dans l’œuvre de Ricardo Flores Magón
Ricardo Flores Magón (1873-1922) est à l’origine du mouvement le plus radical de la Révolution mexicaine, le magonisme. À la tête du Parti libéral mexicain (PLM), il devient le fer de lance de l’opposition au régime autoritaire et corrompu de Porfirio Díaz. Durant son exil aux États-Unis, où il fuit la répression, il manifeste son adhésion à l’idéal anarchiste. Ennemi acharné de l’autorité, du capitalisme et de l’Église, il consacre sa vie à la lutte contre l’oppression du peuple mexicain et, par extension, de l’humanité dans son ensemble.
Militant politique, propagandiste, journaliste, Ricardo Flores Magón est aussi l’auteur de nombreux contes, publiés dans le journal qu’il dirige, Regeneración, mais aussi de pièces de théâtre qui dénoncent les travers de la société et exposent les grandes lignes du « programme » libertaire.
À de nombreuses reprises apparaît, dans cette littérature de combat, la figure de l’anarchiste, tantôt propagandiste ou combattant armé, tantôt ouvrier, paysan ou intellectuel. Plusieurs questions se posent alors. Ce personnage est-il différent des représentations courantes de ses homologues étrangers ? Quels rapports existent-ils entre l’auteur et son personnage ? Quel est son rôle ? Autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre.
D’une classe, d’un pays, d’un genre
L’anarchiste se distingue, tout d’abord, par l’appartenance à une classe. Pour Ricardo Flores Magón, le monde est, en effet, divisé en « deux classes sociales aux intérêts diamétralement opposés : la classe capitaliste et la classe ouvrière » [1], la première exploitant la seconde. Le révolutionnaire libertaire, par essence en rupture avec toute forme de domination, appartient nécessairement à la sphère des opprimés. Quel que soit son emploi, il est un travailleur faisant partie du prolétariat mexicain de l’époque : péon d’une grande propriété agricole, ouvrier, mineur, employé d’exploitation pétrolière, cheminot. Le prolétariat urbain se développant sous la dictature de Porfirio Díaz, qui mit en place une politique de modernisation, toutes ces catégories représentaient des domaines d’activité alors en pleine expansion dans le pays, où l’on assistait également, en particulier grâce aux magonistes, à la création d’un mouvement ouvrier organisé [2]. La paysannerie constituait l’autre secteur sur lequel reposait l’essor économique du Mexique.
Ricardo Flores Magón fait peu de cas de la description physique de ses personnages. Les quelques mots qu’il consacre à Ramón, dans Vida Nueva [Vie nouvelle], laissent pourtant entrevoir la manière dont il se représente le militant anarchiste. Les traits métis ou indiens que l’on devine derrière « son visage carré et bronzé » [3], s’opposent au visage pâle des élites, généralement issues de l’immigration européenne. Par ailleurs, le visage hâlé évoque l’homme qui travaille en plein air, sous un soleil de plomb, par opposition au bourgeois qui, lui, évolue dans une ambiance feutrée, protégé de la lumière et de la chaleur. En outre, le personnage porte souvent un prénom des plus communs -– Ramón, José, Juan, Pedro, etc. -– dont le choix n’est pas anodin. Il situe l’anarchiste, ce fils du peuple, du côté de l’anonyme classe ouvrière.
S’il arrive parfois qu’il soit issu de l’autre classe, celle des dominants, son parcours l’a toujours amené, de gré ou de force, à rompre avec elle pour se fondre dans le peuple. Ainsi, dans Trabaja, cerebro, trabaja [Travaille, cerveau, travaille] [4], l’auteur ne donne pas d’informations précises sur l’emploi qu’occupe son personnage, mais ses activités laissent supposer qu’il s’agit d’un intellectuel.
Nombreux sont, à l’époque, ces intellectuels « déclassés » qui ne trouvent pas d’emploi sous le régime de Porfirio Díaz et qui participeront, au même titre que les ouvriers et les paysans, à la lutte révolutionnaire [5]. Le personnage de l’intellectuel engagé partage des ressemblances avec l’auteur et certains de ses proches. Les trois frères Flores Magón [6] ont, en effet, suivi des études de droit. D’autres, comme Librado Rivera, étaient instituteurs.
On remarque, enfin, que la figure de l’anarchiste artisan est quasiment absente de ces récits, alors que, par exemple en France, l’artisanat représentait l’un des milieux où, traditionnellement, se recrutaient de nombreux partisans de l’anarchie.
Une première constatation s’impose. Alors que les ouvriers ne comptent que cent quatre-vingt-quinze mille membres, face aux onze millions de ruraux, sur une population totale de quinze millions d’habitants [7], Ricardo Flores Magón met en scène autant, sinon plus, d’anarchistes provenant de la classe ouvrière que de la paysannerie. Face à la situation réelle du pays, la première semble donc sur-représentée par rapport à la seconde. Deux raisons peuvent expliquer ce décalage.
En analysant le phénomène magoniste, certains historiens ont mis l’accent sur l’écart observé entre ses propres aspirations et la situation réelle du Mexique. Celui-ci serait dû, d’une part, à l’éloignement physique de son leader et, d’autre part, à l’influence qu’aurait exercée sur lui des organisations révolutionnaires nord-américaines. Il y aurait donc un déphasage entre le public postulé et le public réel. Pour ce qui nous concerne, nous retiendrons une explication d’ordre plus tactique.
On peut penser, en effet, que, pour les magonistes, la classe ouvrière mexicaine naissante semblait plus facile à conscientiser que la paysannerie, et ce pour plusieurs raisons dont la première tenait à sa mobilité. En raison des difficultés économiques et des conditions d’exploitation, beaucoup d’ouvriers étaient amenés à changer régulièrement de lieu de travail. Nombreux étaient aussi ceux qui, périodiquement, passaient la frontière pour y trouver un emploi. Ils tissaient alors des liens avec des syndicalistes et des militants ouvriers chicanos et nord-américains. De retour au Mexique, les travailleurs propageaient les idées de justice sociale auxquelles ils avaient adhéré. Tel fut le cas, par exemple, des mineurs de Cananea ou des ouvriers travaillant à la construction des chemins de fer du Nord. Cette mobilité favorisait la propagation des idées et permettait d’éviter la surveillance à laquelle étaient soumis les travailleurs. De la même façon, la localisation des usines à proximité des centres urbains, où étaient édités les journaux d’opposition et où se concentrait la population prolétaire, facilitait l’expansion de la contestation. Dans les campagnes, en revanche, la propagande était impossible, ou presque, du fait de la très forte vigilance exercée au sein des exploitations agricoles. La population, majoritairement analphabète, se trouvait dans une situation proche de l’esclavage. Dépendant totalement de l’hacienda où ils travaillaient, enchaînés au système de la tienda de raya [8], les paysans n’avaient presque aucune ouverture sur le monde extérieur.
Comme nombre d’anarchistes, Ricardo Flores Magón, accorde une place majeure, dans le déclenchement de la révolution sociale, aux « minorités agissantes », c’est-à-dire aux groupes de militants organisés qui, par l’exemple, l’agitation et la propagande, montrent au peuple le chemin de sa libération : « En œuvrant au moment opportun, cette minorité aurait la capacité suffisante pour conduire la grande masse des travailleurs vers leur émancipation politique et sociale. » [9]
Si Ricardo Flores Magón vit, depuis 1904, aux États-Unis, c’est toujours à ses « compatriotes » vivant en exil ou dans leur pays qu’il s’adresse, car, selon lui, le Mexique doit jouer un rôle précurseur dans l’avènement de la société future : « Cette lutte formidable entre les deux classes sociales du Mexique constitue le premier acte de la grande tragédie universelle qui aura bientôt pour scène la planète tout entière. » [10]
En revanche, et même s’il entretient des liens étroits avec de nombreux militants révolutionnaires et syndicalistes des États-Unis, il éprouve généralement peu d’estime pour le peuple nord-américain :« Le peuple américain, et même les travailleurs organisés de cet imbuvable pays, ne sont pas susceptibles de s’agiter […]. Les Américains sont incapables de ressentir les moindres enthousiasmes ou indignations. C’est un peuple de vrais moutons. » [11]
L’anarchiste est donc toujours dépeint comme un Mexicain et le théâtre de la révolution se situera, tout du moins dans un premier temps, au Mexique.
Si le militant libertaire est généralement de sexe masculin, il arrive parfois qu’il apparaisse sous les traits d’une femme. Selon les magonistes, en effet, les femmes doivent participer, au même titre que les hommes, à la révolution. Car si elles souffrent, comme leurs compagnons, de l’exploitation à l’usine ou au champ, elles subissent en plus l’exploitation domestique [12]. Elles sont aussi présentées comme victimes des pulsions sexuelles des propriétaires terriens, des patrons, voire des curés et autres représentants de l’autorité. Aussi de nombreux personnages féminins font-ils leur apparition dans les récits de Ricardo Flores Magón. Dans la pièce de théâtre Tierra y Libertad [Terre et liberté], Rosa, la compagne de Marcos, luttera jusqu’à la mort pour la révolution [13], de même qu’Isabel dans Verdugos y Víctimas [Bourreaux et victimes] [14]. Il arrive aussi, parfois, que les femmes soient plus radicales que leurs compagnons. Ainsi, dans Expropriación, ce sont elles qui poussent à la révolte : « Et les femmes, leurs enfants dans les bras, parlaient de la faim et des pauvres hardes qu’ils portaient à cause de la lâcheté des hommes. “Plus jamais la faim !”, “Prenons les haciendas”,criaient-elles encore et encore. » [15]
Cet aspect féministe doit, néanmoins, être relativisé. Les personnages anarchistes féminins sont, dans l’ensemble, peu nombreux et souvent plus effacés que les personnages masculins. Il s’agit généralement de compagnes d’anarchiste qui s’unissent à la cause de leur conjoint. Nous trouvons peu de portraits de femmes libertaires qui agissent seules, en êtres totalement libérés de la « tutelle », même relative, de leur compagnon [16].
