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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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L’anarchisme juif aux États-Unis
À contretemps, n° 35, septembre 2009
Article mis en ligne le 21 septembre 2010
dernière modification le 27 décembre 2014

par F.G.

Fils d’une famille juive d’Odessa, Paul Avrich (1931-2006), prolixe historien de l’anarchisme, s’intéressa de très près à sa dimension juive. À la faveur de ce numéro, il nous a semblé opportun de lui rendre l’hommage qu’il méritait pour l’ensemble de son œuvre en traduisant le treizième chapitre, consacré à « l’anarchisme juif aux États-Unis », de Anarchists Portraits [1]. Comme le lecteur le remarquera aisément, cette vaste, précise et érudite panoramique du mouvement anarchiste juif aux États-Unis est exempte de toute froideur historienne. Elle manifeste, au contraire, une grande proximité avec son objet d’étude. C’est que Paul Avrich ne cachait pas ses sympathies pour ces vaincus de l’histoire dont il passa sa vie entière à retrouver les traces. Le monde universitaire, attaché à son savoir congelé, le lui reprocha beaucoup, l’inscrivant dans cette catégorie honnie des historiens militants. Militant, Paul Avrich ne l’était pas au sens premier, mais, en historien, il militait indiscutablement pour que cette mémoire libertaire ne sombrât pas dans le puits sans fond de l’oubli où l’Alma Mater l’a si longtemps plongée. Si cette traduction a vu le jour, c’est à l’ami Armand Vulliet qu’on la doit. C’est lui qui en a eu l’idée et qui l’a menée à terme. Qu’il en soit ici remercié, et vivement.


Malgré ses aspirations internationalistes et sa foi dans l’unité de l’humanité, l’anarchisme a toujours été divisé en groupes nationaux. Il y eut des anarchistes français et des anarchistes espagnols, des anarchistes russes et des anarchistes polonais, des anarchistes japonais et des anarchistes chinois, des anarchistes brésiliens et des anarchistes cubains. De même, il y eut aussi des anarchistes juifs, unis, en plus de leurs croyances politiques, par leur langue et par leur tradition. Ce qui ne devrait pas surprendre ! Car, chérissant la diversité contre la standardisation et la conformité, les anarchistes ont, tout autant que leurs liens communs [2], toujours prisé les différences entre les peuples – culturelles, linguistiques, historiques.

Des Pionniers de la liberté à « Varhayt »

Ce fut dans les années 1880, avec la première vague d’immigration massive en provenance de la Russie tsariste, que les juifs commencèrent à jouer un rôle notable dans le mouvement anarchiste américain. Avant cette époque, ils étaient peu nombreux et ne formaient pas un groupe identifiable. Si Isidore Stein fut, pour sa part, actif dans l’aile allemande du mouvement – devenant secrétaire du groupe de New Haven, fondé en 1883, de l’Association internationale des travailleurs (AIT) –, d’autres juifs imprimèrent, dans les années ultérieures, leur marque sur le segment anglophone du mouvement. Parmi ceux-ci, Emma Goldman et Alexandre Berkman furent les plus marquants, mais d’autres, comme Victor Yarros et Henry Cohen, associés tous deux au journal Liberty de Benjamin Tucker, méritent également d’être mentionnés, de même que Herman Eich, le « poète chiffonnier » de Portland (Oregon), et Sigismund Danielewicz, le directeur du Beacon à San Diego et San Francisco.

Cependant, ce chapitre se confinera à la branche yiddishophone du mouvement, qui naquit comme conséquence directe de l’affaire de Haymarket, en 1886-1887. Le procès des anarchistes de Chicago, abondamment couvert par la presse américaine, suscita un vaste intérêt pour les personnalités et les idées anarchistes. La partialité du procès, la sauvagerie des peines réclamées (sept condamnations à mort et une à quinze ans de prison), mais aussi le caractère et l’attitude des accusés enflammèrent l’imagination de jeunes idéalistes, juifs comme non juifs, et gagnèrent nombre de nouveaux adeptes à la cause.

Ce procès accéléra la formation du premier groupe anarchiste juif aux États-Unis : Pionire der Frayhayt (les Pionniers de la liberté). Celle-ci eut lieu, à New York, le 9 octobre 1886, jour où fut prononcée la sentence contre Albert Parsons, August Spies et leurs associés. Les fondateurs de ce groupe – pas plus d’une douzaine – étaient des travailleurs de base dont les noms (Faltzblatt, Bernstein, Strashunsky, Yudelevich) restent obscurs même pour le spécialiste en histoire du radicalisme juif [3]. Ils furent, cependant, bientôt rejoints par une brillante constellation d’écrivains et d’orateurs – Saul Yanovsky, Roman Lewis, Hillel Solotaroff, Moshe Katz, J. A. Maryson, David Edelstadt – qui firent de ce groupe l’un des plus remarquables dans l’histoire du mouvement anarchiste. Tous âgés de vingt à vingt-cinq ans – Yanovsky et Katz étaient nés en 1864, Solotaroff et Lewis en 1865, Edelstadt et Maryson en 1866 –, ils manifestèrent, en plus de talents littéraires et oratoires inhabituels, une telle vigueur et un tel dynamisme qu’ils exercèrent une profonde impression sur les immigrants du Lower East Side, quartier de New York à prédominance juive où habitaient les « pionniers de la liberté » [4].

La tâche première des Pionniers de la liberté – qui s’affilièrent à l’Association internationale des travailleurs, dont les anarchistes de Chicago étaient aussi membres – fut de participer activement à la campagne en vue de sauver de la potence leurs camarades de Chicago. À cette fin, ils tinrent des réunions, parrainèrent des meetings et rassemblèrent des fonds pour interjeter appel. En outre, ils organisèrent un bal dans le Lower East Side où une centaine de dollars furent réunis et envoyés aux familles des accusés [5]. Parallèlement, ils développèrent la propagande anarchiste parmi les nouveaux immigrants juifs dont le flot allait croissant. À leur club d’Orchard Street, au cœur du Lower East Side, les Pionniers organisèrent des conférences et des controverses hebdomadaires attirant une foule enthousiaste. Ils éditèrent également de la littérature en langue yiddish, dont une brochure sur l’affaire de Haymarket, qui se solda, le 11 novembre 1887, par la pendaison de quatre des accusés [6].

Par leur propagande écrite et orale, les Pionniers de la liberté firent bientôt sentir leur présence dans d’autres villes de l’Est à forte population yiddishophone. Ainsi, sous leur égide, des clubs d’éducation ouvrière s’ouvrirent à Baltimore, Boston et Providence, entre autres, tandis que d’autres groupes se formèrent, associant des anarchistes et des socialistes. Parmi ceux-ci, le plus important fut celui de Philadelphie – Riter der Frayhayt (les Chevaliers de la liberté) –, fondé en 1889 par des travailleurs anarchistes ayant vécu à Londres et qui adoptèrent le nom du groupe juif de Whitechapel. Suivant l’exemple des Pionniers, les Chevaliers organisaient, les dimanches après-midi, des forums anarchistes qui étaient fréquentés par des centaines de travailleurs. Des anarchistes bien connus de New York, comme Solotaroff, Lewis, Edelstadt et Katz, y étaient invités à donner des conférences, tandis que les Chevaliers y arboraient avec fierté des orateurs de talent issus de leurs propres rangs, comme Max Staller, Chaim Weinberg et Isidore Prenner, qui faisaient des « discours puissants, enflammés » [7].

Les appellations « Pionire der Frayhayt » et « Riter der Frayhayt » ne manifestaient pas uniquement l’attachement de ces groupes à l’idée de liberté, la valeur la plus haute pour les anarchistes, elles reflétaient également l’influence que Johann Most et son journal – Freiheit – exercèrent sur le mouvement anarchiste juif naissant. Tenant une place similaire à celle de Rudolf Rocker parmi les juifs de l’East End londonien et bien que non juif comme lui, Most fut, à n’en pas douter, le principal apôtre de l’anarchisme parmi les immigrants juifs en Amérique. Son éloquence flamboyante, sa plume acide, sa défense fervente de la révolution et de la propagande par le fait lui gagnèrent, en effet, beaucoup d’adeptes parmi les militants juifs qui, aux dires de Morris Hillquit, le regardaient comme leur « grand prêtre » [8].

Les anarchistes juifs reconnaissaient en Most un redoutable propagandiste et agitateur. Sous l’effet de sa passion révolutionnaire, il pouvait captiver leur attention alors que, dans leur grande majorité, ils ne possédaient de l’allemand, langue dans laquelle s’exprimait Most, que de vagues rudiments. Ses expressions cinglantes, nota Israel Kopeloff, membre des Pionniers de la liberté de New York, avaient « l’impact des bombes et de la dynamite » dont il parlait si souvent ; il n’aurait eu, semble-t-il, qu’à donner un signal et « le public se serait rué pour construire des barricades et commencer la révolution ». « C’est une litote de dire », se rappelait aussi Chaim Weinberg, de Philadelphie, « que Most avait la capacité d’inspirer le public. Il électrifiait, il ensorcelait quasiment tout auditeur, qu’il fût partisan ou opposant » [9].

En raison de cette influence, les anarchistes juifs développèrent des liens étroits avec la branche allemande du mouvement. Très proche de Most, Emma Goldman prononça ses premiers discours anarchistes en allemand et Alexandre Berkman, membre des Pionniers de la liberté depuis 1888, travailla comme compositeur à Freiheit, qui servait de bureau central aux anarchistes lisant l’allemand. Inspirés, à la même époque, par le populisme russe, de nombreux anarchistes juifs, parmi lesquels Goldman et Berkman, se plongèrent dans la littérature révolutionnaire russe et assistèrent à des rassemblements révolutionnaires russes, y compris ceux de la Russian Progressive Union de New York, dont Yanovsky et Kopeloff étaient des membres actifs [10].

