Excellente idée que cette réédition de La Terreur noire, d’André Salmon (1881-1969), curieux personnage au parcours sinueux [1], mais à la plume alerte qui, sur le coup de ses quatre-vingts ans, lia la rédaction de ses Souvenirs sans fin à celle de cette étonnante « chronique du mouvement anarchiste ». Comme si, la fin venant, Salmon se devait de rendre à l’anarchie ses lettres de noblesse. Plus qu’au mouvement anarchiste, cette chronique s’intéresse essentiellement à son versant individualiste, et plus encore à cette anarchie fin de siècle qui vit émerger quelques chevaliers de la Claire Tour convaincus que la propagande par le fait pouvait soulever les montagnes. L’histoire prouva, bien sûr, qu’ils avaient tort – et ils avaient tort –, mais l’anarchie, même hostile à leurs pratiques, les intégra à son imaginaire. Et pour longtemps. À preuve, la floraison de livres qui paraissent aujourd’hui sur ces excités de la dynamite et autres princes de la reprise individuelle ou bandits tragiques. C’est que le geste violent du révolté social, celui qui refuse toute médiation entre lui et la société, continue, aux jours de colère ou de dépit, d’interpeller nos consciences molles. Après tout, sincèrement, qui n’a pas rêvé, au moins une fois, de régler la question sociale à la manière des régicides d’un autre temps, avant que de retrouver, heureusement, raison et de passer à autre chose ?
Salmon, c’est un fait, a un faible pour ces rentre-dedans de l’anarchie – un faible littéraire, s’entend. S’il s’en moque, et il s’en moque gentiment parfois, c’est parce qu’il se méfie autant du panégyrique que du dénigrement. Comme il se méfie de l’histoire, cette grande niveleuse qui, sous ses statistiques, réduit à néant l’humaine passion de ceux qui la font. Si La Terreur noire est un grand livre, c’est essentiellement parce qu’il s’en tient à la littérature et que, de surcroît, il est écrit de main de maître, ce qui, sur un sujet où rivalisent de lourdeur historiens et propagandistes, est assez rare pour être célébré. Pour le reste, l’interprétation est libre. On se contentera de dire que, sur certains points, celle de Salmon mériterait d’être amplement contredite.
En préface de cette très belle réédition – superbement illustrée et mise en page –, Jacqueline Gojard précise que la presse libertaire de l’époque accueillit plutôt froidement la parution de cette fresque. Elle parle même d’éreintement, ce qui est peut-être un peu exagéré. Il est sûr, en tout cas, que, lisant Salmon, les anars de l’époque, comme cela leur arrive souvent, s’en tinrent à l’exposé primaire de quelques vérités jugées éternelles. Quant au style étincelant de l’auteur, ils n’en firent aucun cas. Lourdeur, disions-nous…
En revanche, Pascal Pia (1903-1979) – qui n’était pas anar au sens où l’entendent les encartés (même sans carte), mais montrait quelques faiblesses pour les énergumènes de tout poil, anarchistes compris – recensa si magnifiquement l’ouvrage de Salmon dans un de ses « feuilletons littéraires » de l’époque [2] qu’il nous a semblé indispensable de le donner à lire. Ne serait-ce que pour montrer ce que, faisant écho à celui de Salmon, le style de Pia pouvait avoir d’épatant.
■ André SALMON
LA TERREUR NOIRE
Montreuil, L’Échappée, 2008, 336 p., 21 x 24, ill.
