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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Le monde merveilleux du travail déréglementé
Article mis en ligne le 7 septembre 2017
dernière modification le 28 septembre 2017

par F.G.



LORSQUE la « gestion sociale de la croissance » n’est plus considérée comme nécessaire à la bonne marche des « affaires », le travail créateur de valeur financière, partiellement redistribuée dans le cadre des politiques sociale-démocrates d’inspirations keynésiennes, devient un modèle que, sous la pression d’une ravageuse mutation capitalistique, les pouvoirs publics s’efforcent de supprimer au nom de l’indispensable adaptation aux nécessités de la « mondialisation heureuse » [1]. Dans le même temps, l’objectif énoncé et poursuivi consiste bien, par tous les moyens possibles, à restaurer le procès de création de la valeur en comprimant, d’une part, la masse salariale par l’intensification des politiques d’austérité et en allégeant, de l’autre, les prélèvements fiscaux sur les entreprises jusqu’à les réduire à une modeste contribution nécessaire à l’entretien des structures régaliennes indispensables au maintien de l’ordre (police, justice, armée). Tout cela en s’appuyant, politiquement, sur les aspirations idéologiques des couches moyennes, supérieures et intermédiaires de la société.


DE formations en coachings, de réunions en rituels d’initiation, l’idéologie managériale multiplie les incantations relatives au pragmatisme [2]. Elle fait appel au bon sens des salariés afin qu’ils renoncent à leurs « privilèges » (sic) et se donnent corps et âme à la « culture d’entreprise 4.0 » pour gagner en performance en suivant les préceptes de Human Inside [3]. Ce discours managérial – qui se fait fort de replacer « l’Homme au cœur de tout » en lui inculquant un « état d’esprit volontariste » et une « mentalité de winner » – vise, in fine, à le soumettre, avec son consentement, à l’ordre des choses imposé par la logique capitalistique de ce temps. C’est en cela qu’il accompagne un changement de paradigme majeur dans une pratique sociale (le travail) de plus en plus dépersonnalisée (bien que fortement individualisée) – et ce n’est pas là le moindre des paradoxes dans cette affaire. Sans état d’âme ni compassion, il abandonne les losers sur le bord de la route. Tous ceux qui, de plus en plus nombreux, « ne sont rien », ne portent pas de costume, sont taxés d’ « illettrés », tous ceux qui ne peuvent contribuer d’une façon ou d’une autre à la création de la valeur seront considérés, en dernier ressort, comme superflus et forcément coupables de l’être. Les exclus et les marginalisés de tous bords se voient alors offrir la perspective de « créer leur propre boîte ». Car, ne nous y trompons pas, l’évolution structurelle du capitalisme nous arrime, en Europe et aux États-Unis, à un avenir post-industriel où les emplois productifs sont amenés à disparaître avec la fermeture des sites industriels ou la réduction drastique des effectifs dans ceux qui, bon an mal an, subsisteront. Appliquant les mots d’ordre de la jeune garde de l’efficience, Pôle Emploi et les conseillers en reclassement conseilleront sans doute aux « opérateurs », ces naufragés dont on n’a finalement plus besoin, soit de devenir, dans un « esprit start-up », « auto-entrepreneurs » [4], soit d’envisager une formation d’aide à domicile, soit de devenir factotum pour résidents fortunés vivant dans une zone privée et sécurisée, soit de se proposer comme loueurs de service et de chambres avec vue pour touristes visitant les parcs d’attraction que sont devenus les grands sites dédiés à leurs loisirs, notamment les centres-villes et, en saison estivale, les bords de mer. Ils seront donc des saisonniers définitivement précaires condamnés, de surcroît, à devenir mobiles en fonction des besoins du « marché du travail ».

Ceux qui auront échappé aux divers plans sociaux et restructurations d’entreprise devront donc s’estimer « heureux » et, conséquemment, se satisfaire des conditions qui seront les leurs.