Comme on l’a déjà signalé, beaucoup d’anarchistes juifs résidant aux États-Unis avaient fait leur apprentissage du radicalisme à Londres, point de passage des immigrants en direction du Nouveau Monde [11]. Au fil des années, les liens entre Londres et New York restèrent forts et les anarchistes juifs des États-Unis continuèrent de lire et de soutenir Der Arbeter Fraynd (L’ami des travailleurs), édité dans le ghetto de Whitechapel. Ils lisaient aussi, si leur connaissance de l’anglais le leur permettait, Liberty, de Benjamin Tucker, édité à Boston, et The Alarm, de Dyer Lum, édité à New York. Ce qui leur manquait, cependant, c’était un journal à eux – imprimé dans leur propre langue et couvrant leurs propres besoins. Pour combler ce vide, les Pionniers de la liberté annoncèrent, en janvier 1889, la prochaine parution, à New York, d’un hebdomadaire intitulé Varhayt (Vérité) [12].

Pour diriger Varhayt, les Pionniers pensèrent à Joseph Jaffa, de Whitechapel, collaborateur fidèle de Der Arbeter Fraynd. Ancien étudiant rabbinique en Russie, Jaffa avait vécu à Paris avant de venir à Londres, en 1886, et possédait une bonne maîtrise du français comme de l’anglais, dont il faisait des traductions en yiddish. Il avait occupé la fonction de secrétaire du International Working Men’s Educational Club – dit aussi Club de Berner Street – et était une figure tenue en haute estime, admirée pour son érudition et ses talents linguistiques [13]. Jaffa, qui accepta la proposition, se révéla être un excellent choix. Aidé d’Isidore Rudashevsky comme directeur et d’un comité de rédaction composé de Katz, Solotaroff, Maryson et Lewis, tous dotés d’intelligence et de grandes capacités, il lança une publication dont les Pionniers de la liberté pouvaient être fiers.

Varhayt, qui vit le jour le 15 février 1889, fut le premier périodique anarchiste yiddish aux États-Unis. À proprement parler, ce fut même le premier dans le monde vu que Der Arbeter Fraynd, bien que fondé en 1885, conserva une identité mixte – anarchiste et socialiste – avant d’adopter, en 1892, une position résolument anarchiste. La parution de Varhayt fit donc date dans l’histoire du mouvement juif, en Amérique comme à l’étranger. En outre, il fut, pour ce qui est de son contenu, d’un niveau remarquablement élevé pour un journal néophyte. On y trouvait des articles de Johann Most et de Pierre Kropotkine, des poèmes de David Edelstadt et de Morris Rosenfeld, mais aussi des résumés d’économie marxiste et l’insertion en feuilleton de Germinal, le roman de Zola fort prisé des anarchistes et des socialistes de l’époque. Un numéro entier – 15 mars 1889 – fut consacré à la Commune de Paris, célébrant son dix-huitième anniversaire. Des lettres au directeur, des nouvelles politiques et sociales, des essais de Yanovsky, Lewis, Solotaroff et Katz, militants phares des Pionniers de la liberté, complétaient un journal de qualité [14]. Il est donc surprenant que Varhayt n’ait duré que cinq mois, avec vingt numéros. Une pénurie de fonds semble avoir été la cause de sa cessation de parution. Il fut bientôt remplacé, comme on le verra, par Fraye Arbeter Shtime (La Voix du travailleur libre), l’un des journaux ayant eu la plus grande longévité – plus de quatre-vingt-sept ans – dans l’histoire du mouvement anarchiste.

Une contre-culture juive anarchiste et athée

Durant cette période initiale allant de 1886 à 1890, l’anarchisme représenta probablement le courant le plus important et, à coup sûr, le plus dynamique parmi les juifs radicaux résidant aux États-Unis. Ouvriers dans leur grande majorité, les anarchistes juifs prirent part, en effet, aux premières grèves contre le travail des sweatshops, contribuant à l’organisation de quelques-uns des premiers syndicats juifs, tels ceux, à New York, des confectionneurs de manteaux et des culottiers pour enfants. En même temps, ils jouèrent un rôle essentiel dans la vie sociale et culturelle du Lower East Side et des ghettos d’autres villes, organisant des clubs, des coopératives et des mutuelles, parrainant des conférences, des pique-niques et des concerts et commémorant la Commune de Paris (18 mars), le 1er Mai et l’exécution des martyrs de Haymarket (11 novembre). Ce faisant, ils impartirent un contenu révolutionnaire à des activités traditionnelles et populaires, créant une sorte de société alternative – ou une contre-culture – assez semblable à celle que développèrent leurs compagnons anarchistes italiens.

Un des traits remarquables de cette contre-culture fut l’athéisme militant et la propagande antireligieuse. Pour les anarchistes juifs, en effet, les attaques contre la religion étaient inséparables des attaques contre l’État et le capital. De même que tout État, affirmaient-ils, était l’instrument à travers lequel quelques privilégiés exerçaient leur pouvoir sur l’immense majorité, de même toute Église était un allié de l’État dans l’assujettissement de l’humanité, aussi bien spirituellement que politiquement et économiquement. Tout en restant attachés aux aspects séculaires de la culture yiddish et en maintenant une conscience intense de leur judéité, les anarchistes se montraient particulièrement agressifs dans leur rejet du judaïsme traditionnel. Ils soutenaient la raison et la science contre l’ignorance et la superstition, qui, pour eux, étaient à la base de toute religion. Dans ce combat contre la religion, La Peste religieuse, de Johann Most, traduite en yiddish en 1888, joua un rôle clé. En outre, chaque année, à partir de 1889, les Pionniers de la liberté éditaient, lors de Yom Kippour, la plus sacrée des fêtes juives, un journal antireligieux de quatre pages et imprimaient des tracts antireligieux parodiant la liturgie et le rituel juifs [15]. D’autres pamphlets de ce type – comme Passover Hagadah According to a New Version (L’Haggadah de Pâque selon une nouvelle version), de Benjamin Feigenbaum – étaient importés de Londres et distribués en grandes quantités.

À ce stade précoce de développement, la manifestation antireligieuse par excellence était le bal de Yom Kippour. Avec ses danses, ses réjouissances et ses harangues athées, il se voulait parodie active du Jour de l’Expiation, suscitant par là la fureur de la communauté juive orthodoxe, pour laquelle rien ne pouvait constituer une attaque plus directe à sa foi. À l’occasion du premier bal de Yom Kippour, tenu en 1889 à New York, le propriétaire de Clarendon Hall, salle située East Thirteenth Street, rompit, sous la pression des juifs conservateurs, son contrat avec les anarchistes et leur refusa l’entrée des lieux. Les festivités furent alors transférées au Fourth Street Labor Lyceum, où Johann Most, Saul Yanovsky et Roman Lewis furent les principaux orateurs, leurs interventions étant suivies de chants, de danses et de récitations en russe, en allemand et en yiddish [16].

Par la suite, les bals de Yom Kippour eurent lieu chaque année, à New York et dans d’autres villes. Les billets distribués pour le bal de 1890, à Brooklyn, arboraient le texte suivant : « Grand Bal de Yom Kippour. Avec théâtre. Préparé avec le consentement de tous les nouveaux rabbins de la liberté. Kol Nidre nuit et jour. En l’an 6651 [coquille pour 5651] après l’invention des idoles juives et 1890 après la naissance du faux Messie, le Brooklyn Labor Lyceum, 61-67 Myrtle Street, Brooklyn. Le Kol Nidre sera offert par John Most. Musique, danses, buffet, “Marseillaise” et autres hymnes contre Satan » [17]. La même année, fut organisée, à Baltimore, une controverse publique entre anarchistes et orthodoxes sur le thème : « La religion et le socialisme sont-ils compatibles ? » Les débats furent suivis par un millier d’auditeurs. Ouvrant la réunion, un orateur orthodoxe présenta ses arguments sans incident, mais, dès que l’orateur anarchiste – le docteur Michael Cohn – se leva pour prendre la parole, le public commença à s’agiter, quelqu’un cria « Feu ! » et le meeting se dispersa dans la confusion [18]. Il en fallait plus, cependant, pour décourager les anarchistes. En 1891, des bals de Yom Kippour furent organisés à Baltimore, New York, Philadelphie, Providence, Boston, Chicago et Saint Louis. À New York, Solotaroff et Lewis en furent les principaux orateurs, avec de la musique, des divertissements et un buffet, comme d’habitude. À Providence et Boston, Moshe Katz prononça, apparemment sans troubles, une conférence – annoncée comme un « sermon du Kol Nidre » – sur l’évolution de la religion. À Philadelphie, en revanche, la police opéra une descente dans les locaux et appréhenda deux participants à la manifestation – Isidore Prenner et I. Appel –, qui furent emprisonnés pour incitation à l’émeute [19].

