis du même coup.
Il n’y a pas de « génies méconnus », de novateurs mal connus naturellement. Il n’y a que ceux qui refusent d’être des gens connus en étant maquillés, dans un désaccord éclatant avec ce qu’ils sont en vérité. Ceux qui ne veulent pas se laisser manipuler pour apparaître en public tout à fait méconnaissables, et par le fait même aliénés, réduits à l’état d’instruments hostiles à leur propre cause, ou impuissants, dans la grande comédie humaine. Il ne faut pas se borner à voir seulement comme des gens « maudits » ceux qui eux-mêmes maudissent, pour une bonne raison, ce qu’on leur propose ; et qui donc pour cela sont méprisés par les « gentlemen », ces mêmes « gentlemen » qui par ailleurs pourtant font bonne mine à n’importe quoi, et vont jusqu’à donner comme preuve de leur valeur ce prétendu stoïcisme. Ces gens de goût s’abritent derrière des prétextes formels : ils feignent de trouver simplement « mal dit » le nouveau, ce qui les maudit, ce qui les dit mauvais. Ainsi, dans la culture moderne, Guy Debord n’est pas mal connu ; il est connu comme le mal.
Il n’est évidemment pas possible de maudire avec raison sans avoir derrière la tête quelque chose de mieux avec quoi est comparé ce que l’on refuse, et c’est cela le secret de Guy Debord, le seul qui, parmi les lettristes, avait déjà cette vision, par laquelle s’expliquent toutes ses démarches. Si l’on ne prend pas conscience de cette vision, si l’on se fonde seulement sur l’ordre établi pour formuler des jugements, tout ce qu’il a créé ne peut être compris que comme des bizarreries, excentriques et désaxées comme tant d’autres. La grande leçon de Guy Debord depuis l’époque de Potlatch a été la franchise, qu’il fallait certes pour franche¬ment maudire, dans un monde de plus en plus truqué, ce qui méritait le plus d’être maudit : les grandes hypocrisies fondamentales, pourries depuis des siècles, mais toujours employées comme périlleuses fondations d’énormes vestiges, qui prétendent à un très long avenir. Mais tout cela n’était qu’effet extérieur d’une exploration plus profonde.
Il serait facile, en principe, de confronter directement l’œuvre de Guy Debord avec le grand public. Si par exemple on projetait Hurlements en faveur de Sade dans toutes les salles du pays, ce public, et d’abord son élite de « cinéphiles », ne serait ni distrait ni épaté. Il serait fou furieux, comme l’enfant qui voit jeté par terre le beau morceau de tarte qui le faisait déjà saliver. Ces spectateurs pourraient méconnaître en partie cette gifle spirituelle, cette correction sans ménagement. Mais il n’est pas douteux que cela leur ferait du bien. C’est ici que se pose le véritable problème de l’artiste maudit, c’est ici que Debord a tranché à travers toutes les esthétiques de l’agrément, en faveur d’une action artistique qui provoque l’action ; même si l’action a toutes les chances de se tourner spontanément contre celui qui arrache violemment les spectateurs à leurs fauteuils, à leur sommeil. Debord dévoile une importance dans l’art, qui se trouve soigneusement cachée pour ce qui s’appelle les beaux-arts, mais qui est scientifiquement manœuvrée en secret dans la propagande et la réclame populaires, mercantiles et politiques. Une comédie était dénoncée de la sorte : la distinction bâtie entre un art d’élite et un art qui ne porte même pas ce nom, pour ne pas troubler la paix régnante, apparaissait dans toute sa fausseté. La façon dont Debord et ses amis ont envisagé la culture, comme fin d’une préhistoire, est en fait une façon d’envisager la société présente. Ce qui se passe maintenant, selon eux et par eux, dans cette culture, vient de la société et y retournera.
Dans la mesure où Debord a pu depuis se manifester quelquefois sur le plan de l’art et de l’autocritique de l’art, ses ouvrages sont porteurs du même sens et vérifient notre interprétation : tous faits très vite, ils sont comme des notes expérimentales au long du développement de la théorie générale du détournement. La collaboration de Guy Debord à Fin de Copenhague, petit livre spontané fait en vingt-quatre heures, a été plutôt remarquée : les effets s’en sont répandus avec une étonnante vitesse, en quelques mois, parmi les spécialistes du livre d’art et de la typographie, en Amérique et en Europe. Ce rayonnement d’influence n’a pas cessé de s’enchaîner depuis. Le moment était alors venu pour notre héros d’écrire ses Mémoires, ce qui fut réalisé avec l’effet grinçant d’un verre cassé, un livre d’amour relié en papier de verre, qui déchire la poche et des rayons entiers de bibliothèque, en bon souvenir du temps passé qui refuse de finir, et désole tout le monde de sa présence obstinée. Et pourtant ces Mémoires étaient plutôt une œuvre de délassement, une retraite passagère, à ce qu’on dit. Il s’est donc pressé d’écrire ses Mémoires avant de commencer à paraître dans le monde. Il les a employés comme une ouverture, ils n’ont donc aucunement été accueillis avec cette chaleur et ce plaisir qui entourent tous les anciens combattants au moment où ils signalent de cette façon qu’ils se rendent, qu’ils abandonnent le présent. Ensuite, il a entrepris ces curieux documentaires de la Dansk-Fransk Eksperimentalfilmskompagni, documenAts sur une nouvelle optique du monde. Apparemment, on ne les aime pas. Ce doit être dû à leur effet d’explosion à retardement. Debord connaît tous les effets, et les emploie avec maîtrise, sans gêne aucune. Mais bien sûr ceux qui n’y voient que du feu, et ensuite commencent à sentir qu’ils se sont trompés sans pouvoir dire exactement comment, ressentent un certain malaise.