De la révolte à la révolution
Ricardo Flores Magón s’arrête souvent aux raisons qui ont conduit tel ou tel de ses personnage à devenir anarchiste. Au début, le futur militant est d’abord un révolté, un être qui vit dans sa chair la souffrance et l’exploitation. Quand l’auteur évoque à nouveau le visage de Ramón – « qui semble avoir été taillé à la serpe dans le bois le plus dur » [17] –, il insiste sur la dureté du monde ouvrier et paysan. Mais, si l’anarchiste souffre pour lui-même, âme généreuse, il souffre d’abord pour ses semblables : « Les champs désertiques lui oppriment le cœur. Combien de familles vivraient dans l’abondance si ces terres n’étaient pas en possession de quelques ambitieux ! » [18]
Il devient alors révolutionnaire. Souvent après avoir lu Regeneración ou le « Manifeste du 23 septembre » [19]. Lui ouvrant les yeux, ces lectures font que le révolté embrasse les théories anarchistes et commence à militer en faveur de ces idées. Remarquons que, dans les écrits littéraires de Ricardo Flores Magón, les références aux ouvrages des grandes figures de l’anarchisme international sont peu courantes [20]. Enfin, la déception des espoirs placés dans telle ou telle faction révolutionnaire contribue à grossir les rangs libertaires. Tel est le cas du soldat « orozquiste scientifico-vazquiste » qui se demande à quoi il a servi de lutter, sa misérable condition ne s’étant pas améliorée avec l’instauration d’un nouveau régime [21]. Il en est de même pour Juan, qui croit longtemps aux promesses de réformes de Venustiano Carranza avant de s’apercevoir qu’elles ne sont que mensonges et duperies [22]. Ce qui fait l’anarchiste, c’est donc sa condition, sa sensibilité et ses lectures – les publications du PLM –, mais aussi son rejet des politiciens bourgeois.
En règle générale, Ricardo Flores Magón met en scène quatre types de révolutionnaires. D’abord, il y a le penseur intellectuel [23], qui a pour mission de poser les bases théoriques de la révolution et de faire de la propagande à travers la presse, la brochure, les discours et tous les moyens à sa disposition. Observateur attentif et critique de la société, le penseur libertaire doit, comme le préconisait Jean Grave, « fourrer des idées dans la tête des individus » [24]. Vient ensuite le propagandiste « de terrain », ou délégué révolutionnaire, comme dans El apóstol [L’apôtre] [25]. Son rôle est de parcourir le pays pour aller expliquer à ses frères de misère les causes de l’état d’injustice dont ils souffrent et les solutions pour y remédier. Il cherche des partisans pour rejoindre les rangs de la révolution libertaire. Le travailleur conscient, qui fomente l’agitation à l’atelier, au champ, à la mine ou à l’usine, à l’image de Juan dans Una catástrofe, est un autre type de militant. Considérant que c’est à la classe des producteurs que revient la mission de l’émancipation humaine, Ricardo Flores Magón, tout comme de nombreux anarchistes de son époque, insiste sur le fait que la propagation des idéaux doit se faire sur le lieu de travail. Il y a enfin le combattant armé. Qu’il dresse des barricades [26] ou qu’il parte rejoindre les guérilleros dans les montagnes [27], il est celui par qui arrivera la révolution tant souhaitée. Notons cependant que ces modèles ne sont pas étanches : dans certains textes, le personnage peut combiner une ou plusieurs de ces fonctions, par ailleurs complémentaires.
Plusieurs caractéristiques contribuent à donner des contours repérables à ce héros et, en premier lieu, sa jeunesse. Opposé au vieux révolutionnaire [28], l’anarchiste est souvent présenté sous les traits d’un jeune homme [29]. Symbole d’avenir, de fougue et de vigueur, il représente le monde nouveau prêt à éclore. Doté de qualités physiques, il se distingue également par son intelligence : « L’étrange éclat de ses yeux indiquait qu’une flamme se consumait derrière ce front doré par le soleil et creusé d’une ride qui lui donnait l’air d’un homme intelligent et réfléchi. » [30]
Doté d’un « cerveau lucide » [31], le révolutionnaire est l’homme conscient des problèmes de la société. Faisant preuve d’abnégation, il doit œuvrer sans répit pour la cause : « Travaille, cerveau, travaille ; apporte toute la lumière que tu puisses apporter, et si tu te sens fatigué, travaille, travaille [...] Travaille jusqu’à être annihilé par la fatigue. » [32]
Pénétré par l’« Idée », il est déterminé à poursuivre son chemin, quels que soient les impondérables : « La chaleur du soleil devient insupportable ; la faim et la soif l’épuisent autant que la fatigante marche ; mais, dans son cerveau lucide, l’idée se conserve fraîche, limpide comme l’eau de la montagne, belle comme une fleur sur laquelle n’aurait aucune prise la menace du tyran. L’Idée est ainsi, immunisée contre l’oppression. » [33]
À l’inverse du défenseur de l’ordre bourgeois, le révolutionnaire est courageux, déterminé et viril. Fusil en main, la différence s’impose d’elle-même : « Elles tremblent, ces mains ? Il n’y a pas de doute, ce sont celles d’un sbire. Le poignet est ferme ? Je le dis sans hésiter : “Ce sont les mains d’un libertaire.” » [34]
C’est pourquoi le libertaire, plusieurs fois comparé à un lion [35], se retrouve toujours en première ligne : « Au milieu de cette mer surgit un homme qui semble le plus viril de ce bateau en marche vers la Vie. C’est Gumersindo [36], le paysan austère, symbole du travail fécond et noble, qu’on vient d’apercevoir dans les lieux de plus grand danger, la faux dressée pour décapiter les scélérats. » [37]
Animé de fortes valeurs morales – la vertu, l’honnêteté, la droiture, « la franchise, la détermination, l’audace, la sincérité » [38] –, le révolutionnaire, qui ne boit jamais d’alcool, est libre de tout vice [39]. Aux dires de Ricardo Flores Magón, le révolutionnaire est un être fondamentalement bon : « La révolution n’attire pas les mauvais, seulement les bons. [40] » Pour toutes ces raisons, le révolutionnaire ne reculera pas devant le sacrifice. Nombreux sont les textes de Ricardo Flores Magón où il meurt assassiné, sur une barricade ou sur un champ de bataille [41].
Ainsi, l’anarchiste, dont la figure s’oppose toujours à celles de ses ennemis classiques – les représentants de l’autorité (ministre, juge, militaire ou policier), de la classe capitaliste (patron d’usine, propriétaire terrien, bourgeois) et de l’Église (curé, prélat) –, se pose en éternel persécuté d’une classe dominante qui se défend. D’où les multiples condamnations et emprisonnements qu’il doit subir [42]. Mais son pire ennemi, celui qui se dresse en permanence sur sa route au point de le faire douter, c’est l’esprit moutonnier des exploités enclins à la servitude volontaire, ce troupeau humain si docile : « Avec ce fleuve de déshérités, il y avait de quoi en finir avec les dominants ; mais les peuples sont des eaux calmes, très calmes, trop calmes. Il en irait autrement s’ils avaient la certitude de leurs forces et de leurs droits. » [43]
Si Ricardo Flores Magón rend, bien sûr, la classe dirigeante responsable de la perpétuation d’un système injuste, il n’en considère pas moins que le prolétariat, qui accepte de s’y soumettre, est complice de cet état de choses. Aux indifférents, aux égoïstes, à tous ceux qui, par leur attitude, ne font rien pour y remédier, Ricardo Flores Magón réserve ses plus dures critiques. Ainsi en va-t-il des « misérables habitants des baraques qui ironisent au passage de “l’apôtre” », ce qui leur vaut d’être qualifiés par Flores Magón de « cochons à visage humain » [44]. Comme dans ce conte où « l’apôtre » – le délégué révolutionnaire – est dénoncé aux autorités par un ouvrier, c’est parfois dans le propre camp des exploités que se cache l’ennemi [45].
En tant qu’individu libre ayant fait le premier pas vers l’émancipation, l’anarchiste, qui se place de fait au-dessus de la masse, a donc le devoir d’expliquer au peuple les raisons de sa misère et de lui indiquer le moyen d’y échapper : « C’était le seul à connaître la méthode pour résoudre le grave problème de l’émancipation économique du prolétariat. Il fallait donc que le troupeau l’apprenne : “Le moyen, c’est la révolution.” » [46]
Ricardo Flores Magón a créé un personnage de fiction, l’anarchiste, qui est à la fois le produit de l’engagement de l’auteur et d’une situation particulière, celle du Mexique révolutionnaire. D’autres éléments vont également contribuer à forger son identité propre.
« Rêverie anarchiste » et imaginaire mexicain
Pour camper ses personnages, Ricardo Flores Magón utilise certaines caractéristiques propres à l’imaginaire collectif libertaire, qu’Alain Pessin définira comme « rêverie anarchiste » [47] et dont l’altérité constitue l’un des principaux traits [48].