La Terreur noire, d’André Salmon, se présente comme une « chronique du mouvement libertaire ». L’enseigne n’est pas fallacieuse, mais elle est incomplète. Elle ne recouvre qu’en partie ce que contient ce gros in-octavo de plus de cinq cents pages, où Salmon ne s’est pas contenté de rappeler des faits plus ou moins historiques. Dans cette Terreur noire, le chroniqueur a, en effet, mis beaucoup du sien. On y reconnaît de page en page sa bonne grâce naturelle, son humour un peu retenu, et le scepticisme auquel en viennent toujours, lorsqu’ils ne sont pas gens de parti ou d’Église, les journalistes professionnels pour qui le métier n’a plus de secrets. Enfin, et l’essentiel est peut-être là, on discerne aussi dans La Terreur noire la poésie que, depuis plus de cinquante ans, Salmon, né poète, a introduite dans tous ses ouvrages, et jusque dans des travaux de commande qu’il n’a pas signés, mais qui se sont trouvés signés malgré lui. La poésie de Salmon, ses vers du Calumet, la prose et les vers de son Manuscrit trouvé dans un chapeau, il me suffit d’y penser pour être ramené à mon adolescence et redécouvrir à cette poésie le même charme qu’autrefois. Poète, Salmon l’est à tel point qu’au seuil même de son nouveau livre, avant d’évoquer les précurseurs de l’anarchie et ses premiers doctrinaires, il a placé Pour vous,
Pour vous, ô Damnés de la Terre,
Courte pièce toute en tercets d’allure légère et de bon conseil :
Barcelone, Moscou, Vichy,
Pour la gloire d’être affranchi,
On n’a jamais trop réfléchi.
Chronique du mouvement libertaire, La Terreur noire s’étend de la présidence de Grévy jusqu’à nos jours, où les « anars », loin de s’inspirer de Ravachol, du citoyen Browning et de Mamzelle Cisaille, inclineraient plutôt vers le tolstoïsme et le gandhisme, préférant à la bombe le sermon, à la désertion la résistance passive, et à l’insoumission l’objection de conscience. Pourquoi ce changement d’attitude ? Serait-ce qu’en prenant de l’âge, la doctrine a perdu de sa virulence ? L’explication, je crois qu’il la faut chercher, d’une part dans la conversion des syndicats ouvriers à la religion marxiste, et d’autre part dans la disparition d’un romantisme révolutionnaire que condamne l’ampleur des moyens de répression dont disposent maintenant les gouvernements résolus à maintenir leur autorité. On pouvait, au temps des tsars, prêcher en Russie la subversion. Cela, bien sûr, n’allait pas sans risques. On s’exposait à des mesures de rigueur, à des villégiatures en des coins de Sibérie dépourvus d’agrément, mais il n’était pas impossible de se dérober à la surveillance de l’Okhrana ni de poursuivre, par le livre, le tract ou le journal, la propagande qui vous avait attiré des ennuis. Il ne semble pas qu’à l’heure actuelle, les citoyens soviétiques hostiles au régime que leur pays s’est donné puissent y observer à l’égard du Kremlin ou du Parti une attitude comparable à celle d’un Gorki vis-à-vis des Romanov et des institutions impériales. En France même, où la liberté d’expression reste infiniment plus étendue qu’en URSS, aucune publication ne pourrait se permettre d’imprimer l’équivalent de ce que, sous les septennats abrégés de Carnot, de Périer, de Félix Faure, ou durant le bail, exactement rempli, d’Émile Loubet, les théoriciens de l’anarchie et les pamphlétaires anarchisants écrivaient sur les ministres, le parlement, la magistrature ou les auteurs qui leur déplaisaient. Certes, de 1880 jusqu’aux premières années de notre siècle, nombreux furent les procès intentés à des journalistes de tendances libertaires. Jean Grave, Émile Gautier, Charles Malato, Zo d’Axa, Laurent Tailhade, Victor Méric et bien d’autres encore eurent à purger des mois, quelquefois même des années de prison, mais les amendes infligées à La Révolte, au Père Peinard ou au Libertaire n’étaient pas si lourdes que ces feuilles ne pussent survivre aux condamnations qui les frappaient. Depuis vingt-cinq ans au moins, ce libéralisme est passé de mode. Les fréquentes remises en vigueur du système de la censure, le triomphe du communisme en Russie, du fascisme en Italie, du national-socialisme en Allemagne ont peu à peu incité tous les gouvernements et toutes les assemblées législatives à restreindre les libertés de langage dont, à la fin du siècle dernier, la presse d’opinion avait pris l’habitude. On peut penser qu’il n’est pas autrement regrettable de ne plus trouver de journaux chargés d’appels au meurtre tels que celui que Tailhade lança contre Nicolas II en voyage officiel à Paris, ni de feuilles encombrées d’autant d’injures qu’en contenaient parfois les premiers Paris de Léon Bloy, d’Urbain Gohier ou de Léon Daudet. Mais si la réserve imposée à la presse a du bon, elle ne va pas sans quelques inconvénients, dont le plus grave est que le journaliste s’accoutume à ne livrer que de l’information estompée, à ne formuler qu’une partie de ce qu’il pense, et même, en certains cas, à n’en rien dire du tout.