Les bals de Yom Kippour se révélèrent finalement contre-productifs, éloignant non seulement les juifs les plus pieux, dont la sensibilité religieuse était offensée, mais aussi leurs frères moins observants, pour qui les festivités impies des anarchistes bafouaient stupidement des traditions saintes. Néanmoins, l’influence des anarchistes continua de croître. Pour beaucoup de jeunes radicaux du ghetto, en effet, les socialistes et autres modérés semblaient fades et incolores à côté de ces apôtres de la révolution totale, qui mettaient en avant l’idée palpitante d’une émancipation complète immédiatement réalisable. Selon la vision des anarchistes, aucune amélioration significative ne pouvait être obtenue dans le cadre du système capitaliste existant et les travailleurs resteraient opprimés s’ils ne défendaient pas leurs intérêts par l’action directe, y compris la violence en cas de besoin. Ils insistaient sans relâche sur la futilité des élections et se déclaraient partisans de l’insurrection armée pour renverser l’ordre établi. Se fier à des réformes graduelles – à du « baragouin » (knakeray) réformiste, comme ils disaient [20] – s’apparentait à une forme de capitulation. Impatients, ils prônaient le millenium – la « nouvelle délivrance d’Égypte », selon Most [21] –, qu’ils attendaient à tout moment. Toute politique, toute action visant à retarder son arrivée étaient définitivement perçues comme renforçant l’ennemi et prolongeant l’esclavage des pauvres.

Socialistes et anarchistes juifs : de l’entente à la rupture

Rien d’étonnant, par conséquent, qu’une telle philosophie eût captivé l’imaginaire des militants juifs. Par son rejet intégral des conditions de vie existantes, par la ferveur avec laquelle elle donnait assaut aux valeurs conventionnelles, religieuses aussi bien que sociales et économiques, cette philosophie parlait directement aux jeunes idéalistes désireux de construire, sur de nouvelles fondations, un monde de liberté et de justice. Comme l’a noté Morris Hillquit, l’anarchisme représentait, en outre, un « mouvement romantique largement ouvert aux conspirations sensationnelles et aux actes héroïques et désintéressés » [22]. C’est aussi pour cela qu’il attira à lui un nombre croissant de jeunes rebelles dédaigneux des méthodes gradualistes.

Avant 1890, les anarchistes et les socialistes maintinrent des relations relativement amicales. Malgré la rivalité qui les animait pour obtenir l’adhésion à leurs thèses des travailleurs juifs, les frontières entre les deux camps n’étaient pas encore nettement tracées. Nombre de militants appartenaient d’ailleurs aux mêmes organisations – les United Hebrew Trades, par exemple – et il leur était encore possible de chercher un terrain d’entente commun. C’est ainsi qu’en novembre 1888 anarchistes et socialistes parrainèrent ensemble un meeting pour célébrer les martyrs de Chicago au premier anniversaire de leur pendaison. Pourtant, le fossé entre eux n’allait pas cesser de s’élargir. En 1889 et 1890, eurent lieu plusieurs débats entre leurs principaux porte-parole – Saul Yanovsky contre Louis Miller, Hillel Solotaroff contre Michael Zametkin, Roman Lewis contre Abraham Cahan – sur des questions fondamentales de tactique et d’organi-sation [23].

En dépit de divergences croissantes, les anarchistes et les socialistes, soucieux de ne pas provoquer de rupture entre travailleurs juifs, s’efforcèrent de travailler ensemble. Dans un esprit de conciliation, les anarchistes proposèrent ainsi le lancement d’un hebdomadaire bipartisan – sur le modèle du Der Arbeter Fraynd, de Londres –, co-dirigé par un représentant de chaque tendance. À l’initiative des Pionniers de la liberté et des Chevaliers de la liberté, un congrès fut convoqué pour discuter de cette proposition. Malgré leur méfiance, les socialistes relevèrent le défi et, le 25 décembre 1889, un meeting d’ouverture se tint dans la grande salle d’Essex Street Market, décorée pour l’occasion de drapeaux rouges, de portraits des martyrs de Haymarket et d’une bannière portant l’inscription « Ni dieu ni maître ! » [24]. Ce fut là le premier congrès de radicaux juifs en Amérique, quarante-sept délégués représentant trente et une organisations – des groupes, des syndicats, des clubs éducatifs – de New York, Baltimore, Philadelphie, Boston, Chicago et d’autres villes. Les deux tendances avaient mobilisé leurs forces et quelques figures comme Lewis, Solotaroff et Katz pour les anarchistes et Hillquit, Zametkin et Miller pour les socialistes [25].

Dès le début du congrès, il fut néanmoins évident qu’aucun accord ne se dégagerait. Les anarchistes, partisans d’un journal commun, défendaient l’idée que les travailleurs devaient s’initier aux différents courants de la pensée radicale, ne serait-ce que pour choisir intelligemment celui qui aurait leur faveur. Les socialistes, en revanche, s’opposaient à l’idée d’un journal non partisan, considéré comme « pareveh lokshn » [nouilles neutres, c’est-à-dire ni lait ni viande], terme importé de Londres, où il avait été employé pour se moquer de Der Arbeter Fraynd. Un journal efficace, soutenaient-ils, devait défendre un point de vue cohérent et avoir une position claire sur les problèmes sociaux, politiques et économiques de fond. Cela aurait-il un sens, demandaient-ils, de rejeter la violence et de soutenir le vote, dans un article, tout en trouvant des excuses au terrorisme et en décriant les élections, dans un autre ? Loin d’unir les travailleurs, une telle publication, pensaient-ils, contribuerait à augmenter leur confusion et leur désespoir.

Après six jours d’âpres débats, la question fut mise aux voix. Les anarchistes perdirent d’un cheveu : vingt et une voix contre vingt. Le rassemblement, indique Abraham Cahan, s’acheva sur « une indescriptible scène de récriminations mutuelles » [26]. Dès lors, la brèche entre anarchisme et socialisme était devenue irréparable. Par la suite, toute tentative de coopération fut jugée inutile et la guerre s’installa entre les deux camps.

Dès la fin du congrès, les socialistes décidèrent de lancer leur propre journal ; deux mois plus tard, l’Arbeter Tsaytung, un hebdomadaire, initia sa parution. Pour ne pas être en reste, les anarchistes projetèrent d’avoir leur propre journal. Le 17 janvier 1890, les Pionniers de la liberté, soutenus par les Chevaliers de la liberté et d’autres groupes, appelèrent à un meeting pour concrétiser l’affaire. Étant tombés d’accord, entre autres choses, sur le titre du nouveau journal – Fraye Arbeter Shtime –, Moshe Katz et H. Mindlin écrivirent, au nom des Pionniers de la liberté, à Morris Winchevsky, de Londres, pour l’inviter à en assurer la direction. Mais Winchevsky, dont les sympathies balançaient entre socialistes et anarchistes, déclinant rapidement l’offre, la fonction de directeur échoua à Roman Lewis.

Pour lever les fonds nécessaires au lancement du journal, quelques-uns des meilleurs orateurs anarchistes – Lewis et Katz, de New York, Prenner et Weinberg, de Philadelphie – parcoururent l’East et le Middle West. Entre-temps, parut un hebdomadaire de transition, Der Morgenshtern (L’étoile du matin). Son existence dura du 17 janvier au 20 juin 1890. Dirigé par Abba Breslavsky, jeune médecin aux convictions partagées entre anarchisme et socialisme, il fut édité par l’anarchiste Ephraim London – père de Meyer London, futur socialiste et membre du Congrès –, qui dirigeait une petite imprimerie dans le Lower East Side. S’il s’enorgueillit d’avoir fait paraître en feuilleton le Que faire ? de Tchernychevski et de posséder une riche provision d’articles et de poèmes, Der Morgenshtern ne fut, en réalité, qu’une entreprise bouche-trou. À peine deux semaines après sa cessation de publication, Fraye Arbeter Shtime fit ses débuts.

Les premières années de « Fraye Arbeter Shtime »

La naissance de Fraye Arbeter Shtime marqua une date dans l’histoire du mouvement anarchiste juif. Paru pour la première fois le 4 juillet 1890, Jour de l’Indépendance, il était destiné à survivre, avec quelques interruptions, pendant presque neuf décennies. Quand il cessa sa parution, en décembre 1977, il était le plus ancien journal yiddish au monde, précédant le Daily Forward de sept ans. Fraye Arbeter Shtime, qui joua un rôle essentiel dans le mouvement ouvrier juif américain, maintint, d’un bout à l’autre de sa longue existence, un haut niveau de qualité littéraire, grâce à la collaboration de certains des écrivains et des poètes les plus admirables de l’histoire du journalisme radical yiddish [27].

Représentant trente-deux associations ouvrières juives, l’hebdomadaire Fraye Arbeter Shtime, dont le siège était 184 East Broadway, combinait tout à la fois les fonctions de journal ouvrier, de feuille d’opinion radicale, de magazine littéraire et d’université populaire. Ses colonnes contenaient des contributions de Kropotkine et de Most, des traductions de À la veille, de Tourgueniev, des articles de vulgarisation d’études en sciences naturelles et sociales – y compris Le Capital, de Marx – et des poèmes d’Edelstadt, de Rosenfeld et de Bovshover évoquant la misère des sweatshops ou célébrant la venue d’un âge d’or sans classes et sans État, où la faim et la pauvreté, l’exploitation et l’oppression auront cessé d’exister. En outre, Edelstadt y publia plusieurs évocations poétiques du martyre des anarchistes de Haymarket, source d’inspiration puissante du journal, dont la têtière s’ornait des derniers mots prononcés par Parsons avant d’être pendu : « Qu’on entende la voix du peuple. »

Roman Lewis, premier directeur de Fraye Arbeter Shtime, en fut aussi un collaborateur assidu. Ses articles couvraient une large palette de sujets. Jeune homme énergique, parlant aussi couramment le russe que le yiddish, il fut surtout un collecteur de fonds efficace et un orateur populaire. Néanmoins, pour des raisons qui demeurent obscures, il n’occupa son poste de directeur du journal que six mois. Démissionnant de ses fonctions à la fin de l’année 1890, il devint dirigeant du Syndicat des confectionneurs de manteaux et rejoignit plus tard les socialistes. Par la suite, il se tourna vers la politique et fut élu, sous étiquette démocrate, procureur adjoint à Chicago [28].