AVEC le toyotisme, qui a tout d’un compromis entre la course aux gains de productivité et la gestion financière des flux, les principes de la méthode du lean-manufacturing [5] permirent aux organisations industrielles, à travers tout un ensemble de formations, de méthodes et de procédures, d’obtenir le concours des ouvriers eux-mêmes (requalifiés en « opérateurs ») pour « optimiser en permanence leur poste de travail ». Autrement dit, pour accroître leur productivité. Ce qui justifiait un transfert de responsabilités techniques (process, maintenance de premier niveau et gestion des consommables), de gestion qualiticienne de la production (autocontrôle, conformité des gammes), de productivité pure (taux de rendement synthétique) et « humaine » – pour peu qu’il y ait des intérimaires à encadrer – vers le personnel de production, lui imputant au passage les retards et les dysfonctionnements générés par la démarche elle-même. Aux dires des prosélytes, c’était là le moyen de le « valoriser ». En parallèle, la mise en place du just in time et la production à flux tendu ajustée à la demande « en temps réel » devinrent des conditions nécessaires pour accélérer la rotation des flux financiers et, surtout, permirent de réduire considérablement les espaces de stockage, et donc les sommes immobilisées nécessaires à leur acquisition et à leur entretien. La logique des flux de marchandises représente l’un des enjeux majeurs dans la recherche des gains de rentabilité. C’est pourquoi la multiplication des plates-formes logistiques est souvent présentée, par les pouvoirs publics, comme une solution « pour l’emploi ».

Amazon offre un aperçu plutôt glaçant des conditions de travail dans le monde new-look de la logistique mondialisée. « On s’y déguise pour Halloween et des magiciens s’invitent parfois dans la salle de pause… On distribue des smileys aux employés du mois… [6] » En attendant qu’un jour, sans doute prochain, ces dépôts logistiques soient entièrement automatisés, le travail y est contrôlé jusqu’à l’absurde. Le moindre détail est analysé, tous les gestes y sont décomposés, optimisés de manière quasi obsessionnelle. Des caméras surveillent chaque va-et-vient, traque tout mouvement. Au nom de la performance, le temps de déplacement entre deux actions est chronométré, mesuré, calibré. Formée pour cela, une hiérarchie insidieusement pressante, harcelante, évalue le comportement du personnel. Le bon et plus encore le mauvais esprit de salariés traités comme des machines y sont débusqués, récompensés et sanctionnés dans un jeu d’encouragement-punition infantilisant. Au nom de la valeur travail, des manutentionnaires s’échinent à satisfaire des « clients » qui commandent leur colis depuis leur fauteuil, émerveillés par le « progrès » que l’époque offre à ceux qui ne rêvent que de « bonheur ».

Plus modernes, toujours plus modernes, et dans un style ostentatoirement décontracté, les start-up, adeptes de la dématérialisation, constituent une sorte de work in progress – d’aucuns disent un « laboratoire des nouvelles formes de travail ». Celui de la modernité post-salariale, en somme. Mathilde Ramadier dresse un portrait glaçant de ce management « du vide » d’où n’émergent que prétention et médiocrité [7]. Univers tout en posture, irrigué par une novlangue – qu’il est bon de manier avec conviction – où les pompeux intitulés de poste dissimulent à peine la violence policée de relations hiérarchiques parfaitement verrouillées. Il y règne une forme particulièrement sournoise de chantage affectif. Les contrats n’y excèdent pas les trois mois et « l’assistant talent manager » est stagiaire. Si les bonbons et les bières servent d’infantiles compensations, c’est « pour que les ressources humaines restent le plus longtemps possible au bureau ». Dans ce monde merveilleux où « la culture du “LOL” » [8] permet, cela va de soi, de ne pas rémunérer les heures supplémentaires, la perspective « d’être charrette » (en retard) participe, comme stress, de l’exaltation générale de toute une génération de joyeux startupers.