Les anarchistes, en effet, se sentent différents de leurs semblables, mais ils sont unis entre eux par le sentiment de partage d’un même idéal qui fait d’eux des compagnons. Ce trait est très présent dans l’œuvre de Ricardo Flores Magón où l’être anarchiste est perçu comme individu unique et différent du « troupeau » : « Le révolutionnaire pensait, pensait : il était l’unique rebelle au milieu de ce troupeau. » [49]
Ses prises de position vont généralement à l’encontre de celles de la majorité. Ainsi, à la suite d’une réunion où les travailleurs décident d’opter pour la collaboration avec le gouvernement, tous applaudissent le leader syndical partisan de la conciliation, « à l’exception de Melquiades et des deux ouvriers du coin » [50], qui, eux, le considèrent comme un traître à leur classe.
Cette différence avec le commun des mortels est souvent source d’ennuis. Le révolutionnaire demeure incompris de ses semblables et, lorsqu’il tente d’aller à leur rencontre pour propager son idéal, dans les campagnes, les mines ou les usines, il se voit rejeté : « La nouvelle de l’arrivée de “l’apôtre” s’était étendue à tout le village et, prévenus les habitants, les portes des maisons se fermaient au délégué. » [51]
Parfois, on va jusqu’à le mépriser et le menacer : « Juan reçut, sans qu’elle l’étonnât outre mesure, l’observation de Pedro : ainsi parle la majorité. Certains tentèrent même de le frapper quand il leur expliqua qu’en certains endroits, les péons avaient ignoré leurs maîtres et occupé les haciendas. » [52]
Plus grave encore, certains iront jusqu’à le dénoncer :
« Entre-temps, un homme, qui par son allure devait être un travailleur, arriva haletant aux portes du commissariat de police.
– Monsieur, déclara-t-il au chefs des sbires, combien donnez-vous pour la livraison d’un révolutionnaire ?
[...] Quelques instants plus tard, solidement attaché, un homme était rudement conduit en prison. » [53]
Si ces passages évoquent sûrement des situations vécues par des militants mexicains, on ne peut s’empêcher de ressentir ici l’influence qu’exerça, sur la construction du modèle littéraire du révolutionnaire, la tradition populiste russe du XIXe siècle et de penser aux narodniki, ces jeunes gens en révolte contre l’ordre autocratique, issus des hautes classes sociales, partant dans les campagnes pour tenter de convaincre les paysans de la nécessité de la révolution : « Le socialiste russe rompit tous les liens qui l’attachaient à sa famille, renonça à sa carrière, laissa son visage se hâler, se durcit les mains, revêtit la défroque du paysan, enfouit son faux passeport dans la tige de sa botte, mit sa besace pleine de livres à son épaule, prit le bâton en main, secoua de ses pieds la poussière du monde pourri et se mit en route sans chemin. » [54]
Néanmoins, cette démarche se solda par l’échec : « La bonne volonté, le zèle le plus ardent, le dévouement le plus passionné, rien ne pouvait venir à bout du gouffre qui se creusait entre le programme des révolutionnaires et la réalité du village. Le pèlerinage dans le peuple reposait sur une grande illusion. » [55]
Ces « rêveurs de l’absolu » éprouvaient l’incompréhen-sion des paysans, qui, par peur, les dénonçaient souvent aux autorités. Il y a donc, entre certains anarchistes décrits par Ricardo Flores Magón et les narodniki, une analogie frappante.
De l’image laissée par les révolutionnaires russes dérive en partie la figure de l’anarchiste trimardeur [56], vagabond errant sur la grand-route, toujours prêt à allumer la flamme de la révolte là où il s’arrête, avant de reprendre son chemin. Dans une étude sur les anarchistes publiée en 1892, Flor O’Squarr (1830-1890), publiciste parisien d’origine belge, affirmait ainsi : « Qu’est ce personnage nouveau du drame social : l’anarchiste ? Un “trimardeur”. C’est l’homme du “trimard”, c’est-à-dire de la grand-route. Par goût ? Non. Par nécessité. » [57]
En effet, souvent poursuivi pour les actes qu’il a commis, renvoyé de son travail pour agitation, l’anarchiste n’a d’autre choix que de prendre la route. La figure du trimardeur se convertit alors en une représentation particulière, partagée tant par les anarchistes eux-mêmes que par leurs détracteurs. Alain Pessin précise ainsi : « L’anarchiste est souvent montré comme non originaire du lieu qu’il fréquente – et, objectivement, les nécessités de l’exil y sont pour beaucoup. Il devient ainsi l’homme mystérieux, c’est-à-dire non pas nécessairement celui qui a multiplié les complots dans le temps et dans l’espace, mais celui dont on ne sait de quelle conspiration il a été. Dans cette représentation idéal-typique, que les anarchistes partagent avec leurs observateurs, qui est donc pleinement une représentation mythique, l’homme anarchiste apparaît toujours pétri des rêves et des déchirures de l’ailleurs. Étrangers, les libertaires donnent à croire à une logique des rêves, imposée par une terre qu’ils ont habitée, et qui ne peut cesser de les habiter. Ils viendraient donc essentiellement des terres réputées troubles, de terres d’excès, placées sous le signe du feu et du sang, et c’est la Russie encore plus que l’Espagne. » [58]
Ainsi, l’anarchiste apparaît souvent comme un personnage obscur, un être mystérieux, venant de régions lointaines et en route vers de nouvelles contrées [59]. Ricardo Flores Magón n’échappe pas à cette représentation lorsqu’il évoque l’un de ces personnages en ces termes : « Cela faisait huit jours qu’il s’était retrouvé avec un homme dont on ne savait d’où il était venu et pour où -– ni pourquoi – il était parti. » [60]
Cet homme laisse sur son passage, telles des graines destinées à germer, des semences de rébellion. C’est ainsi que Pedro, ouvrier des chemins de fer, va découvrir les idées anarchistes à travers la prose du journal Regeneración, « qu’un voyageur propagandiste avait laissé à la section » [61].
Alain Pessin met également l’accent sur « un trait fréquent de leur personnalité qui contribue fortement à accentuer le caractère négatif de l’image que l’on peut avoir d’eux. Dans un souci de rupture et de puissance négative, ils ne cherchent nullement à se soustraire à la critique de leurs adversaires ; d’une certaine façon, au contraire, ils la recherchent, heureux de l’attaque, de la violence, de l’injure qui les garantissent de l’authenticité de leur différence » [62].
À la fin du XIXe siècle, l’adoption du terme « anarchiste » par les militants anti-autoritaires sera d’ailleurs une réponse aux calomnies dont ils étaient les victimes. En effet, insiste Pessin, « c’est une constante de l’esprit libertaire que de prendre le devant sur les flétrissures, d’exagérer la caricature de soi-même ». Ainsi certains anarchistes n’hésiteront pas à affirmer : « Nous ferons de notre pire. » [63]
Cet aspect est également présent chez Ricardo Flores Magón lorsque, évoquant la diatribe prononcée par un syndicaliste partisan de la collaboration avec l’État en réponse à un partisan du PLM, il reprend, jusqu’à la caricature et en s’en amusant, les critiques que les magonistes reçoivent régulièrement de la part de leurs détracteurs. « La violence n’a jamais donné d’autres fruits que le sang, les larmes, la douleur et le deuil. Je peux parier que tu as lu ce maudit journal qui s’appelle Regeneración, écrit par ce ramassis de renégats, de baratineurs, de mauvais Mexicains, de vils aigris, de traîtres à la Patrie, d’exploiteurs, de fripons, de canailles qui s’engraissent à la faveur d’imbéciles leur remplissant les poches d’or, de couards qui n’ont même pas le courage de venir publier ici un journal anarchiste ou de rejoindre ces bandes de délinquants dont ils disent, sans le prouver, qu’elles suivent leurs principes. Qui les connaît ici ? Personne ! » [64]
Pour Jean Préposiet, une autre des caractéristiques de l’anarchiste tient à sa grande sensibilité, envers l’injustice notamment : « Psychologiquement, l’anarchiste est un émotif, au sens que lui donne la caractérologie. C’est-à-dire que les événements qui peuvent paraître dépourvus d’importance ou sans intérêt à la moyenne des hommes provoquent chez lui un ébranlement subjectif profond. Sans doute éprouve-t-il plus que d’autres le poids du monde, d’où, chez la plupart des penseurs libertaires, [...] une sensibilisation extrême à tout ce qui a trait à la justice. Il vibre et s’indigne facilement. » [65]
C’est cette prédisposition qui pousse le José de Verdugos y Víctimas à s’écrier quand on l’accuse d’être un dangereux anarchiste : « Je suis un ami de l’humaine justice, de cette justice non écrite dans les codes, de cette justice qui prescrit que tout être humain a le droit de vivre sans exploiter ni être exploité, sans commander ni être commandé. » [66]
De même, c’est cette extrême sensibilité qui le pousse à se révolter.
L’anarchiste magoniste partage donc avec ses homologues étrangers un certain nombre de représentations communes, qu’elles soient issues des libertaires eux-mêmes ou de leurs adversaires déclarés. Il n’en reste pas moins que, par certains aspects, il demeure intimement lié au cadre très particulier du Mexique de l’époque, qui lui confère une connotation quelque peu distincte, une couleur locale.