Au demeurant, est-on sûr que les intempérances de plume aient eu les effets qu’on leur a imputés pour justifier l’aggravation des peines réprimant les délits de presse ? Dans sa Terreur noire, où il ne s’est nullement attaché à minimiser l’influence de la propagande anarchiste, Salmon ne cache pas l’arbitraire qu’il y avait à envoyer en groupe devant la cour d’assises, comme on le fit à Paris en août 1894 dans le procès dit des Trente, des écrivains libertaires (Jean Grave, Sébastien Faure) ou réputés tels (Félix Fénéon), et des praticiens de la reprise individuelle, peu portés sur la lecture et dont la bibliothèque se réduisait peut-être à deux ou trois romans de Montépin et à quelques fascicules du Colonel Ronchonnot. Cet amalgame d’inculpés n’eut d’ailleurs pas le succès qu’avait escompté une magistrature attentive aux suggestions des pouvoirs publics. Le jury de la Seine acquitta tous les écrivains que l’accusation méditait de pousser en prison et peut-être au bagne. Aussi renonça-t-on aussitôt à confectionner d’autres procès de cette sorte. Il ne s’ensuivit aucune recrudescence d’attentats. Au contraire, pendant dix-sept ans, c’est-à-dire jusqu’à l’affaire Bonnot et Cie, il n’allait presque plus se produire d’attentats anarchistes, du moins en France.
La terreur noire n’a vraiment sévi chez nous que du printemps 1892 à l’été 1894. Ses plus redoutables artisans, Ravachol, Émile Henry, ont fini sur l’échafaud, où est monté aussi le minable Vaillant à qui un provocateur agissant pour le compte de la police avait fourni les éléments de l’engin qu’il lança dans l’hémicycle du Palais-Bourbon. La plupart des attentats des années 1890 procédaient d’un irrésistible appétit de vengeance. Les bombes que fit exploser Ravachol d’abord dans un immeuble du boulevard Saint-Germain, puis dans un immeuble de la rue de Clichy, visaient des chats fourrés qui s’étaient distingués par leur acharnement contre de pauvres diables. La destruction du restaurant Véry, boulevard de Magenta, sanctionnait l’arrestation de Ravachol, effectuée trois semaines plus tôt. Le geste d’Émile Henry jetant une bombe de sa fabrication en plein café Terminus, devant la gare Saint-Lazare, s’explique moins facilement. Ce n’est pas à un représentant de l’autorité, ce n’est pas à un des corps de l’État que s’attaque Henry, c’est à la société prise dans son ensemble. « Il n’y a pas d’innocents », répond-il à ceux qui lui remontrent qu’il a frappé au hasard. De tous les anarchistes meurtriers de son époque, il est le seul qui eût fait des études, mais on ne saurait dire que son comportement tînt à ses lectures ou à des leçons qu’il aurait suivies. Même les théoriciens de la propagande par le fait ne recommandaient pas d’agir à l’aveuglette, contre n’importe qui et n’importe où. Henry avait sa doctrine, mais il en était l’auteur.