L’univers hautement idéologisé de « l’entreprise » devient celui de l’injonction paradoxale [9]. Via le reporting (la manie du rapport) et des carcans bureaucratiques dignes du Big brother d’Orwell, l’essor des nouvelles technologies comme moyens de contrôle en « temps réel » est dominé par l’« impérative nécessité » d’une pensée positiviste et utilitariste qui soit, comme preuve d’adhésion à la culture du « marché », ostentatoire dans les comportements quotidiens (entretiens, réunions de service et en salle de pause). Les méthodes de management obéissant à des procédures qui mêlent l’affectif et les outils de gestion associés, confrontent les employés à d’incessantes injonctions paradoxales, jusqu’à leur faire perdre jusqu’au sens de ce qu’ils font.


DANS un tel contexte, le travail est désormais pensé et vécu comme une « activité de service » qui nécessiterait une adaptation rapide et permanente aux nouvelles conditions qui lui sont imposées : disponibilité, flexibilité, productivité sans cesse accrue, adaptation à des changements incessants, instabilité chronique, poids des procédures, modification continuelle des règles et des organigrammes, baisse des moyens et augmentation des objectifs, recomposition capitalistique, achat et vente de tout ou partie des unités de production et de gestion, fusions et reconfigurations. Tels sont les contours de ce néo-système d’exploitation que l’on nous vend comme un modèle d’organisation souple et modulable à l’infini.

Marquée par une instabilité chronique et une compétition parfois féroce, souvent insidieuse [10], cette mutation structurelle implique nécessairement une transformation profonde des rapports sociaux dont les effets, de nature anthropologique, se révèlent psychologiquement ravageurs sur les intéressés. L’atteste, par exemple, le développement du narcissisme comme symptôme de normalité et d’adaptation aux nouvelles exigences productives.

Cette « révolution copernicienne » rend, du même coup, caduque tout encadrement politique et social du travail par une législation cherchant à équilibrer les rapports de force entre le donneur d’ordre (jadis, « l’employeur ») et le prestataire (jadis, « le salarié »). Il s’agit désormais de perturber le moins possible le cycle de production et de consommation sur lequel repose la circulation de ses flux de valorisation de la valeur.

Apostille

La volonté affichée du moderne législateur tend à adapter la loi, comme disent ses partisans, aux modifications des rapports sociaux de production mondialisée. En transformant la vente socialement déterminée de la « force de travail » en action commerciale fondée sur une relation de gré à gré (de type « client-fournisseur »), le moderne législateur tient évidemment compte du rapport de forces actuel entre le capital et le travail, particulièrement défavorable au second, et cherche à entériner, du même coup, la défaite historique des forces qui s’étaient rangées sous la bannière de la défense des intérêts des salariés et dont les luttes fondent l’histoire du mouvement ouvrier. Dans le mouvement de refus qui, on peut l’espérer, s’engagera, les héritiers de cette histoire joueront gros, car – et c’est bien connu –, une fois un genou à terre, il y a fort à parier que ce sera haro sur le baudet. Quand on connaît la violence du ressentiment qui anime les tenants de la déréglementation tous azimuts, leur fixation sur la figure du bouc émissaire (le syndicaliste, le rétif, l’incrédule,..), il n’est pas nécessaire d’avoir des dons divinatoires particulièrement aiguisés pour imaginer que l’État et le MEDEF ne laisseront pas passer une si belle occasion d’en finir avec toute forme de résistance collective. Ce qui se joue, donc, sous nos yeux, c’est la suite très aggravée de ce qu’a initié le précédent gouvernement « de gauche ». On sait avec quelle brutalité la police a réprimé les manifestations du printemps 2016 contre la loi El Khomri, Il y a fort à parier qu’elle fera mieux [11]. En espérant que, dans le camp de la résistance, les raisons de l’échec de l’an dernier auront été tirées.

Jean-Luc DEBRY

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