Il se peut que les livres fassent écran entre le monde et nous et que, par manque de hardiesse ou de résolution, nous ayons choisi de nous en tenir au commentaire sur le commentaire. Certains lecteurs semblent nous le reprocher, comme ce ton doctoral et condescendant qui serait le nôtre. Acceptons le jugement. Il est toujours de bon augure, surtout quand il souligne la ridicule vanité des vrais sermons et des fausses impertinences, à laquelle il nous arriverait de céder.
À ceux-là, pour qu’ils le méditent, nous dédions ce plaidoyer pro domo baudelairien : « Pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizon. » Et nous ajoutons, humblement, que nous savions que ce reproche viendrait. Il était aussi prévisible que son corollaire : cette passion pour le blâme qui nous habiterait. Crier à l’injustice n’est pas dans nos mœurs. Faire amende honorable, non plus. Nous n’ignorons pas qu’il est des hypothèses qui durent toujours, comme les regrets.
La critique aiguise la colère ou le ressentiment, c’est un fait. Les maîtres- penseurs s’en formalisent et les dévots s’en chagrinent. Le plus souvent, pourtant, elle se heurte aux hauts murs du silence. Comme d’autres, nous en savons quelque chose. Ici comme ailleurs, l’espace est rare où s’exerce le droit de suite, même si, plus qu’ailleurs, il est, ici, vivement encouragé. La polémique a mauvaise presse. L’éclat de voix, aussi. L’air du temps, sans doute, où la pensée molle et le chuchotement font office de vérités premières.
Il n’est pas nécessaire d’en faire trop, mais de faire bien. Nos raisons nous suffisent. Nous avons les yeux fertiles et l’entendement sans complexe. Nos humeurs et nos hasards font le reste. Au bout de la nuit, il en reste toujours quelque chose, et parfois quelques estimes, que nous partageons sans compter, gratuitement, avec celles et ceux qui les méritent. Du moins le pensons-nous.
Le voyage continue donc, malgré les écueils. Ici, on trouvera encore quelques motifs de satisfaction ou d’irritation, quelques colères lasses, quelques instants de grâce, quelques analyses, quelques divergences aussi. Les auteurs qui en ont fait les frais ont pourtant écrit des livres « méritoires », comme il nous plaît à le rappeler chaque fois, en ajoutant que le mérite ne saurait suffire à tout. Nos choix, on s’en doute, sont aussi subjectifs que nos détestations ou nos emballements et, s’ils n’engagent que leurs signataires, ils sont collectivement assumés.
Un mot enfin, le dernier, sur cette autre prédisposition qui serait la nôtre, et qu’on nous reproche encore ici ou là, de privilégier l’histoire et la critique sociale aux dépens d’autres espaces de l’écriture. Le grief est fondé. Les territoires de la littérature et de la poésie, par exemple, se dérobent encore sous nos plumes. Il n’est pas dit, cependant, que, tôt ou tard, l’un d’entre nous ne s’y aventure. Il n’est qu’attendre que ce désir vienne. Nul doute, alors, que nos choix seront encore à contre-époque, à contre-courant...
... À contretemps
Pour ce numéro, ont retenu notre attention les ouvrages :
– L’Ordre moins le pouvoir, de Normand Baillargeon, recensé par Miguel Chueca, avec des « apostilles » de Gilles Fortin (pdf) ;
– Fictions de l’anarchisme, d’Uri Eisenzweig, recensé par Marcel Leglou (pdf) ;
– Au pays de la Cloche fêlée, de Ngo Van, recensé par Freddy Gomez (pdf) ;
– Le Procès des maîtres rêveurs, de Miguel Abensour, recensé par Miguel Chueca (pdf)
– De l’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire – ouvrage collectif –, recensé par José Fergo (pdf) ;
– La Guerre au vivant, de Jean-Pierre Berlan, recensé par Miguel Chueca (pdf).
Prolongeant notre dernier numéro consacré à Ruedo Ibérico, on y trouvera, par ailleurs, un échange de correspondance entre Albert Forment et Freddy Gomez :
– Ruedo Ibérico : une polémique (pdf).