Il en va ainsi, par exemple, de la prégnance religieuse. La prédication et l’évangélisation des prêtres en provenance d’Espagne ont profondément marqué les esprits au Mexique. Tout athée et anticlérical qu’il fût, Ricardo Flores Magón n’en était pas moins également imprégné. Ainsi, dans nombre de ses écrits, apparaissent des références claires au culte catholique. On en trouve l’exemple le plus frappant dans le conte intitulé El apóstol, où l’anarchiste est assimilé à la figure de l’apôtre chrétien et dont la mission consiste à apporter la buena nueva [bonne nouvelle], c’est-à-dire l’imminence du règne de la justice et de la liberté sur Terre. La description de son parcours ressemble à s’y méprendre aux représentations des premiers évangélistes qui parcouraient alors le monde antique : « Traversant des champs, parcourant les routes, entre épines et cailloux, la bouche asséchée par la soif dévorante [...]. Le délégué chemine, chemine. » [67]
Ricardo Flores Magón utilise ici tout un vocabulaire appartenant à la sphère du religieux. Le travail de propagande du délégué révolutionnaire est ainsi comparé à une « entreprise de cathéchisme ». Celui qui le dénonce est qualifié de « Judas ». Cette figure christique du révolutionnaire [68] luttant seul et animé d’une foi profonde, dans un environnement hostile, définit les contours d’une anarchie conçue comme une nouvelle religion [69] devant enfin réunir tous les hommes au sein d’une même communauté de frères libres et égaux et les conduire vers la tierra prometida [terre promise] [70].
Par certains côtés, cette assimilation sémantique de la lutte émancipatrice à la religion rappelle l’anarchisme andalou, lui aussi teinté de millénarisme.
Comme tout bon apôtre, l’anarchiste se doit d’être prêt à l’immolation de sa personne. En effet, « la liberté exige des sacrifices » [71]. Ricardo Flores Magón attribue même au sacrifice une valeur rédemptrice. Ce don de soi inaugure l’ère nouvelle de justice et de paix. L’anarchiste est donc logiquement assimilé au martyr chrétien. Ricardo Flores Magón excelle d’ailleurs dans le martyrologe : « Passent les martyrs de Veracruz, pâles, montrant leurs corps meurtris de ces blessures provoquées, une nuit, à l’ombre d’une lanterne, dans la cour d’une caserne, par des soldats ivres commandés par un chef tout aussi ivre de vin et de peur ; passent les ouvriers d’El Republicano, livides, en hardes et les chairs marquées par les coups de sabre et de bayonnette des sbires ; passent les familles de Papantla, anciens, femmes, enfants criblés de balles ; passent les ouvriers de Cananea, sublimes dans leur sacrifice, ensanglantés ; passent les travailleurs de Río Blanco, magnifiques, montrant leurs blessures comme autant de dénonciations du crime officiel ; passent les martyrs de Juchitán, de Verlardeña, de Monterrey, de Acayucan, de Tomóchic ; passent Ordóñez, Olmos et Contreras, Rivero Echegaray, Martínez, Valadés, Martínez Carreón ; passent Ramírez Terrón, García de la Cadena, Ramón Corona ; passent Ramírez Bonilla, Albertos, Kankum, Leyva, Lugo ; passent ces légions de spectres, de veuves, d’orphelins, de prisonniers ; et passe le peuple entier, nu, hâve et affaibli par l’ignorance et la faim. » [72]
Cette appropriation du discours religieux n’est nullement spécifique à Ricardo Flores Magón. Elle concerne, généralement, comme l’indique Éric Jauffret, tous les hommes politiques mexicains : « Les élites, comme “ceux d’en bas”, citent des passages de la Bible comme si leurs arguments n’étaient pas assez forts pour prouver leur conviction et leur sincérité en leur cause. Mais aussi seul le langage du sacré, ou ayant trait au sacré, projette l’homme dans les sphères supérieures et donne à ses paroles et à ses actes une dimension surnaturelle et transhistorique. Dans cette sortie de l’histoire, dans cet arrachement à la condition historique et humaine, l’homme se retrouve sous le regard et dans le temps du mythe. Le discours des révolutionnaires fait appel au sacré, au langage de la religion mêlé à des références mythiques et historiques. » [73]
Elle répond d’abord à des intérêts stratégiques : « La terminologie socialisante est brassée dans celle du sacré pour lui donner une dimension qui lui manque, dans un pays où la majorité des gens est profondément religieuse. Et Magón le sait ; aussi utilise-t-il consciemment ou non un langage qui puisse toucher l’âme des Mexicains. » [74]
On retrouve également, chez Ricardo Flores Magón, les traces de l’héritage des croyances indigènes qui, mélangées au culte catholique, ont donné naissance, au Mexique, à un syncrétisme religieux original. Selon lui, la révolution, tel un dieu aztèque, appelle le sacrifice humain : « La Révolution est un tourbillon : elle se nourrit de cerveaux et de cœurs purs. [75] ». Tout comme les divinités aztèques ont besoin de la participation active de l’homme pour survivre, la révolution, pour triompher, exige le sacrifice de ses partisans. Éric Jauffret souligne : « Le sacrifice humain chez les Aztèques était un devoir cosmique et un défi à relever. Tout reposait sur ce rite dramatique impliquant le sacrifice pour assurer la survie du monde menacé par l’entropie. » [76]
La mort de l’anarchiste, comme celle de son ancêtre précolombien, doit donc permettre au monde de retrouver l’équilibre que le système capitaliste met à présent en péril. Cependant s’il est prêt à donner sa vie, l’anarchiste doit également « sacrifier » ses ennemis, car, comme ses aïeuls, il est d’abord un guerrier : « Ils viennent de mettre la ville à feu et à sang. Il n’y reste désormais ni un bourgeois, ni un prêtre, ni un représentant de l’autorité, car qui ne pend d’un poteau télégraphique gît à terre, ses chairs bien nourries luisant au soleil. » [77]
Le massacre revêt ici un aspect religieux évident, les cadavres étant assimilés à des offrandes au dieu Soleil [78]. Selon d’anciennes légendes, le peuple aztèque est le peuple choisi par Huitzilopochtli pour le nourrir. Pour ce faire, il se livre à des guerres – les « guerres fleuries » –, dont le but est de s’approvisionner en prisonniers qui seront ensuite sacrifiés [79]. Ces conflits ne répondent à aucun désir d’expansion territoriale ; ils sont simplement nécessaires à la survie de l’univers. Chez Ricardo Flores Magón, l’anarchiste est l’élu, le descendant du guerrier aztèque ; c’est aussi celui qui part en guerre, prêt à tuer pour le bien de l’humanité. « La liberté, qui est vie – écrit-il –, se conquiert en répandant la mort » [80], phrase qui fait écho à celle de Michel Bakounine – « la passion de la destruction est en même temps une volupté créatrice » [81] –, mais aussi à celle d’Octavio Paz : « Notre culte de la mort est un culte de la vie. » [82] Ici, anarchisme et tradition mexicaine se trouvent étrangement liés.
Notons enfin que le goût du macabre est inséparable de la culture et de la tradition du Mexique : « La contemplation de l’horreur, sa familiarité, la complaisance pour elle, constituent au contraire un des traits les plus notables du caractère mexicain. Les Christs sanglants des églises de village, l’humour macabre de certains titres de journaux, les velorios, ces repas funèbres, la coutume de manger le 2 novembre des gâteaux et des sucreries en forme d’os et de crânes, sont des habitudes héritées des Indiens et des Espagnols, inséparables de notre être. » [83]
Si la violence révolutionnaire constitue une nécessité stratégique, aux yeux de Ricardo Flores Magón, elle n’apparaît nullement comme une fin en soi. C’est, au contraire, sa disparition que devra générer la société nouvelle, comme l’exprime le fusil, symbole de cette violence, devenu personnage dans le conte du même nom et s’exprimant ainsi : « Disparu le dernier bourgeois et dissipée, enfin, l’ombre de l’autorité, je disparaîtrai à mon tour, les matériaux dont je suis fait servant à la construction de charrues et de mille instruments que les hommes, désormais frères, manipuleront avec enthousiasme. » [84]
D’autres caractéristiques propres à la culture nationale se superposent au discours de Ricardo Flores Magón. Ainsi, le conte El águila y la serpiente [L’aigle et le serpent] [85] adopte pour titre l’emblème du drapeau mexicain [86]. Ici le serpent, animal vicieux et fourbe, représente le madérisme [87], alors que l’aigle symbolise le magonisme. Comme dans le récit mythique, ce dernier finit par vaincre le serpent, et c’est ainsi que peut s’édifier la nouvelle Tenochitlán, le monde nouveau tant espéré.
Pour Ricardo Flores Magón, l’anarchiste mexicain inscrit son combat dans les traces des pères de l’Indépendance – Miguel Hidalgo et José María Morelos – et dans celles des libéraux de la Réforme – Benito Juárez en tête. Il en est le continuateur sur le terrain du combat pour la liberté du peuple mexicain. Héritier des luttes passées pour la justice, il les perpétue en les inscrivant dans une nouvelle réalité, celle du développement industriel, et dans une autre perspective, celle de l’émancipation sociale. Pour Ricardo Flores Magón, en effet, les révolutions du XIXe siècle ont échoué parce qu’elles ne s’attaquèrent qu’aux conséquences du mal, non à sa racine : le principe d’autorité. C’est ainsi que, dans le texte intituté Dos Revolucionarios [Deux révolutionnaires], le jeune révolutionnaire s’adresse à son aîné : « Vois-tu, mon vieil ami, tu as versé ton sang sans en tirer le moindre profit. Moi, je suis disposé à verser le mien, mais à la condition qu’il profite à mes frères de chaîne. » [88]
Quand le vieux révolutionnaire ne s’est battu que pour porter au pouvoir de nouveaux maîtres, qui, finalement, n’ont fait que trahir ses espoirs, le jeune libertaire lutte pour l’émancipation de sa classe et, par extension, de l’humanité tout entière. Il ne combat pas pour un nouveau président, mais pour « la terre et la liberté ».