Le Dr J. A. Maryson succéda à Lewis. Essayiste et traducteur prolifique, il fut, avec Alexandre Berkman, l’un des rares membres des Pionniers de la liberté à acquérir une maîtrise suffisante de l’anglais pour poursuivre ses activités de propagande dans cette langue. Après une brève période de latence, on sollicita le poète David Edelstadt, qui résidait à Cincinnati, pour assumer le poste de directeur [29]. Edelstadt, l’un des premiers « poètes du travail » yiddish devenu le barde de la classe ouvrière juive, avait fait ses premières armes au Varhayt et collaboré à Der Morgenshtern. Emma Goldman le tenait pour « un grand poète et l’un des plus beaux types d’anarchiste qui aient jamais existé » [30]. « Enfant de la pauvreté, rêveur de combat », comme il se présentait lui-même, il était boutonniériste de profession et avait fait l’expérience de la vie de misère des sweatshops, qu’il évoqua de façon obsédante dans ses poèmes. Ceux-ci – « In Kamf », « Vakht Oyf », « Natur un Mensh » sont parmi les plus célèbres – acquirent une popularité immédiate parmi les travailleurs yiddishophones. Mis en musique, ils furent souvent chantés aux pique-niques, aux meetings et partout où les ouvriers juifs se rassemblaient.

Avec sa « belle nature idéaliste » [31], Edelstadt marqua de son empreinte particulière les premières années de Fraye Arbeter Shtime, même si sa présence à la tête du journal fut de courte durée. Atteint de tuberculose, affection alors endémique parmi les travailleurs des sweatshops, il fut, en effet, contraint de quitter abruptement son poste, en octobre 1891, pour effectuer une cure à Denver, d’où il continua d’envoyer des poèmes au journal, plusieurs mois durant. La maladie progressant rapidement, Edelstadt mourut, à bout de forces, en octobre 1892, à l’âge de vingt-six ans [32]. Dans les années qui suivirent son décès, on compta des « groupes Edelstadt » à Chicago, à Boston et dans d’autres villes. De même, une société de chant – Edelstadt Singing Society – fut fondée à New York. Enfin, à Denver, sur sa tombe, « les travailleurs qui l’aimaient et qu’il avait essayé de défendre et d’éclairer » [33] lui érigèrent une stèle. La disparition d’Edelstadt fut durement ressentie par le mouvement anarchiste juif.

Fraye Arbeter Shtime poursuivit sa route. Il se dota de nouveaux directeurs, parmi lesquels Solotaroff et Moshe Katz, jeune homme fort capable de vingt-sept ans, qui acquerrait bientôt une réputation en tant que traducteur des classiques anarchistes, parmi lesquels La Conquête du pain, de Kropotkine, La Société mourante et l’Anarchie, de Jean Grave, et Mémoires de prison d’un anarchiste, d’Alexandre Berkman [34]. En outre, chaque mois de décembre, suivant une tradition dont les origines remontent à 1889, quand anarchistes et socialistes se rencontrèrent pour débattre d’un journal commun, Fraye Arbeter Shtime tenait congrès dans le Lower East Side pour discuter des questions majeures auxquelles était confronté le mouvement. On pouvait y parler de l’efficacité des bals de Yom Kippour ou de l’attitude que devaient avoir les anarchistes vis-à-vis de la main-d’œuvre syndiquée [35]. En 1891, par ailleurs, Solotaroff et Katz reçurent la visite d’Élisée Reclus, le célèbre géographe anarchiste français, qui les pressa d’organiser des écoles pour enfants fonctionnant sur des principes libertaires [36].

Cette période fut également marquée par un événement clé : la tentative d’assassinat de Henry Clay Frick, directeur des aciéries Carnegie, près de Pittsburgh, par Alexandre Berkman, membre des Pionniers de la liberté. L’acte de Berkman, qui eut lieu en 1892, lors de la grève de Homestead, suscita une réaction mitigée chez ses compagnons. Aux dires de Joseph Cohen, futur directeur de Fraye Arbeter Shtime, le nom de Berkman devint, pour certains d’entre eux, « une sorte de talisman, une source d’inspiration et d’encouragement » [37]. D’autres, au contraire, furent plus critiques vis-à-vis de Berkman, quelques-uns allant même jusqu’à couper tout lien avec le mouvement au prétexte que le terrorisme était condamnable en quelque endroit où il se produisît, mais surtout dans l’Amérique démocratique.

À l’époque de l’acte de Berkman, Fraye Arbeter Shtime connaissait de graves ennuis. Dépendant du soutien de travailleurs vivant eux-mêmes dans l’indigence, il avait fait face, depuis sa création, à des problèmes financiers récurrents. Par ailleurs, aggravant ses difficultés, un conflit salarial avait opposé le journal à ses compositeurs. En mai 1892, Fraye Arbeter Sthime suspendit sa parution pendant dix mois. Relancé en mars 1893, alors que le pays était frappé par la dépression, le journal tint bon jusqu’en avril 1894, date à laquelle il fut de nouveau contraint de cesser de paraître [38].

Avec la suspension de Fraye Arbeter Shtime, en 1894, s’acheva la première phase de l’histoire de l’anarchisme juif aux États-Unis. Elle fut suivie, pour le mouvement, par une période de stagnation. Ce n’est qu’en 1899 que la renaissance du journal lui insuffla une nouvelle vie. Ces années-là furent donc des années de marasme où s’étiolèrent de nombreux groupes anarchistes juifs, dont les Pionniers de la liberté et les Chevaliers de la liberté. Il en fut de même pour l’Association internationale des travailleurs, qui maintint un semblant d’existence jusqu’à sa disparition finale à la veille de la Première Guerre mondiale. L’activité, pourtant, ne cessa pas complètement. Quoique à une échelle moindre que par le passé, on tint encore des conférences et des meetings. De même, les anarchistes juifs des villes du Nord-Est envoyaient, chaque année, des délégués à New York pour faire le point et maintenir des relations [39]. Mais l’événement le plus important de cette période fut la parution, en 1895, de Di Fraye Gezelshaft (La société libre), mensuel culturel et littéraire de trente-deux pages, dont le siège était à New York, 202 East Broadway. Bien qu’âgé de seulement vingt-trois ans, son directeur en titre – M. Leontieff (pseudonyme de Lev Solomon Moiseev) [40] –, qui avait collaboré à Fraye Arbeter Shtime pendant les mois précédant sa suspension, était très versé en littérature européenne. Assisté de Maryson, Katz et Solotaroff, Leontieff fit de Di Fraye Gezelshaft une publication de premier ordre, contenant à la fois des articles des principaux écrivains anarchistes de langue yiddish et des traductions en yiddish d’éminents auteurs anarchistes européens, comme Kropotkine, Grave, Reclus et Sébastien Faure [41].

En plus du lancement de Di Fraye Gezelshaft, la venue de visiteurs de l’étranger contribua à donner un coup de fouet à un mouvement en perte de vitesse. Cela fut surtout vrai pour Pierre Kropotkine, qui visita pour la première fois les États-Unis en 1897 et donna des conférences à New York et dans d’autres villes. Il assista également à des rencontres privées préparées par ses compagnons, dont une chez Solotaroff, où furent évoquées l’affaire Dreyfus et d’autres questions d’actualité. De tous les théoriciens majeurs de l’anarchisme, aucun, pas même Johann Most, n’exerça sur les militants juifs une influence aussi forte que celle de Kropotkine. Son séjour américain eut, par conséquent, des effets très positifs sur leur moral.

Il fallut pourtant attendre la résurrection de Fraye Arbeter Shtime pour que le mouvement retrouve sa santé d’antan. Après une interruption de cinq ans, le journal prit un nouvel envol en octobre 1899, avec Saul Yanovsky à la barre. Il occupa ce poste jusqu’en 1919, couvrant ainsi les deux premières décennies du nouveau siècle. Comme nous allons le voir, cette période marqua non seulement l’apogée de Fraye Arbeter Shtime, mais aussi, plus généralement, celle du mouvement anarchiste juif.

L’ère Yanovsky

Saul Yanovsky est né, en 1864, dans la ville russe de Pinsk. Fils de rabbin, il rejeta très jeune la religion – qu’il qualifiait avec mépris de « tas de foutaises » [42]. Émigrant aux États-Unis en 1885, il exerça divers métiers dans l’industrie du vêtement (chemisier, confectionneur de manteaux, casquettier) avant d’être renvoyé pour avoir exigé de meilleures conditions de travail. Bouleversé par le sort des martyrs de Chicago, il rejoignit les Pionniers de la liberté, écrivit pour Varhayt et devint, selon ses propres termes, un « anarchiste déclaré », partisan du terrorisme et de l’insurrection [43].