On n’est jamais à son aise devant les œuvres de Debord. Et, ce qui est pire : c’est fait exprès. Il n’a jamais écrasé des pianos à queue ; il laisse de semblables bizarreries à tous les comiques qui le singent, depuis le peintre « monochrome » Yves Klein jusqu’au récent « Groupe de Recherche d’Art Visuel », pour le compte duquel un certain Le Parc se propose d’inventer des « spectateurs non-action, dans le noir le plus complet, immobiles, ne disant rien ». Debord est toujours d’une subtilité sans fond. Jamais il n’a été pris en flagrant délit d’une apparence plate. Ceci est la raison de cet immense respect – on peut même parler de crainte – qui est attaché à lui dans le domaine qu’il est convenu d’appeler l’avant-garde artistique et culturelle.
Le rôle de la France dans la culture humaine prend naturellement un aspect tout différent selon qu’il est vu de l’extérieur ou de l’intérieur. Je vois ce rôle de l’extérieur ; et le vois, à travers l’histoire, toujours comme la grande exception qui transforme les règles. Depuis la fin de la guerre, je n’ai trouvé personne d’autre que Guy Debord qui, ignorant tous les autres problèmes qui pourraient s’imposer à l’attention, se concentre exclusivement, avec une passion maniaque et la capacité qui en découle, sur la tâche de corriger les règles du jeu humain suivant les nouvelles données qui s’imposent à nous dans notre époque. Il s’est attaché à analyser avec précision ces données, et toutes les possibilités qui s’excluent et qui s’ouvrent désormais, sans aucun attachement sentimental pour un passé qui s’est abandonné lui-même. Il fait la démonstration de ces corrections et indique les règles qu’il s’est décidé à suivre. Il invite les autres, qui veulent marcher dans l’avant-garde de ce temps, à suivre aussi ces nouvelles règles, mais il refuse radicalement de les imposer, par aucun des nombreux chemins ou prestiges de l’autorité, à ceux qui n’en voient pas encore l’intérêt. Sur un point précis cependant il est, à juste titre, redouté par tout le milieu artistique. Il n’accepte pas qu’on se foute de lui en faisant semblant d’accepter ces règles, et en les utilisant comme jetons dans un autre jeu : celui de la mondanité, au sens le plus large – de l’accord avec le monde donné. En des cas pareils, il est sans indulgence ; et pourtant on peut dire que ces problèmes de compromission ou soumission se sont posés, un jour ou l’autre, comme fin de presque toutes ses relations. Il a laissé ces gens définitivement. Il en a trouvé d’autres. C’est ce qui fait que cet homme d’une générosité peu commune soit inscrit, dans la mythologie mondaine de l’après-guerre, comme l’homme sans aucune pitié.
Nous revenons pour finir au paradoxe du banditisme. L’exceptionnel, qui transforme les règles, s’exclut de la participation au jeu parce qu’il sera toujours le gagnant, du fait que c’est lui qui l’a inventé, et en connaît toutes les limites. Les autres peuvent reprendre ces règles, ou bien en acceptant leur créateur comme meneur du jeu, ou bien en l’écrasant, en l’excluant. C’est ici que Debord refuse avec raison la charge complète d’une responsabilité absolue. Les règles de son jeu, elles lui ont été imposées par les circonstances ; et elles dépassent par leur complexité les possibilités de sa connaissance. Le mouvement situationniste actuel n’est qu’un commencement d’exemple de ce jeu. Par son refus de l’exclusivité, et du rôle de chef, Debord sauve ses droits au feu, en même temps que l’ouverture même du jeu futur. Ce faisant, il dépasse les conditions purement françaises qui ont fixé les limites du surréalisme d’André Breton. Tout au contraire de celui-ci, les effets de l’importance de Guy Debord se sentent partout, aux autres bouts du monde, et rayonnent de là-bas vers Paris où il passe sa vie complètement inaperçu. Peut-être a-t-il choisi, plus ou moins, les difficultés de cette vie, en faisant tout ce qu’il faut pour casser sans arrêt toutes ses possibilités de célébrité ; peut-être pour rester libre dans les jeux actuellement possibles. Je pense pourtant avoir justifié l’indiscrétion que j’ai commise avec cette présentation insistante. Je l’espère, en tout cas.
Asger JORN
1964
Préface à Contre le cinéma