Paradoxalement, ce slogan, importé de Russie, se révèle particulièrement adapté à la réalité mexicaine. Il synthétise, en tout cas, beaucoup des revendications qui apparaîtront avec la Révolution de 1910, mais aussi une part essentielle de l’identité mexicaine. Au début du XXe siècle, la propriété du sol représente l’une des principales causes de tension sociale : 1 % de la population possède 85 % des terres [89] et 80 % des familles rurales n’en possèdent aucune [90]. C’est pourquoi la réforme agraire sera au cœur de presque tous les programmes politiques des factions révolutionnaires armées. Tout en accordant un rôle sans doute plus important aux ouvriers qu’aux paysans dans le déclenchement du processus révolutionnaire, Ricardo Flores Magón est parfaitement conscient que le Mexique est avant tout un pays agraire et que la répartition des terres aux paysans pauvres doit être l’une des premières tâches de la révolution. Le slogan « Terre et liberté », que les magonistes seront les premiers à populariser, se verra par la suite repris par de nombreux révolutionnaires, les zapatistes en premier lieu. Il symbolisera, désormais, à lui seul, la Révolution mexicaine, et ce d’autant que, dans ce pays, la terre recouvre une fonction indéniablement mythique. La terre, c’est la mère nourricière à qui il faut rendre hommage et qu’il faut vénérer et régénérer par des offrandes et des sacrifices.
Ainsi la figure de l’anarchiste mexicain esquissée par Ricardo Flores Magón emprunte à la fois aux représentations européennes, à la tradition nationale, au millénarisme chrétien, au populisme russe et aux cultures préhispaniques. Pour le reste, elle doit beaucoup aux propres expériences de l’auteur et de ses compagnons.
Reflet du magonisme et affirmation d’un projet politique
Pour construire son personnage, Ricardo Flores Magón s’est évidemment inspiré d’individus réels, et d’abord de lui-même. Exilé, pourchassé, condamné par les gouvernements mexicain et nord-américain, il consacrera toute son existence à la cause. Lutteur infatigable, il aura tout sacrifié à la lutte, sa vie même [91]. Mais c’est, sans doute, l’un de ses compagnons, Práxedis G. Guerrero, qui va lui fournir la principale trame de sa figure littéraire d’anarchiste.
Fils d’une famille de la bourgeoisie de l’État de Guanajuato, Práxedis G. Guerrero abandonne, à dix-huit ans, son existence dorée et part se fondre dans la masse des déshérités. Il se rend d’abord à San Luis Potosí où il travaille comme ouvrier dans une brasserie, puis dans une fonderie. En 1904, il s’exile aux États-Unis et exerce de nombreux emplois : mineur, bûcheron, docker, fondeur, etc. C’est à cette époque que débute son engagement dans le mouvement ouvrier révolutionnaire. Il écrit alors des articles et effectue des travaux d’organisation. En juin 1906, il se lie au PLM et, en 1907, commence à collaborer au journal Revolución. En avril 1908, il intègre le Comité directeur du PLM. En juillet, il est, aux côtés d’Enrique Flores Magón, frère de Ricardo, l’un des dirigeants et acteurs de l’insurrection armée menée par le PLM, soulèvement qui sera sévèrement réprimé. En 1909, il entreprend des tournées de propagande dans les États du sud des États-Unis et du nord du Mexique. Il s’installe au mois d’août à El Paso, au Texas, et fonde le journal Puntos Rojos. Enfin, lorsque éclate la révolution, à l’appel de Francisco I. Madero, il part, à la tête d’une expédition, au Mexique pour y mener la lutte libertaire. Il meurt, le 30 décembre 1910, au cours de la bataille de Janos.
À lui seul, Práxedis G. Guerrero incarne les diverses catégories de la mythologie anarchiste : l’intellectuel « déclassé », l’ouvrier, l’organisateur, le propagandiste, le trimardeur, le combattant armé, le martyr. Son parcours, exemplaire, fait donc de lui un modèle idéal. Devenu icône et symbole du mouvement magoniste après sa mort [92], Práxedis G. Guerrero fera son apparition dans plusieurs récits de Ricardo Flores Magón, comme dans Una muerte sin gloria : « Au mur pendait un portrait de Práxedis G. Guerrero. L’air penseur, le martyr fixait ce beau groupe de fils du peuple qui s’apprêtait à suivre sa trace lumineuse. » [93]
Ici, à travers son image, forcément mythique, le récit littéraire intègre et met en scène un personnage ayant réellement existé. Dans d’autres textes, plus qu’à des personnes, on trouve des références explicites au PLM et à ses activités militantes : « Le propagandiste lui avait conseillé d’envoyer son obole, quelle qu’elle puisse être, à la Junte révolutionnaire, qui travaillait pour la liberté économique, politique et sociale de la classe ouvrière. » [94]
On y évoque aussi son journal – « C’est Regeneración, le journal haï par tous les faussaires, la digne feuille que craignent tous les tyrans, l’excellente publication qui nourrit le juste et empoisonne le scélérat. » [95] – ou le « Manifeste du 23 septembre 1911 » – « “Vive l’anarchie !”, crie Juan en agitant la petite brochure rouge, dont les pages regorgent de fraîcheur, exhalent des effluves printaniers, agissent comme un baume d’espérance et irradient pour tous ceux qui souffrent, qui soupirent, qui traînent leur existence dans les noirs abîmes de l’esclavage et de la tyrannie. » [96]
Sans négliger l’aspect purement « publicitaire » de ces allusions, celles-ci permettent d’ancrer la fiction dans la réalité. Elles rappellent que les anarchistes ne sont pas seulement des personnages de fiction mais des êtres qui mènent, au quotidien, un combat bien réel.
Qu’elle soit directement ou non associée au PLM, la figure de l’anarchiste participe également d’une représentation idéalisée du mouvement magoniste. En règle générale, elle n’est pas le reflet de l’auteur, l’expression d’un « je », elle s’intègre toujours dans le « nous », ce collectif fait de tous ceux qui militent au sein du PLM. Mais elle est aussi une projection à vocation exemplaire. La littérature de Ricardo Flores Magón s’inscrit, en effet, avant tout dans une démarche de propagande, dont le but est de sensibiliser la population aux causes de sa misère et de ses souffrances, mais aussi de lui montrer la voie sur laquelle il lui faut s’engager pour parvenir à s’émanciper.
Inspirée d’un personnage réel comme Práxedis G. Guerrero ou construite comme élément fictionnel, la figure de l’anarchiste doit, par son attitude et ses actes, son intelligence et sa force, susciter le respect et l’admiration. En témoigne la description suivante, au fort souffle épique : « Il imaginait Juan poitrine contre terre s’abritant des charges des sbires de la tyrannie ; il l’imaginait irradiant de joie et d’enthousiasme, le poing serré sur le saint étendard des pauvres, le drapeau rouge, ou bien, au milieu du combat, la chevelure flottant au vent, magnifique, admirable, lançant des charges de dynamite sur les tranchées ennemies ; il le voyait, à la tête de quelques courageux, arriver dans une hacienda et dires aux péons : “Prenez tout et travaillez pour votre compte, comme les êtres humains que vous êtes, non comme les bêtes de charge que vous étiez !”. » [97]
Cet ambassadeur de l’anarchie doit, à la fois, tenir du héros – auquel on a envie de s’identifier -–, mais sans jamais se prendre, ou être pris, pour un dieu : « Ramón est splendide. Comme celui de tout héros, son visage [...] irradie la lumière. Mais ce héros n’est pas un dieu, car les anarchistes n’ont pas de dieux ; c’est un être qui, par ses actes, s’élève au-dessus des autres et leur sert d’exemple, comme un enseignement salutaire. » [98]
Dans l’œuvre littéraire de Ricardo Florès Magón, l’apparentement – émotionnel – de l’anarchiste au héros, semble, néanmoins, répondre, pour l’essentiel, à une nécessité tactique liée à l’imaginaire mexicain proprement dit. Sur cet aspect des choses, le point de vue d’Éric Jauffret est éclairant : « Au Mexique, le rapport des hommes aux idées est particulier. L’univers politique est un domaine d’émotions, de forces irrationnelles où s’installent des chefferies charismatiques. Les masses font davantage confiance à un homme et à ses qualités qu’à son programme. Plus qu’une inclination à personnaliser le pouvoir, les Mexicains jugent les actes d’un homme politique. Il serait trop simple de qualifier ce réflexe de pré-étatique, bien que les liens de dépendance personnelle et le clientélisme priment sur les règles impersonnelles et les lois abstraites. Le mythe joue ici un rôle essentiel. Les Mexicains ont besoin d’accrocher leur amour ou leur haine à des hommes dont les vertus morales s’accordent à leurs croyances. C’est en cela que le charisme joue un rôle important dans la sphère du pouvoir. » [99]
Indubitablement, cette figure de l’anarchiste s’accorde avec l’un des éléments clefs de la pratique libertaire : l’adéquation entre les discours et les actes. Si, comme tout un chacun, l’anarchiste pense et parle, il agit toujours de manière que ses actes ne soient pas en contradiction avec ses idées ou le programme politique qu’il défend. Pour lui, le fait d’agir en libertaire doit préfigurer la société nouvelle ; c’est, conjointement, le moyen et la fin de la révolution. Car le militant anarchiste se doit d’être, à la fois, l’homme nouveau dans la vieille société et le symbole de ce que sera le monde à venir : une société d’individus uniques, sans dieu ni maîtres, une société d’hommes et de femmes fiers et volontaires travaillant dans la liberté et la solidarité. Si l’anarchiste est prêt au sacrifice, c’est pour le bonheur de l’humanité tout entière.