Attirant vite l’attention par ses qualités de plume, Yanovsky fut sollicité par les anarchistes juifs londoniens pour diriger Der Arbeter Fraynd. Son arrivée à Londres en 1889 « ouvrit, d’après Rudolf Rocker, une nouvelle ère dans le milieu ouvrier juif » de cette ville [44]. Orateur éloquent, il partagea souvent la tribune avec Pierre Kropotkine, Errico Malatesta et Louise Michel aux commémorations de Haymarket, du 1er Mai et de la Commune de Paris. Sa brochure Vos viln di anarkhistn ?, publiée par Der Arbeter Fraynd, en 1890, fut parmi les premières expositions de l’anarchisme en langue yiddish expressément destinées à un public ouvrier. « Son langage était naturel et plein de vie, observa Rocker, et il faisait penser ses lecteurs. » Toujours d’après Rocker, il fut, « par la parole et par la plume, le propagandiste le plus doué » de son époque parmi les juifs de Whitechapel [45].

Après avoir passé cinq ans en Angleterre, Yanovsky revint aux États-Unis et se réinstalla à New York. Petit, le teint mat, l’air sérieux, portant moustache et impériale, il devint, là encore, une figure familière des cercles anarchistes juifs, exerçant ses talents de conférencier, dans tout le Nord-Est, devant de fervents auditoires. Yanovsky avait, pourtant, un caractère si difficile qu’il lui arrivait de compromettre lui-même, auprès de ses propres compagnons, ses indéniables capacités de propagandiste. Borné, sarcastique, intolérant, il ne faisait preuve d’aucun tact dans ses relations avec autrui et se montrait sans pitié dans ses critiques, qu’elles s’adressent à un ami ou à un adversaire. « Pourquoi gâchez-vous du papier ? », lâcha-t-il ainsi à un jeune poète qui lui avait montré des échantillons de son œuvre. De même, après un concert de piano, il demanda au soliste pourquoi il ne jouait pas du violon. « Je ne connais pas le violon », dit le pianiste. « Et le piano, vous connaissez ? », rétorqua Yanovsky [46]. « De telles pointes, remarqua Joseph Cohen, valurent à Yanovsky plus d’un ennemi, même à l’intérieur de son propre mouvement » [47]. Emma Goldman, quant à elle, critiqua ses « méthodes despotiques » et Alexandre Berkman le jugeait rigide et « dictatorial ». « C’était un gars intelligent, se rappelait un autre compagnon, mais très brusque dans ses manières. Il pouvait vous porter un coup qui vous laissait complètement sonné ! » [48].

Malgré ses défauts, Yanovsky n’en fut pas moins un directeur et un administrateur de grande qualité. Ses adversaires eux-mêmes s’accordaient sur ce point. Invité, après des débuts incertains, à relancer Fraye Arbeter Shtime, il refonda le journal sur des bases solides et stables. Bon juge pour ce qui est du talent littéraire, il ouvrit non seulement ses colonnes à une foule d’écrivains doués, mais il fit également en sorte de renouveler la manière d’examiner certains sujets. C’est ainsi que sa liste de collaborateurs, qui comprenait des anarchistes aussi prestigieux que Kropotkine, Solotaroff et Most, s’enrichit d’autres noms, comme Rudolf Rocker, Max Nettlau, Abraham Frumkin, Emma Goldman et Voltairine de Cleyre, cette Américaine d’origine non juive qui avait appris le yiddish dans le ghetto de Philadelphie [49]. Pour les travailleurs juifs avides de culture, Yanovsky donna des traductions d’Auguste Strindberg et de Henrik Ibsen, de Bernard Shaw et d’Oscar Wilde, de Leonid Andreev et d’Olive Schreiner, d’Octave Mirbeau et de Bernard Lazare. En outre, il publia des écrivains yiddish aussi importants que purent l’être Avrom Reisen et H. Leivick, dont les collaborations firent de Fraye Arbeter Shtime l’un des journaux les plus appréciés de son époque. Enfin, la rubrique de Yanovsky – « Oyf der Vakh » – était particulièrement appréciée pour son esprit tranchant [50]. Tout cela contribue à expliquer pourquoi, sous la direction de Yanovsky, Fraye Arbeter Shtime en vint à occuper, aux dires d’une autorité, « une position enviable dans les lettres yiddish » [51]. Son tirage, en tout cas, ne cessa d’augmenter, jusqu’à dépasser les vingt mille exemplaires à la veille de la Première Guerre mondiale [52].

Vers un anarchisme plus constructif

Yanovsky imprima aussi à Fraye Arbeter Shtime une nouvelle ligne éditoriale. Avant sa suspension, en 1894, le journal, pénétré d’attentes millénaristes, avait méprisé les réformes graduelles pour favoriser une conception de la révolution en bloc, fondée sur la destruction totale du système existant. Comme la majorité de ses compagnons juifs, Yanovsky avait été, lui aussi, un ardent disciple de Johann Most et un avocat de la propagande par le fait [53]. Désormais, la ferveur apocalyptique des années 1880-1890 reposant sur la croyance en une révolution sociale imminente et inévitablement violente, commençait de s’estomper. Pour résoudre le problème social, pensait alors Yanovsky, l’anarchisme devait se montrer plus constructif. C’est ainsi qu’il en était venu à s’opposer de toutes les fibres de son être au terrorisme. En ces temps, se rappelait un de ses amis, l’anarchisme incarnait, pour lui, « une philosophie de la dignité humaine et de la coopération, de l’amour et de la fraternité, pas les bombes » [54]. Dès lors, comme l’exprima Fraye Arbeter Shtime, « action directe » ne signifiait plus violence ou subversion, mais création d’écoles libertaires, encouragement à former des syndicats ouvriers, établissement d’organisations coopératives de toute sorte [55]. Indigné par l’assassinat du président McKinley, en 1901, Yanovsky insista sur le fait que, par-dessus tout, l’anarchisme prônait l’harmonie et « la paix parmi les hommes ». Cette mise au point n’empêcha pas qu’une foule furieuse vienne envahir le siège de Fraye Arbeter Shtime – désormais situé 185 Henry Street –, qui fut saccagé et dont le directeur fut agressé et roué de coups [56].

On trouve une autre preuve de cette évolution vers un anarchisme plus pragmatique et moins donquichottesque dans l’atténuation de l’agitation anti-religieuse, qui fut un signe distinctif du mouvement dans sa période de formation. On continua d’organiser des bals de Yom Kippour pour ceux qui, comme l’exprimait une annonce [57], préféraient « danser et faire la fête plutôt que jeûner et expier leurs péchés passés », mais ils étaient loin de rassembler autant de monde qu’avant le tournant du siècle, et l’on peut penser qu’on n’y participait plus avec le même zèle. Il est vrai que la vague de pogroms de Kichinev et d’autres localités russes, entre 1903 et 1906, suscita la réflexion et contribua à modifier, chez un nombre non négligeable d’anarchistes juifs, le rapport à leurs racines. Après Kichinev, remarqua ainsi Israel Kopeloff, « mon cosmopolitisme originel, mon internationalisme et certains de mes points de vue s’évanouirent d’un seul coup, comme se vide le contenu d’un tonneau au fond percé » [58]. De la même façon, Hillel Solotaroff, l’une des plus hautes figures du mouvement, éprouva un réveil du sentiment national, celui-là même qui l’avait conduit, au temps de sa jeunesse russe, à rejoindre la société de colonisation Am Olam (Peuple éternel), sous les auspices de laquelle il avait émigré aux États-Unis. Avec ses vieux compagnons des Pionniers de la liberté, Kopeloff et Moshe Katz, il finit par trouver dans le sionisme une réponse à la question de la survie juive [59].

Un autre domaine où se manifesta encore cette inflexion vers le pragmatisme fut la manière d’aborder les problèmes du mouvement ouvrier. À l’époque de Yanovsky, les anarchistes prirent, en effet, une part active à l’organisation de syndicats dans tous les métiers où des travailleurs juifs étaient employés, de la reliure et la fabrication de cigares à la profession de tailleur et à la peinture en bâtiment. Ils furent particulièrement actifs dans l’International Ladies’ Garment Workers’ Union (ILGWU) et dans l’Amalgamated Clothing Workers of America (ACWA), participant à des grèves et luttant contre la corruption, la bureaucratie et l’indifférence. Pour ces militants, il n’y avait pas de raison de mépriser les conquêtes économiques partielles, comme on l’avait prôné dans le passé. Comme le nota Rocker, « le vieux slogan “Pire c’est, mieux c’est” était fondé sur une hypothèse erronée. Comme cet autre slogan “Tout ou rien”, qui entraîna l’opposition de nombreux radicaux à toute amélioration de la condition des travailleurs – même quand les travailleurs eux-mêmes la revendiquaient – au motif qu’elle distrairait l’attention du Prolétariat et le détournerait de la voie qui mène à l’émancipation sociale. C’est contraire à toute l’expérience de l’histoire et de la psychologie ; il y a peu de chance que les gens qui ne sont pas préparés à lutter pour l’amélioration de leurs conditions de vie luttent pour l’émancipation sociale. Les slogans de cette sorte sont comme un cancer dans le mouvement révolutionnaire » [60].

Vu cette nouvelle attitude, il n’est pas surprenant que les anarchistes aient pris une part active au Workmen’s Circle, l’association d’entraide juive d’orientation socialiste implantée aux États-Unis et au Canada qui mettait l’accent sur les assurances vie, les indemnités de maladie et d’accident, les lieux de sépulture et les programmes éducatifs et culturels [61]. Dans les années 1920, vingt-quatre branches anarchistes du Workmen’s Circle avaient été créées, parmi lesquelles la Naye Gezelshaft Branch (New York), la Radical Library Branch (Philadelphie), la Frayhayt Branch (Baltimore) et la Kropotkin Branch (Los Angeles).