Avec le dernier attentat de 1894, l’assassinat de Carnot, on revient à la vengeance. Caserio, pauvre gindre italien travaillant à Lyon, ne se faisait pas d’illusion sur le sort qu’il se ménageait en poignardant le chef de l’État, mais il se donnait de solides raisons. Il vengeait Vaillant, que la police avait armé elle-même et qu’elle s’était chargée de faire entrer au Palais-Bourbon, afin de provoquer, en se servant d’un sot qu’elle mystifiait, un coup d’éclat de nature à précipiter l’adoption des « lois scélérates ». Caserio vengeait Vaillant, que le président de la République avait laissé guillotiner, quoique la bombe lancée en pleine Chambre n’eût tué personne et blessé seulement l’abbé Lemire, partisan de la grâce du condamné.
Chroniqueur exemplaire, Salmon serait peu à son aise dans la peau d’un juge. Il comprend les autres ou s’efforce de les comprendre, ce qui revient à dire qu’on n’a pas à compter sur lui pour trancher sur les responsabilités de son prochain, et encore moins pour trancher des têtes, fût-ce par procuration. J’ai noté qu’on retrouve dans La Terreur noire son scepticisme de vieux journaliste (« On n’a pas fini d’en voir »), son humour d’où la malice n’est pas absente (« Félix Faure ayant rendu son âme, gobée comme un œuf… »), sa poésie (tout son livre en est imprégné). J’avais omis de mentionner sa fidélité à quelques ombres et notamment à celle de Mécislas Golberg. Au fils de Golberg, il tenta en vain d’épargner le couperet de Monsieur de Paris. Ce qu’il dit là-dessus, sans élever la voix, serre un peu le cœur.
Chemin faisant, que de personnages ne silhouette-t-il pas dans ses cinq cents pages : militants, avocats, gens de plume, qui, à des titres divers, méritaient d’être ainsi profilés. Aux questions qu’il se pose sur deux d’entre eux, je puis apporter un brin de réponse. « On n’a jamais su, écrit Salmon, ce qu’était devenu Zo d’Axa », après L’En-dehors et La Feuille. Zo d’Axa est mort à soixante-six ans, en 1930. Sa fille, veuve de Marcel Arnac, caricaturiste et « romancier gai » est morte trois ou quatre ans plus tard. Pour déférer aux vœux de L’En-dehors, elle en avait brûlé les manuscrits inédits. Du poète René Dessambre, anarchiste chrétien et cadet de Colomer, anarchiste tout court, Salmon dit : « S’il vit encore, c’est aujourd’hui le plus vieux des frères portiers d’une trappe jurassienne. » Dessambre n’est plus, depuis dix-sept ans. En 1942, un article du Mot d’ordre, que M. René Gounin publiait alors à Marseille, annonça le décès du pote, qui s’était fait chartreux. L’article était signé « Synchrone », nom de guerre si j’ai bonne mémoire, de M. Stanis-las Fumet. Je crois que Salmon fait erreur en donnant George Sand pour marraine littéraire à Laurent Tailhade. La façon dont Les Commérages de Tybalt traitent « la mère Dudevant, écrivain peu artiste » n’induit pas à voir en cette dame une personne avec qui Tailhade aurait eu quelque lien. Peut-être Salmon aura-t-il prêté à Tailhade, qui était ami d’Armand Silvestre, la déférence que celui-ci devait avoir pour Mme Sand, préfacière de son premier recueil de vers. Enfin, il faudra que Salmon, dans la prochaine édition de La Terreur noire, rectifie sa définition de Multatuli, « Tolstoï de couleur » que M. Cohen aurait traduit en hollandais et en français. Pour avoir longtemps vécu en Malaisie, Douwes Dekker, dit Multatuli, avait peut-être le teint bronzé mais ce n’était pas un Indonésien et l’on n’a pas eu à le traduire sans sa langue natale : c’est en hollandais qu’il a rédigé ses livres, y compris son chef-d’œuvre, Max Havelaar.
Pascal PIA
Carrefour, 28 octobre 1959