Cela dit, l’anarchiste n’est pas un personnage inaccessible. Il dépend de la volonté de chacun d’emprunter sa route. Pour Ricardo Flores Magón, c’est la condition d’exploitation à laquelle est soumis le travailleur qui fera de lui un anarchiste conscient. Dans Una catástrofe, Pedro se remémore les propos du révolutionnaire Juan : « Il se souvenait de Juan se roulant une cigarette et lui parlant, un jour, du nombre invraisemblable de victimes que l’industrie vomit chaque année de par le monde. Il s’efforçait de lui démontrer qu’il mourait beaucoup plus d’êtres humains du fait des déraillements, des naufrages, des incendies, des catastrophes minières, des accidents du travail de toutes sortes que dans la révolution la plus sanglante, sans compter les milliers et les milliers de personnes anéanties par la malnutrition, le travail, les maladies contractées par le manque d’hygiène dans les logements des pauvres gens, les fabriques, les ateliers, les fonderies, les mines et autres lieux d’exploitation. » [100]
Ailleurs, José n’hésite pas devant l’alternative : « Compagnons [...], à devoir mourir sans gloire écrasé par la mine pour engraisser le bourgeois je préfère mourir sur le champ d’action, en défendant nos droits de producteurs de la richesse sociale. » [101]
S’aidant de la fiction, Ricardo Flores Magón distille, de manière plus ludique que dans ses articles politiques, ses convictions personnelles sur le communisme anarchiste. C’est ainsi que, souvent, un personnage expose les revendications du PLM : « Les anarchistes de Regeneración nous conseillent, sur tous les tons, de ne pas suivre les chefs, de prendre possession des terres, des eaux, des montagnes, des mines, des usines, des ateliers, des moyens de transport et d’en faire la propriété collective pour l’usage commun de tous les habitants de la République mexicaine. Ces hommes nous disent qu’il est criminel de lutter pour que certains individus prennent, sur d’autres, les rênes du pouvoir. » [102]
Derrière chaque discours d’anarchiste, c’est Ricardo Flores Magón qui parle. Son héros lui sert également de vecteur pour exposer son point de vue sur la méthode. Pour Ricardo Flores Magón, en effet, la révolution repose sur une technique : l’insurrection armée [103]. Elle se présente comme une guerre ouverte entre l’armée régulière et les forces révolutionnaires. C’est même l’une des singularités de Ricardo Flores Magón. À une époque où, s’inclinant vers l’anarcho-syndicalisme, la majorité du mouvement anarchiste préconise l’entrée dans les syndicats et fait de la grève générale le moyen le plus sûr de parvenir à la révolution, Ricardo Flores Magón, lui, appelle les travailleurs à s’armer pour préparer la grande insurrection. L’influence exercée par Bakounine semble, pour le cas, évidente, comme celle de l’équipée insurrectionnelle d’Errico Malatesta et de la « bande du Matese » [104]. Dans les écrits littéraires de Ricardo Flores Magón, l’anarchiste est généralement syndiqué, mais il est rarement syndicaliste [105]. S’il fallait le rattacher à une typologie, il serait plutôt du genre guérilléro et révolutionnaire « insurrectionnel ». Quant à la grève, elle restera toujours moins efficace, pour Ricardo Flores Magón, que la lutte armée collective et organisée. « Même s’il gagne une grève, le travailleur n’aura rien gagné, car l’augmentation de salaire qu’il aura obtenue, le bourgeois la lui reprendra d’une autre manière, en augmentant, par exemple, son loyer ou le prix des denrées. Ainsi, le pauvre esclave est toujours trompé. Que l’expérience serve, enfin, pour que les peuples ouvrent les yeux et qu’ils comprennent que l’effort et le sacrifice que suppose la lutte pour un morceau de pain sont exactement du même type que ceux qui président à la lutte pour mettre, une fois pour toutes, à bas ce système criminel et faire que toutes choses appartiennent à tous. » [106]
Néanmoins, comme ses partisans, Ricardo Flores Magón rejette l’action individuelle telle qu’elle a pu être pratiquée en Europe à l’ère des attentats. Pour lui, la révolution est une œuvre collective que les libertaires ont pour principale mission de déclencher. C’est pourquoi ses personnages d’anarchiste sont toujours impliqués dans des luttes collectives que, généralement, ils impulsent.
D’une certaine façon, tant ils expliquent clairement sa fonction d’éveilleur social et sa démarche de révolutionnaire, les contes de Ricardo Flores Magón pourraient façonner un parfait « petit manuel de l’anarchiste ».
En premier lieu, le révolutionnaire conscient se doit d’être là où surgit le mécontement pour y faire de la propagande. Tel est, par exemple, le cas de Juan, qui a acheté une arme et part dans la montagne rejoindre des rebelles. Peu lui importe, en fait, le clan auquel ils appartiennent. S’ils sont du sien, tant mieux, s’ils ne le sont pas, tant pis : « N’importe comment, il les rejoindrait, car c’était son devoir de libertaire d’être avec ses frères, même inconscients, pour les convaincre, habilement, des droits du prolétariat. » [107]
Où qu’il se trouve, l’anarchiste est donc invité à se joindre aux luttes et à agir sur elles pour leur donner des perspectives libertaires. Le temps de la révolution venu, c’est en première ligne qu’est sa place, montrant aux autres le chemin à suivre. La victoire acquise, il doit se dépenser sans compter, car sur lui repose, en grande partie, la construction de la société nouvelle : « Les nobles bâtisseurs du nouvel ordre social dorment à peine. Sales, barbus, épuisés par les nuits sans sommeil, on les sent, cependant, actifs, enthousiastes, courageux. Sur leurs épaules repose la gigantesque charge de reconstruire sur les ruines d’un passé d’esclavage et d’infamie. » [108]
Ricardo Flores Magón met aussi en valeur le rôle éducatif du militant anarchiste.
« Les compagnons du groupe “Les Égaux” se répartissent dans les différents quartiers de la ville. En langage simple, ils expliquent au peuple les bienfaits du communisme anarchiste. » [109]
Comme le préconisaient Michel Bakounine, Pierre Kropotkine ou Jean Grave lorsqu’ils évoquaient le rôle des « minorités agissantes », la tâche de l’anarchiste est d’éclairer, d’éduquer les masses, jamais de les diriger. C’est par ses actes, non par une quelconque forme d’imposition, qu’on l’écoute et le respecte. Sur ce point, les personnages d’anarchiste décrits par Ricardo Flores Magón illustrent parfaitement cette conception libertaire de l’action militante.
Une littérature de combat
S’inscrivant dans le cadre de la littérature de propagande, les récits de Ricardo Flores Magón se doivent de répondre à plusieurs exigences, dont la principale tient à la clarté du message délivré. Pour répondre à cet impératif, l’auteur marque sa préférence pour deux genres littéraires particuliers : le conte et le théâtre [110]. Ces deux formes narratives sont, par ailleurs, très répandues dans le mouvement libertaire espagnol et latino-américain de l’époque, particulièrement le théâtre, considéré comme une excellente méthode de diffusion de l’idéal anarchiste. Sur ce sujet et à propos des libertaires argentins, Juan Suriano note : « De nombreux anarchistes pensaient que le théâtre avait plus de force que la conférence ou le livre, car il permettait d’incarner les idées à travers leur personnification scénique. Cette force émergeant depuis la scène faisait de la représentation théâtrale un outil de propagande idéal. Partant de là, le caractère fictionnel de la représentation amplifiait la portée didactique du message et le climat émotionnel créé par l’œuvre devait rapprocher les spectateurs de l’idéal libertaire, tout en leur permettant de passer un bon moment. » [111]
Le conte est également très en vogue dans les mêmes milieux libertaires. Concernant les littérateurs anarchistes espagnols, Lily Litvak indique : « Ils écrivirent des romans et des pièces de théâtre, mais les genres les plus pratiqués furent le poème – ou hymne révolutionnaire – et le conte court. » [112]
Utilisé comme moyen de propagande, le conte anarchiste s’apparente beaucoup à la parabole comme technique de diffusion du message chrétien depuis Jésus jusqu’aux prédicateurs espagnols, principalement ces moines franciscains d’origine andalouse chargés d’évangéliser le Nouveau Monde après la conquête. On pourrait même dire qu’il en est l’héritier plus ou moins direct, sa structure narrative s’adaptant parfaitement bien aux modes de pensée traditionnels.
Attaché au caractère didactique de son œuvre, Ricardo Flores Magón emploie indistinctement le théâtre et le conte, ces deux formes littéraires tendant vers un but unique : emporter l’adhésion d’un auditoire ou d’un lectorat généralement éloigné des activités artistiques « classiques ».