Par ailleurs, les anarchistes juifs participèrent à de nombreuses expériences coopératives, notamment dans les coopératives immobilières de l’International Ladies’ Garment Workers’ Union (ILGWU) près de la Pennsylvania Station de New York et des Amalgamated Clothing Workers of America (ACWA) dans le Lower East Side et le Bronx. De même, à Philadelphie, Chaim Weinberg, ancien membre des Chevaliers de la liberté désormais disparus, organisa une Jewish Workers’ Cooperative Association, qui parraina des conférences, diffusa de la littérature, ouvrit un magasin de chaussures et une boulangerie coopératifs et réussit à attirer à elle près de neuf cents membres [62]. Enfin, la colonie de Stelton, dans le New Jersey, elle-même fondée en grande partie par des anarchistes juifs, était fière de posséder un magasin d’alimentation, une fabrique de vêtements et un service de transport coopératifs à bas prix, outre une école primaire fondée sur le modèle de l’École moderne de Francisco Ferrer à Barcelone [63].

Sous l’ère Yanovsky, le mouvement anarchiste juif connut une expansion rapide à travers tous les États-Unis. Après la reprise de Fraye Arbeter Shtime, de nouveaux groupes surgirent, de nouveaux périodiques parurent et le mouvement atteignit sa pleine floraison. À New York seulement, au moins dix groupes juifs virent le jour entre 1900 et 1918 [64], totalisant quelque cinq cents militants. Favorisée par la vague d’immigration venue de Russie à la suite de la révolution de 1905, une croissance semblable eut lieu dans d’autres villes. En décembre 1910, une fédération de groupes anarchistes juifs – Federirte Anarkhistishe Grupen in Amerike – naquit d’un congrès tenu à Philadelphie et organisé par la Radical Library, qui avait remplacé les Chevaliers de la liberté en tant que principal groupe juif de cette ville [65].

La passion d’éditer

Accompagnant cette prolifération de groupes anarchistes juifs, on assista à une augmentation du nombre des publications anarchistes de langue yiddish. Comme l’indique la liste suivante, douze des vingt périodiques anarchistes yiddish existant aux États-Unis furent, en effet, lancés dans les deux premières décennies du vingtième siècle [66] :

Di Abend Tsaytung. New York, 1906. Quotidien. Édité par Fraye Arbeter Shtime. Dirigé par Saul Yanovsky.
Der Anarkhist. Philadelphie, 1908. Mensuel. Édité par le Groupe des communistes anarchistes.
Behind the Bars. New York, 1924. Édité par la Société de la Croix-Rouge anarchiste. En anglais et en yiddish. Un seul numéro parut (janvier 1924).
Broyt un Frayhayt. Philadelphie, 1906. Hebdomadaire. Dirigé par Joseph J. Cohen.
Fraye Arbeter Shtime. New York, 1890-1977. Hebdomadaire, puis bimensuel et mensuel. Dirigé par David Edelstadt, Saul Yanovsky et al.
Di Fraye Gezelshaft. New York, 1895-1900. Mensuel. Dirigé par M. Leontieff.
Di Fraye Gezelshaft. New York, 1910-1911. Mensuel. Dirigé par Saul Yanovsky.
Di Fraye Tsukunft. New York, 1915-1916. Irrégulier. Édité par la Fédération anarchiste d’Amérique.
Dos Fraye Vort. New York, 1911. Mensuel. Édité par les Groupes anarchistes fédérés en Amérique. Dirigé par J. A. Maryson.
Di Frayhayt. New York, 1913-1914. Mensuel. Édité par les Groupes anarchistes fédérés en Amérique. Dirigé par L. Barone.
Frayhayt. New York, 1918. Mensuel. Dirigé par Jacob Abrams et al.
* Lebn un Kamf
. New York, 1906. Dirigé par Julius Edelsohn.
Der Morgenshtern. New York, 1890. Hebdomadaire. Dirigé par Abba Braslavsky.
* Di Shtime fun di Rusishe Gefangene. New York, 1913-1916 ? Mensuel. Édité par la Croix-Rouge anarchiste. Dirigé par Alexander Zager.
* Der Shturm. New York, 1917-1918. Bimensuel ? Dirigé par Jacob Abrams et al.
Di Sonrayz Shtime
. Alicia, Michigan, 1934. Édité par la Communauté agricole coopérative de Sunrise. Un seul numéro parut (19 mai 1934).
Tfileh Zakeh. New York, 1889-1893. Parution annuelle (à Yom Kippour), groupe des Pionniers de la liberté.
Varhayt. New York, 1889. Hebdomadaire. Édité par le groupe des Pionniers de la liberté. Dirigé par Joseph Jaffa.
Der Yunyon Arbeter. New York, 1925-1927. Hebdomadaire. Édité par le Groupe anarchiste, ILGWU. Dirigé par Simon Farber.
* Zherminal. Brooklyn, N.Y., 1913-1916 ? Édité par le groupe Germinal. Dirigé par Zalman Deanin.

Outre Fraye Arbeter Shtime, Yanovsky dirigea également deux de ces nouvelles publications. La première, Di Abend Tsaytung, avait apparemment pour but de rivaliser avec le prospère Jewish Daily Forward, d’Abraham Cahan, mais, manquant d’éclat et de substance, elle disparut au bout de deux mois d’existence. La seconde, Di Fraye Gezelshaft, un mensuel littéraire inspiré de la publication éponyme des années 1890, survécut, elle, un an et demi. De tous les journaux yiddish, cependant, seul Fraye Arbeter Shtime connut une existence prolongée.

Cette passion d’éduquer et d’enrichir les esprits conféra aux rotatives anarchistes un train d’enfer. Au-delà des journaux et des revues, en effet, des livres et des brochures furent édités à grands flots. Le Fraye Arbeter Ferlag (Newark, New Jersey) publia, par exemple, des traductions en yiddish de Kropotkine, de Malatesta et d’autres auteurs anarchistes de premier plan ; la société d’édition Germinal (Brooklyn) publia une nouvelle traduction en yiddish de l’Appel aux jeunes, de Kropotkine ; le Fraye Gezelshaft Group (Winnipeg) sortit une version yiddish de La Place de l’anarchisme dans l’évolution socialiste, de Kropotkine ; la Broyt un Frayhayt Bibliotek (New York) publia des traductions en yiddish de L’Action directe, de Voltairine de Cleyre, de L’Anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire, de Marie Goldsmith, et le discours en défense de Matryona Prisiazhnyuk, anarchiste russe qui, condamnée à mort en 1909, se suicida dans sa cellule [67]. Enfants comme adultes dévoraient les textes de Darwin, Spencer et autres illustres savants et écrivains. « Imaginez !, s’exclama le commissaire divisionnaire de New York, Herbert Spencer préféré à un conte de fées pour garçons et filles… » [68]. Pour satisfaire leur soif de connaissance, les anarchistes juifs se dotèrent, dans un grand nombre de villes, de bibliothèques, de salles de lecture et de clubs littéraires, tandis que, dans le Lower East Side, la librairie de Max Maisel, anarchiste et bibliophile passionné, devint un centre d’activité intellectuelle où l’on trouvait en très grande quantité les principales œuvres radicales en yiddish, certaines d’entre elles – Kropotkine, Thoreau et Oscar Wilde, entre autres – étant éditées par Maisel lui-même [69].

L’ami Kropotkine, la Russie et les affaires du monde

Comme nous l’avons déjà relevé, Pierre Kropotkine fut, et de loin, le théoricien anarchiste le plus populaire parmi les anarchistes juifs américains. Lors de sa seconde visite aux États-Unis, en 1901, il tint, devant des salles combles, des conférences dans plusieurs villes. Idolâtré par ses disciples, il s’opposa à la proposition de Fraye Arbeter Shtime de lui consacrer un supplément, avec photographies. Pour ne pas être transformé en « icône », déclara-t-il à Yanovsky [70]. Après son retour en Angleterre, Kropotkine reçut un soutien financier des anarchistes juifs des États-Unis pour contribuer aux activités du florissant mouvement anarchiste en Russie. Quand la révolution éclata, en 1905, ils redoublèrent d’efforts, soutenant la presse anarchiste russe et accueillant une série de révolutionnaires russes – Nicolas Tchaïkovski, Maxime Gorki, Grégoire Gershuni, Catherine Brezhkovskaya, Chaim Zhitlovsky –, qui effectuèrent des tournées de propagande aux États-Unis pour collecter des fonds [71]. En 1907, après l’étouffement de la révolution, une Croix-Rouge anarchiste fut mise sur pied pour expédier de l’aide aux prisonniers politiques. Ayant son siège à New York et disposant de branches à Philadelphie, Baltimore, Chicago et Detroit, la Croix-Rouge anarchiste lança des appels, fit circuler des pétitions et organisa des banquets – des « bals pour les paysans » et des « bals pour les prisonniers » – afin de réunir des fonds et des vêtements destinés aux révolutionnaires russes en prison ou en exil [72].

Tout en s’intéressant de près, et avec passion, aux événements se déroulant en Russie, les anarchistes juifs se mobilisaient également pour d’autres causes. En 1911, ils protestèrent contre l’exécution, à Tokyo, de Kôtoku Shûsui et de ses compagnons anarchistes. En 1912, ils se solidarisèrent avec les grévistes du textile de Lawrence (Massachusetts) et, en 1913, avec ceux de Paterson (New Jersey). À la même époque, ils collectèrent des fonds pour la révolution mexicaine, et particulièrement pour le mouvement de Ricardo et Enrique Flores Magón, en Californie du Sud. Et, comme auparavant, ils organisèrent des pique-niques, excursions, concerts et spectacles de théâtre au profit de leurs publications.