De façon générale, ses récits sont assez courts et leur trame très simple. Quant aux personnages, ils sont toujours facilement identifiables, comme l’indique Madeleine Cucuel : « En homme politique, en bon orateur qu’il est, R. Flores Magón sait que pour arriver à ses fins [...] il faut des caractères théâtraux clairs et nets, des personnages simples dans lesquels les spectateurs puissent reconnaître, sans équivoque possible, leurs oppresseurs, des personnages qui déclenchent leur colère et leur désir de rébellion, des personnages cathartiques. » [113]
Archétypiques mais insérés dans un cadre local, ces personnages – curé, bourgeois, ouvrier ou paysan – n’ont pas de psychologie propre. Seuls leurs actes et leur position sociale déterminent leur être. Sans nuances, ces récits de combat s’inscrivent – à l’image de la lutte entre les exploiteurs et les opprimés, dont Ricardo Flores Magón se fait le porte-voix – dans un discours forcément manichéen. Évoquant le cas de la production littéraire anarchiste espagnole, Lily Litvak dresse un constat qui peut tout aussi bien s’appliquer à celle de Ricardo Flores Magón : « Ce fort manichéisme constitue un trait constant de l’esthétique anarchiste, fondée sur des contrastes absolus. L’exposition de ces contrastes permettait mieux que tout de se livrer à la critique sociale. Ainsi, la dénonciation des différences de classe reposait sur une description de deux manières de vivre. D’un côté, le luxe, les orgies, les dépenses inconsidérées, le vice, le parasitisme. De l’autre, la misère, la maladie, le travail épuisant. » [114]
D’autres procédés caractérisent l’œuvre littéraire de Ricardo Flores Magón. D’abondantes répétitions – de phrases ou de situations – rythment ses textes et, ajoutées aux multiples énumérations qu’ils contiennent, participent de leur style incantatoire. Leur ton, souvent grandiloquent, parfois prophétique, ainsi que le caractère dramatique des situations évoquées, confèrent au tout une dimension émotionnelle et affective qui tend à interpeller le public. L’emploi régulier de l’impératif apporte vigueur à l’œuvre, tout en confirmant le rôle de guide que s’attribue leur auteur. L’utilisation fréquente de verbes d’action imprime du mouvement aux récits. De même, l’emploi récurrent de l’allégorie et de la personnification [115] permet de faire vivre des idées, de les représenter sous une forme simple et de les rendre accessibles à un public peu enclin aux subtilités narratives. Indéniablement, ces figures de style, qui manquent pour sûr de finesse, induisent des lourdeurs narratives, mais il n’en demeure pas moins que les représentations élémentaires retenues facilitent grandement le développement de concepts idéologiques eux-mêmes assez complexes.
Comme le note Madeleine Cucuel, « si le langage des personnages créés par Ricardo Flores Magón est toujours extrêmement simple, toujours accessible au public auquel il s’adresse, il n’est pas malgré tout le langage véritable de ce public. Les personnages de Tierra y Libertad ne déforment jamais les mots et ne font pas de faute de langue » [116].
De la même façon, Ricardo Flores Magón utilise parfois, fruit d’un classicisme dont il peine à se défaire, des mots savants ou des expressions tombées en désuétude, mais ce faisant, là encore, il semble être en phase avec les littérateurs anarchistes de son temps, dont Lily Litvak souligne la « patente inclination pour les expressions redondantes et extravagantes. L’emploi à la chaîne de mots précieux, souvent à connotation scientiste, est typique des anarchistes. La présence de ces mots rares dans la littérature anarchiste est non seulement volontaire, mais recherchée » [117].
Aux dires de Lily Litvak, ce penchant pour la préciosité langagière offre quelque avantage : « En évitant de s’en tenir aux dénominations habituelles des choses, les auteurs anarchistes conféraient dignité et profondeur à leur rhétorique, leur exhibitionnisme verbal ou linguistique fournissant la preuve de leur statut de prolétaire conscient et engagé dans le combat culturel et éducatif. » [118]
Cette manière d’écrire imprime indiscutablement prestance et solennité au discours. C’est aussi une façon de s’approprier la culture et d’exproprier la bourgeoisie de son usage exclusif. Le plus souvent autodidactes, les anarchistes – et plus généralement les écrivains du peuple – ont le goût du beau langage. Cela dit, si Ricardo Flores Magón ne fait pas exception à la règle, il n’hésite pas non plus à utiliser des expressions populaires et des termes argotiques. De même, ses écrits empruntent souvent au vocabulaire lié au monde paysan et ouvrier. Il se livre, par exemple, à de longues descriptions des foyers, du mobilier, de la nourriture, des activités propres aux pauvres. Les images simples qu’il emploie renvoient au quotidien des Mexicains les plus modestes, comme les références au monde animal et à la nature qui parsèment ses récits renvoient au pays d’où il vient, le Mexique. Enfin, son œuvre recouvre un champ lexical propre au répertoire révolutionnaire anarchiste : les slogans n’y sont pas rares, ainsi que les chansons appartenant au patrimoine libertaire. Cette œuvre littéraire est donc fondée sur un intéressant mélange d’érudition et de culture populaire.
S’il fait peu de doute que les récits de Ricardo Flores Magón ont des points communs avec ceux de ses homologues espagnols ou argentins, leur principale différence réside dans la volonté de leur auteur de les insérer, à partir d’un vocabulaire propre au Mexique, dans un cadre local précis, directement lié à la situation politique, économique et sociale particulière de son pays. Par ailleurs, même utilisant des procédés rhétoriques similaires à d’autres productions littéraires anarchistes de son temps, la prose de Ricardo Flores Magón, caractérisée par une grande unité de ton et de style, demeure facilement identifiable. Conseillant son jeune frère Enrique qui voulait s’essayer à l’écriture, il recommandait ainsi : « Cherche à trouver ton style, c’est-à-dire ce qui donnera une singularité à tes œuvres, ce qui les rendra différentes des autres. Si tu écris sur le même registre que les autres, fais en sorte de donner du caractère à tes écrits, de manière qu’ils se distinguent de tous les autres et qu’ils aient une unité entre eux, s’égalant les uns les autres. En un mot, travaille ton style. C’est le plus difficile, mais c’est ce qu’il faut faire pour ne pas sombrer dans la vulgarité des copistes. » [119]
Comme les écrivains libertaires en général, Ricardo Flores Magón n’est donc pas indifférent à la stylistique. Non parce qu’il serait guidé par une préoccupation proprement littéraire, mais pour donner force de persuasion à ses écrits.
Tout en considérant, comme Lily Litvak, que le conte anarchiste relève d’un genre littéraire particulier et possède ses propres spécificités [120], il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas tout à fait infondé de reprocher à la littérature libertaire d’être finalement restée dans un cadre très classique et de n’avoir point révolutionné les formes narratives existantes [121]. Ricardo Flores Magón ne fait pas exception à la règle. C’est ainsi que Pietro Ferrua relève que « le théâtre de Magón parle de révolution, incite à la révolution, mais n’a pas trouvé, pour s’exprimer, une forme révolutionnaire. [...] Magón écrit sur et pour la révolution en se servant d’un langage conventionnel, en situant ses personnages dans le sillon du naturalisme. » [122]
Du point de vue de la forme, on ne peut que donner raison à Pietro Ferrua, mais l’aspect révolutionnaire de l’œuvre de Ricardo Flores Magón se situe d’abord dans le choix de ses destinataires. Cette production s’adresse, en effet, à un public jusque-là exclu de la littérature et des œuvres artistiques ou théâtrales. Elle a, par ailleurs, un objectif libérateur précis : faire en sorte que cette production élève le niveau de conscience de ses destinataires, jusqu’à en faire des hommes libres capables d’agir pour la révolution. Car la conception de l’art qui sous-tend l’œuvre de Ricardo Flores Magón n’a pas pour but de révolutionner le langage, la forme ou la structure narrative, mais d’éveiller des consciences qui, une fois libérées, pourront elles-mêmes s’exprimer et laisser libre cours à leur envie de création. La révolution libertaire, en effet, n’a pas pour seul objectif de corriger les inégalités sociales, elle prétend aussi rendre à l’homme le pouvoir de maîtriser sa vie et de devenir lui-même créateur. Même s’il ne s’est pas à proprement parler exprimé sur ce sujet, Ricardo Flores Magón partage, en cela, la mission que les anarchistes ont accordée à l’art : faire en sorte que, sans être inféodé à un parti ou à une idéologie, il participe à la marche de l’Histoire et à l’émancipation humaine [123]. C’est ce que revendiquait Fernand Pelloutier, secrétaire de la Fédération des Bourses du travail, en 1896, et c’est ce à quoi s’emploie Ricardo Flores Magón : « C’est assez dire que l’art doit faire des révoltés. À la perception encore confuse de l’égalité des droits, l’art doit apporter son aide et détruire, en en dévoilant le ridicule et l’odieux, le respect mélangé de crainte que professe la foule encore pour les morales inventées par la duplicité humaine.Car tout est là. Dévoiler les mensonges sociaux, dire comment et pourquoi ont été créées les religions, imaginé le culte patriotique, construite la famille sur le modèle du gouvernement, inspiré le besoin des maîtres : tel doit être le but de l’art révolutionnaire. Et tant qu’il restera dans l’esprit des hommes l’ombre d’un préjugé, on pourra faire des insurrections, modifier plus ou moins les inutiles rouages politiques, renverser même les empires : l’heure de la Révolution sociale n’aura pas sonné ! » [124]
Dans cette perspective, l’art doit sortir des sanctuaires que sont musées et salons littéraires pour retourner au peuple et retrouver sa véritable place : la rue, l’espace public [125]. Envisageant le devenir des sciences au lendemain de la révolution, Michel Bakounine déclarait : « Il est possible et même très probable qu’à l’époque de transition plus ou moins longue qui succédera naturellement à la grande crise sociale, les sciences les plus élevées tomberont considérablement au-dessous de leur niveau actuel […]. Mais cette éclipse temporaire de la science supérieure sera-t-elle un si grand malheur ? Ce qu’elle peut perdre en élévation sublime, ne le gagnera-t-elle pas en élargissant sa base ? Sans doute, il y aura moins de savants illustres, mais en même temps il y aura infiniment moins d’ignorants. Il n’y aura plus ces quelques hommes qui touchent les cieux, mais, par contre, des millions d’hommes, aujourd’hui avilis, écrasés, marcheront humainement sur la terre ; point de demi-dieux, point d’esclaves. Les demi-dieux et les esclaves s’humaniseront à la fois, les uns en descendant un peu, les autres en montant beaucoup. » [126]
Tout laisse à penser qu’il en irait de même pour l’art. Si, comme le postulait Pierre-Joseph Proudhon, « la nature nous a fait, quant à l’idée et au sentiment, à peu près également artistes » [127], une société anarchiste réduirait sans doute la place des « génies » par le simple fait que tout un chacun serait ou aurait la capacité d’être créateur, selon son envie, ses besoins et ses aptitudes. Jusque-là confisquée par une élite, la capacité créatrice serait rendue aux masses. En cela réside, sans doute, le caractère révolutionnaire de cette production littéraire anarchiste, dont Ricardo Flores Magón est l’un des représentants : accessible à tous, elle prétend rendre au peuple son aptitude à créer lui-même, et d’abord les conditions de cette révolution sociale qu’elle appelle de ses vœux et pour laquelle elle combat.