Durant toutes ces années, les journées du 18 Mars, du 1er Mai et du 11 Novembre continuèrent d’être marquées d’une pierre blanche dans le calendrier anarchiste. Et, le 7 décembre 1912, en l’honneur du soixante-dixième anniversaire de Kropotkine, se tint une grande fête à Carnegie Hall, organisée sous les auspices de Fraye Arbeter Shtime et de Mother Earth, la publication dirigée par Emma Goldman. À cette occasion, un numéro spécial consacré à la vie et aux idées de Kropotkine fut édité par Fraye Arbeter Shtime et une société littéraire – la Kropotkin Literatur Gezelshaft – fut fondée avec l’intention de se consacrer à l’édition en langue yiddish des œuvres classiques de l’anarchisme et du socialisme, parmi lesquelles, bien sûr, celles de Kropotkine. Comptant sur la participation active de Max Maisel et avec J. A. Maryson comme secrétaire-trésorier, la Kropotkin Literatur Gezelshaft suscita l’adhésion de nombreux membres des groupes anarchistes juifs à travers tout le pays. Au cours de la première décennie de son existence, elle publia en yiddish sept volumes de Kropotkine, une anthologie en un volume de Bakounine, une édition en trois volumes du Capital de Marx, Qu’est-ce que la propriété ? de Proudhon, L’Unique et sa propriété de Stirner et d’autres œuvres [73].

Avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale, le mouvement anarchiste entra dans une période critique. Quand Kropotkine proclama son soutien à l’Entente, craignant que la victoire du militarisme allemand porte un coup fatal au progrès social en Europe, sa position fut vigoureusement contestée dans Fraye Arbeter Shtime. Le débat laissa des cicatrices qui ne se refermèrent jamais complètement. Dans un premier temps, Yanovsky s’opposa à la guerre et signa, avec Joseph Cohen, Alexandre Berkman, Emma Goldman et d’autres éminents anarchistes des deux côtés de l’Atlantique, un Manifeste international dans lequel il était affirmé que toute guerre incombait « à la seule existence de l’État » [74]. Cependant, Yanovsky ouvrit les colonnes de Fraye Arbeter Shtime à des opinions divergentes. Par la suite, il changea lui-même de position, sous l’influence de Kropotkine, et se déclara partisan d’une victoire des forces de l’Entente [75].

La révolution bolchevique fut une autre source d’âpres discussions. Si tous les anarchistes accueillirent avec jubilation le renversement du tsar – certains espérant même que les États-Unis connaissent un soulèvement social et politique du même type [76] –, la prise du pouvoir par les bolcheviks, en octobre 1917, suscita, en revanche, une réaction mitigée. Tandis qu’Emma Goldman chantait les louanges de Lénine et Trotski – « qui, par leur personnalité, leur vision prophétique et leur esprit révolutionnaire conséquent, tiennent le monde en respect » –, Yanovsky critiquait le « Méphistophélès » Lénine et prédisait la création d’une nouvelle dictature augurant mal de l’avenir de la Russie [77].

Les derniers feux ou le début de la fin

En pleine controverse, Yanovsky quitta la direction de Fraye Arbeter Shtime. Nous étions en 1919 et l’anarchisme connaissait des temps difficiles. La vague de répression et les déportations qui eurent lieu durant et immédiatement après la guerre privèrent, en effet, le mouvement de quelques-uns de ses militants les plus actifs, dont Emma Goldman et Alexandre Berkman. Par ailleurs, soudainement entouré de prestige, le communisme préleva son tribut sur le mouvement anarchiste juif. Ses militants, voyant dans la révolution russe l’avènement de l’âge d’or pour les travailleurs, repartirent en masse dans leur pays natal – pour disparaître bientôt dans les prisons et les chambres d’exécution de la police secrète. L’immigration déclinante et les restrictions concernant les Européens de l’Est réduisirent, par ailleurs, les recrues potentielles de langue yiddish, qui arrivaient au compte-gouttes. Entre-temps, les anarchistes de la vieille génération commençaient à disparaître, tandis que leurs enfants, nés et élevés aux États-Unis, s’assimilaient à la culture américaine. Le mouvement anarchiste juif plongea alors dans une période de stagnation dont il ne se releva plus jamais.

Après avoir quitté Fraye Arbeter Shtime, Yanovsky prit la direction de Gerekhtikayt (Justice), l’organe hebdomadaire en yiddish de l’International Ladies’ Garment Workers’ Union (ILGWU), poste qu’il occupa jusqu’en 1926. Selon une voix autorisée, Gerekhtikayt devint, sous sa direction, l’un des « journaux ouvriers les mieux faits et les plus percutants d’Amérique » [78]. Avec le départ de Yanovsky, Fraye Arbeter Shtime, dirigé par un comité de rédaction, connut une période difficile. Le nombre de ses lecteurs décrut et les ennuis financiers recommencèrent. Pour prendre les choses en main, fut fondée en 1921 une nouvelle fédération anarchiste juive – Yidishe Anarkhistishe Federatsie fun Amerike un Kenede –, qui lança des appels à la solidarité et organisa pique-niques et banquets pour collecter des fonds. Des soutiens arrivèrent finalement de toutes les régions de l’Amérique du Nord et, au milieu des années 1920, le journal put de nouveau repartir sur des bases solides.

Pour remplacer Yanovsky, la nouvelle fédération porta son choix sur Joseph Cohen, militant aguerri et fort capable qui prit ses fonctions en 1923. Habitant Philadelphie, Cohen, fabricant de cigares, avait été initié à l’anarchisme par Voltairine de Cleyre. Il devint l’une des principales figures du mouvement juif local. Plaque tournante du Radical Library Group et de la Philadelphia Modern School, il fut aussi l’un des fondateurs de la colonie de Stelton (New Jersey), puis de la colonie de Sunrise (Michigan). Il était également l’auteur de quatre livres – dont une histoire de l’anarchisme juif aux États-Unis [79] – et d’innombrables articles relatant quelques-uns de ces épisodes militants.

Comme Yanovsky, cependant, Cohen avait un côté tranchant et une tendance à l’intolérance, voire à l’arrogance, qui lui valut des reproches de nombre de ses compagnons. Ainsi Alexandre Berkman l’accusa – comme il avait accusé Yanovsky – de comportement dictatorial. « Il ne reculera devant rien, écrivit-il à Michael Cohn, pour préserver son boulot, non pas en faveur de la démocratie, mais de l’autocratie. » En outre, pour Berkman, Cohen manquait de cohérence anarchiste : « Là, il écrit comme un anarchiste, ici comme un parlementariste, ce qui fait qu’on ne sait jamais ce qu’il défend. Je pense que, sous sa direction, Fraye Arbeter Shtime manque d’un contenu clair, précis. Et c’est mauvais pour un journal » [80].

L’appréciation de Berkman était injuste. Sous la direction de Cohen, le Fraye Arbeter Shtime se maintint à un niveau journalistique élevé, même s’il ne le fut pas autant que sous Yanovsky. Il publia des analyses et des articles de premier plan – Berkman lui-même, Goldman, Nettlau, Rocker, Maximoff et Voline – et demeurera une mine de renseignements sur le mouvement anarchiste juif, aux États-Unis comme ailleurs. Par ailleurs, il intégra au journal, quoique sur une durée brève, une page en anglais destinée aux jeunes lecteurs connaissant mal le yiddish [81] et édita nombre de livres et de brochures en anglais, comme Errico Malatesta (1924), de Max Nettlau, et Maintenant et après : l’ABC de l’anarchisme communisme (1929), de Berkman [82]. Enfin, il fit paraître des numéros jubilaires et des suppléments de grande valeur [83].

En plus de tout cela, les anarchistes juifs envoyèrent de l’argent au musée Kropotkine de Moscou – créé après sa mort, en 1921 [84] –, cotisèrent à un fonds pour leurs compagnons vieillissants d’Europe – dont Nettlau, Malatesta et Voline [85] – et prirent part à des rassemblements et à des manifestations en faveur de Sacco et Vanzetti, une affaire qui eut le même impact que celle de Haymarket sur le mouvement anarchiste. Entre 1923 et 1927, en outre, ils s’unirent à leurs rivaux socialistes d’antan pour empêcher la mainmise communiste sur les syndicats de l’habillement. À cette fin, le groupe anarchiste de l’International Ladies’ Garment Workers’ Union (ILGWU) lança un journal hebdomadaire, Der Yunyon Arbeter (Le travailleur syndiqué), qui défendait l’indépendance syndicale par rapport à tout parti et dénonçait l’« arrogance » (khutspah) des permanents communistes et leurs pratiques électorales frauduleuses, qualifiées de hooliganisme et de méthodes de « gangster » [86].

Avec le soutien de leurs alliés socialistes, les anarchistes réussirent à bloquer les manœuvres des communistes tendant à s’emparer des syndicats de l’habillement, mais, ce faisant, ils se retrouvèrent eux-mêmes empêtrés dans les instances bureaucratiques. Quelques-uns y occupèrent de hautes fonctions, Morris Sigman devenant président de l’ILGWU, Rose Pesotta et Anna Sosnovsky vice-présidentes. Quand Yanovsky cessa, en 1926, de diriger Gerekhtikayt, l’hebdomadaire de l’ILGWU, il fut remplacé à ce poste par Simon Farber, auparavant directeur de Der Yunyon Arbeter, organe, comme nous l’avons dit, du groupe anarchiste de l’ILGWU. Au cours des années 1920, la tournure prise par les événements politiques et sociaux contribua à accentuer l’évolution de l’anarchisme juif – adoptée à partir du début du siècle – vers une position plus pragmatique et moins militante. Les mêmes anarchistes qui avaient précédemment condamné le réformisme finirent par défendre une position plus conciliante, quelques-uns allant même jusqu’à remettre en question, à la lumière des événements de Russie soviétique [87], l’idée de révolution.

Ce processus s’accéléra durant le New Deal des années 1930 quand un nombre non négligeable d’anarchistes participèrent pour la première fois aux élections en votant Roosevelt. À partir de ce moment-là, l’anarchisme juif perdit son identité révolutionnaire de mouvement opposé à l’ordre établi. Après avoir défait les communistes, anarchistes et socialistes gardèrent des liens amicaux. Tout en continuant de commémorer Haymarket et la Commune de Paris, Fraye Arbeter Shtime s’abstint, dès lors, de critiquer l’ILGWU ou les ACWA, qui soutenaient, de leur côté, le journal anarchiste par des souscriptions et des appels le 1er Mai ou en d’autres occasions, y compris en participant au banquet annuel de collecte de fonds.

Ainsi, durant les années 1920 et 1930, les préoccupations des anarchistes juifs ne furent pas sensiblement différentes de celles des socialistes et des progressistes. Elles recouvraient tout l’éventail de problèmes qu’affrontait le monde de l’entre-deux-guerres : la consolidation de la dictature bolchevique, l’ascension au pouvoir de Mussolini et de Hitler, la situation dramatique des exilés politiques en Europe, le martyre de Sacco et Vanzetti et toutes les questions fondamentales tournant autour de la violence, de la révolution et de la guerre. Pendant un bref moment, espérant que leur cause avait acquis une nouvelle jeunesse, les anarchistes juifs s’enthousiasmèrent pour la révolution espagnole. C’est pourquoi la victoire de Franco, en 1939, eut sur eux un impact dévastateur, transformant l’espoir en amère déception. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et le massacre des juifs d’Europe sonnèrent comme une ultime folie. Rudolf Rocker – qui s’était réfugié aux États-Unis, en 1933 après avoir fui l’Allemagne nazie – se déclara quant à lui convaincu que Hitler devait être vaincu par la force des armes afin que survive la liberté. Dans la mesure où le militarisme et l’enrégimentement allemands n’étaient pas étrangers à son régime, il ajouta que, un quart de siècle avant, Kropotkine avait sans doute mieux « jugé les choses que [lui] et d’autres ne l’av[aient] fait » [88].

Entre-temps, la direction de Fraye Arbeter Shtime avait changé de mains. Joseph Cohen l’avait quittée en 1932 pour aller fonder la colonie de Sunrise (Michigan ) [89]. Il avait été remplacé par un comité de rédaction comprenant Yanovsky, Michael Cohn et Abraham Frumkin. En 1934, fut désigné un nouveau directeur, Mark Mratchny, qui occupa son poste jusqu’en 1940. Vétéran de la révolution russe, ami de Berkman et de Goldman, Mratchny, hautement qualifié pour ce poste, était un militant intelligent et instruit, fort compétent en matière de psychanalyse et maîtrisant plusieurs langues. Il s’intéressa profondément à l’évolution de la situation en Espagne, qui fit l’objet de nombreux articles dans le journal. La défaite de l’Espagne, se rappelait-il, constitua, pour lui, « une déception écrasante ». Dès lors, l’anarchisme ressemblait à une coquille vide. « Je me sentais, ajoutait-il comme un rabbin dans une synagogue vide. Aussi je me retirai de Fraye Arbeter Shtime et du mouvement » [90].

La fin des années 1930 fut également marquée par la disparition de Saul Yanovsky, l’un des derniers survivants du groupe des Pionniers de la liberté. Anarchiste depuis les années 1880, Yanovsky avait non seulement exercé une forte influence sur ces compagnons, mais, comme nous l’avons dit, l’époque où il dirigea Fraye Arbeter Shtime fut celle où le mouvement anarchiste juif connut son apogée. Durant les années 1920 et 1930, il en était resté une des figures actives, donnant des conférences d’un bout à l’autre du pays pour collecter des fonds pour le journal. Quoique ses forces aient commencé à décliner, sa langue était toujours aussi bien pendue. « Yanovsky devient vieux et plus cynique », écrivait ainsi Michael Cohn à Alexandre Berkman, en 1930. « En privé et en public, il ne cesse d’invectiver et de s’emporter contre tout et tout le monde » [91].

Yanovsky participa, en 1938, à sa dernière grande tournée de conférences, qui le conduisit jusqu’en Californie. Thomas H. Bell – qui avait rencontré Yanovsky à Londres un demi-siècle auparavant et qui le considérait alors comme « le jeune homme le plus merveilleux qu’[il ait] jamais rencontré de [sa] vie » – était présent à sa conférence de Los Angeles. Ce que Bell a désormais sous les yeux, c’est « un vieillard rabougri, souvent grincheux et à la langue parfois bien pendue ». Et Bell poursuit : « Mais je le pris dans mes bras et le serrai bien fort, embrassant chaleureusement ses vieilles joues ratatinées. » Avant de conclure : « La vieillesse venue, nous devenons revêches, aveugles, sourds, estropiés ou asthmatiques. Quant à notre mouvement, il est maintenant complètement submergé par une gigantesque vague réactionnaire déferlant à l’échelle mondiale. Mais, ah ! quand je me tourne vers les glorieux jours et les glorieux compagnons de notre jeune mouvement, je suis encore transporté par l’affection et par la fierté » [92]. Yanovsky, fumeur invétéré, mourut d’un cancer du poumon en 1939.

L’épopée de Fraye Arbeter Shtime se poursuivit sous une succession de nouveaux directeurs. Après Mratchny vint le tour du Dr Herman Frank, adepte de Gustav Landauer, à qui succéda Solo Linder, qui avait été un militant actif dans le mouvement anarchiste juif londonien, puis Isidore Wisotsky, ancien wobbly et anarcho-syndicaliste au temps de la Première Guerre mondiale. Les années passant et le nombre de lecteurs déclinant, le journal montra des signes croissants de fatigue. D’hebdomadaire il devint bimensuel, puis mensuel. Peu à peu avaient disparu les ghettos et les sweatshops où les immigrants juifs avaient vécu et sué sang et eau. Comme avaient également disparu, se lamentait Wisotsky, « le rêveur, le révolutionnaire, le socialiste, l’anarchiste, les IWW, l’idéaliste, l’agitateur, le libre-penseur et le missionnaire d’hier » [93].

Épilogue d’une longue histoire

Dans les années 1970, le tirage de Fraye Arbeter Shtime était tombé à moins de deux mille exemplaires. Après avoir décliné des années durant, le journal retrouva des couleurs quand Ahrne Thorne, gagné à l’anarchisme pendant la campagne en faveur de Sacco et Vanzetti, en prit la direction, en mars 1975. Imprimeur de profession et journaliste à ses heures, Thorne avait l’œil de l’homme de l’art pour la belle typographie et le sens aiguisé pour la belle écriture. Pendant qu’il exerça ses fonctions, le journal reprit la place qu’il avait occupée dans le monde intellectuel et culturel yiddish. Il était apprécié pour la qualité de ses articles et la variété des sujets abordés, de la littérature et l’économie à la question sociale et aux affaires mondiales.

Mais, le temps prélevant inexorablement son tribut, les lecteurs en langue yiddish disparurent peu à peu. Vieillissant, nombre d’anarchistes juifs se retirèrent en Floride et en Californie. La Fédération anarchiste juive fut dissoute en 1966 et les branches anarchistes du Workmen’s Circle se dispersèrent ou fusionnèrent avec les branches non anarchistes. La Kropotkin Branch de Los Angeles fut la dernière à résister, fermant définitivement ses portes en 1975, après plus de cinquante ans d’activité.

Avec le temps, Fraye Arbeter Shtime était également à bout. En mai 1977, il tint son dernier banquet annuel, événement rapporté dans le New York Times [94]. En décembre de cette année, victime des coûts grandissant et du tirage déclinant, il cessa de paraître. Après quatre-vingt-sept ans d’existence, il était alors la publication la plus ancienne du monde en yiddish et, à l’exception de Freedom de Londres, fondé en 1886, le plus ancien journal anarchiste existant. C’était aussi le dernier des journaux anarchistes en langue étrangère aux États-Unis, L’Adunata dei Reffratari, son équivalent en italien, ayant disparu en 1971 [95].

La liquidation de Fraye Arbeter Shtime marqua la fin du mouvement libertaire juif aux États-Unis. Durant presque un siècle d’activité, il avait effectué un impressionnant parcours. Les anarchistes juifs, qui eurent le courage de sortir des chemins tracés, durent affronter bien des épreuves pour défendre les principes auxquels ils croyaient. Mais, ce faisant, ils connurent aussi, à l’intérieur de leurs cercles, de leurs groupes, de leurs journaux, de leurs forums, une très riche vie sociale et culturelle et développèrent un chaleureux et généreux esprit de camaraderie et de dévouement à la cause commune. Mieux encore, en défiant les conventions du système social et politique dominant, ils entrevirent les contours de ce monde plus libre auquel ils aspiraient si ardemment.

Paul AVRICH
[Traduit de l’anglais (États-Unis) par Armand Vulliet]


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