Si l’écriture représente pour Ricardo Flores Magón un moyen politique, et non une fin en soi, il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas insensible à la littérature comme mode d’expression artistique. Il éprouve même une profonde admiration pour ces grands représentants. On en trouve la preuve dans la place accordée à la littérature dans la vente de livres par correspondance dont se chargeait Regeneración. La liste des ouvrages que l’on pouvait commander en s’adressant au journal demeure une source d’autant plus précieuse qu’elle donne une idée précise des œuvres auxquelles Ricardo Flores Magón avait accès et qui ont pu l’influencer. Ainsi, à côté des théoriciens anarchistes et des sociologues ou philosophes contemporains de l’auteur [128], nous trouvons, pêle-mêle, d’une part, les auteurs admirés par les anarchistes de l’époque et disponibles dans toutes les bibliothèques ouvrières – Anatole France, Henrik Ibsen, Léon Tolstoï, Octave Mirbeau, Maxime Gorki ou Victor Hugo pour n’en citer que quelques-uns, ainsi que des auteurs espagnols comme Pío Baroja ou Federico Urales [129] – et, d’autre part, nombre de futurs « classiques » : Charles Baudelaire, Alphonse Daudet, Gustave Flaubert, Théophile Gautier, Edmond de Goncourt, Guy de Maupassant, Prosper Mérimée, Edgar Poe, Anton Tchekhov, etc.
Dans une lettre, Ricardo Flores Magón évoque plus précisément certains des auteurs qu’il apprécie : « Je suis avide de bonne littérature, ou plutôt de belle littérature. Serait-il possible d’obtenir des titres de Maurice Maeterlinck, d’Anatole France, d’Henri Barbusse, de Romain Rolland ou d’Andreas Latzko ? [...]. Je suis en train de lire Three Soldiers, de John Dos Passos. Le livre me plaît. [...]. Il est excellent [..]. J’ai lu Red Laugh, de Leonid Andreiev, et je vois que Brentano diffuse He Who Gets Slapped, de ce même merveilleux auteur. J’aimerais l’avoir. » [130]
Nombre des auteurs cités dans cette lettre se situent du côté de la littérature sinon engagée, du moins progressiste. L’attachement que leur manifeste Ricardo Flores Magón est une indication sur les influences qu’il a subies, mais aussi sur sa façon de concevoir sa tâche d’écrivain. Si Ricardo Flores Magón – qui tient, comme on l’a vu, la littérature en haute estime – n’a pas de prétentions littéraires, il se sent, en revanche, réellement investi d’une mission d’écrivain populaire. Comme il l’écrivit avant même de débuter sa « carrière » journalistique et politique : « Le papier est mon idole. Il n’est pas éloigné le temps où j’en ferai une arme puissante, à travers un journal. Je lutterai en ce sens et je serai utile. » [131]
Formation d’une conscience révolutionnaire
Si l’on ignore l’influence qu’exerça l’œuvre littéraire de Ricardo Flores Magón auprès des exploités mexicains, il n’en demeure pas moins que l’on dispose d’un certain nombre de données sur sa diffusion. On sait, par exemple, qu’entre 1910 et 1914 le tirage de Regeneración, journal dans lequel ses écrits furent publiés, dépassait les 10 000 exemplaires et qu’il atteignit même, autour de 1911-1912, les 20 000 exemplaires, ce qui, pour l’époque, et compte tenu du fait que la population prolétaire était majoritairement analphabète, représentait une diffusion très importante. Essentiellement distribué dans le sud des États-Unis et au Mexique, quoique de manière plus réduite, le journal était, par ailleurs, constamment victime de tracasseries administratives, d’amendes, voire d’interdictions de publication, visant à limiter sa diffusion.
Tierra y Libertad et Verdugos y Víctimas, les deux œuvres théâtrales de Ricardo Flores Magón, furent publiées en brochure du vivant de leur auteur, mais nous ne disposons d’aucune indication concernant leur tirage. On sait, en revanche, que des représentations de ces pièces, organisées et interprétées par l’entourage proche de l’auteur, eurent lieu aux États-Unis, vers 1917. De nombreux groupes culturels anarchistes et des troupes de théâtre liés à la centrale anarcho-syndicaliste Confederación General de Trabajadores (CGT), qui fleurirent dans les années 1920 au Mexique, représentèrent également ces deux pièces. Fernando Cordova Pérez note à ce sujet : « Le caractère ambulant des groupes de théâtre permettait à ceux-ci de s’introduire dans les villages les plus inaccessibles à la propagande écrite. Grâce à la représentation des drames sociaux de Ricardo Flores Magón : Tierra y Libertad et Verdugos y Víctimas, un grand nombre de communautés et de syndicats de paysans ont été conquis et attirés par la CGT. » [132]
Après la mort de Ricardo Flores Magón, les éditions du Groupe culturel Ricardo Flores Magón poursuivront la diffusion des écrits de l’auteur, qui seront réédités, plus récemment, par les Éditions Antorcha. Enfin, dans les années 1970, fut réalisé un film basé sur les contes de Ricardo Flores Magón [133].
Ainsi, s’il est difficile de déterminer avec précision l’impact qu’eurent sur la population à laquelle ils étaient destinés, ces récits littéraires et, plus particulièrement, l’influence qu’exerça sur elle la figure de l’anarchiste dessinée par Ricardo Flores Magón, il fait peu de doute que ces œuvres suscitèrent de l’intérêt au sein du monde ouvrier et paysan organisé. En ce sens, ces récits ont participé, au même titre que l’ensemble de la production magoniste, à la formation d’une conscience révolutionnaire libertaire dont les traces sont encore palpables de nos jours [134].
Tout au long de son existence, Ricardo Flores Magón n’a poursuivi qu’un but : fomenter la révolution libératrice en l’engageant sur les voies de l’Anarchie. Pour ce faire et comme le préconisa Pierre Kropotkine, il a utilisé tous les moyens à sa disposition : « la révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite » [135]. Au même titre que le journalisme ou la lutte armée, la littérature fut l’un de ces moyens. Dans ce cadre, la figure de l’anarchiste qu’il a créée et mise en scène était le double produit d’un contexte particulier – celui du Mexique du début du XXe siècle -– et d’un imaginaire collectif libertaire outrepassant les frontières et les caractéristiques culturelles propres à son pays. Par un jeu de miroir, cette figure de l’anarchiste, construite à partir des positions idéologiques de son créateur, se convertit en reflet du mouvement magoniste, mais aussi en projection destinée à servir de modèle pour la lutte. Car la production littéraire de Ricardo Flores Magón s’inscrivait avant tout dans une démarche propagandiste.
Tel que dépeint par Ricardo Flores Magón, l’anarchiste a donc sa spécificité propre, reposant sur la réalité mexicaine. Cela étant, sa démarche s’inscrit dans un cadre plus général d’émancipation de l’humanité tout entière. Autrement dit, il est à la fois le produit de sa classe et de sa culture nationale et le symbole de l’internationalisme prolétarien et de ses valeurs.
Création littéraire, construction idéologique, reflet et projection, la figure de l’anarchiste telle que l’a conçue Ricardo Flores Magón constitue, malgré son apparente simplicité, un personnage plus complexe qu’on ne le dit, un personnage à l’image même de l’anarchie, qui ne saurait, aux dires de Daniel Colson, se réduire – ou être réduite – à une seule dimension : « L’anarchie c’est [...] l’affirmation du multiple, de la diversité illimitée des êtres et de leur capacité à composer un monde sans hiérarchie, sans dominations, sans autres dépendances que la libre association de forces radicalement libres et autonomes. » [136]
David DOILLON