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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Article mis en ligne le 29 janvier 2024

par F.G.


■ Derrick JENSEN
LE MYTHE DE LA SUPRÉMATIE HUMAINE
Éditions Libre, 2023, 408 p.


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C’est sur le site Paris-luttes.info qu’a paru, début décembre 2023, une implacable charge intitulée « Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel ». Ce long réquisitoire entend mettre à jour une pernicieuse perméabilité entre les voix d’une écologie radicale, critiques vis-à-vis d’un progressisme tant sociétal que technologique, et celles d’une extrême droite en pleine surchauffe. C’est un fait : le postmodernisme nouvellement « woké » déchaîne avec une virulence sans cesse renouvelée les figures les plus trash de toutes les droites : qu’elles soient extrêmes, dures ou simplement libérales. Ce qui se comprend quand on sait qu’un des fonds de commerce de ces deux blocs idéologiques est constitué de questions dites « identitaires ». Dans les marges de cette polarité, régulièrement hystérisée par quelques têtes-à-claques de plateau, existe un autre front critique vis-à-vis de certains dogmes postmodernes, un front plus confidentiel mené depuis les rangs d’une partie de la gauche radicale, qu’elle soit estampillée « anti-industrielle » ou tout simplement attachée au long continuum universaliste de l’émancipation humaine, soit pour le faire court : des vieilles révoltes paysannes à la lutte des classes, en passant par Mai-68 et les Gilets jaunes pour ne citer que quelques-unes de ces incandescences les plus récentes où tout un chacun se trouve embarqué et où les identités, justement, se dissolvent au profit d’une puissance d’agir collective.

Dans ca critique du Progrès, la pensée anti-industrielle dénonce une rationalisation morbide et déshumanisante de nos cadres de vie, notre dépendance toujours plus accrue à une technocratie tentaculaire, un humain de plus en plus artificialisé et mutilé, au cerveau diverti et accaparé par les incessantes sollicitations du libéralisme culturel. Bref, un être profondément narcissique et aliéné, affairé à combler ses envies et cautériser ses cicatrices (qu’elles soient physiques, psychiques ou exis-tentielles) tandis qu’autour de lui les écosystèmes ravagés se délitent à vitesse grand V. Pour les auteurs du « naufrage réactionnaire », c’est justement cette « atmosphère d’essentialisation et de fascination pour “la Nature”, désormais vendu[e] sous l’emballage du “Vivant” », qui savonnerait la pente réactionnaire de certaines voix ou maisons d’édition de l’écologie radicale. Et les auteurs de l’acte accusatoire, tout gonflé de moraline justicière, d’appeler à « s’organiser concrètement pour qu’aucune passerelle ne soit établie entre nos mouvements et des courants antisémites, antitrans, racistes, validistes, antiféministes, nationalistes, et les personnes qui pourraient être complaisantes à leur égard. » On connaît le catalogue.

Proto-polices darmanines

Parmi la liste de ces « verts-bruns » à circonscrire et à neutraliser sont cités, entre autres, les éditions La Lenteur et L’Échappée, l’unité d’enquête grenobloise PMO et le philosophe Renaud Garcia, soit un monde intellectuel bien familier à l’auteur de ces lignes – à tel point qu’une autoanalyse critique se profile : n’aurait-il pas lui-aussi viré crypto-fasciste à l’insu de son plein gré ? Sont ciblées aussi pour leur « transphobie assumée » les Éditions Libre. Le hasard étant chose bien faite, trônait justement sur la table du salon une de leur dernière production : un pavé de 400 pages, à la couverture illustrée de deux piafs se donnant la becquée : Le mythe de la suprématie humaine d’un certain Derrick Jensen. Disons-le : tant les blases de l’éditeur que de l’auteur, philosophe californien de son état, nous étaient une totale terra incognita. Jensen, on l’apprendrait plus tard, est à l’origine de la création de l’organisation écologiste Deep Green Resistance dont un des postulats pourrait se résumer ainsi : la civilisation industrielle est antithétique à la soutenabilité de la vie humaine sur Terre. Il est toujours inconfortable d’écrire ce genre de phrase choc sur un PC portable connecté à la Wi-Fi en écoutant un CD, le tout dans une chaleur ambiante de 19°, foi de thermostat, et avec des binocles de presbyte sur le tarin. C’est-à-dire que la civilisation industrielle étant à l’Homme occidental ce que le placenta est au fœtus – un biotope sans lequel la survie semble inconcevable – on peine à imaginer notre existence sans. Jensen, lui, n’a aucun mal à faire ce genre de gymnastique théorique. À ses yeux, les choses seraient même d’une simplicité confondante : pendant des millénaires, des groupes humains nous ayant précédés ont vécu dans une certaine symbiose avec la nature dont il tirait les subsistances. À aucun moment, il ne serait venu à l’esprit de ces nomades de saccager un environnement dont leur survie dépendait. Puis est venu le temps de la sédentarisation. Nos ancêtres ont cultivé les sols et l’infernale dynamique civilisatrice se serait mise en place : l’état de santé d’humains non habitués à manger des céréales se serait dégradé, les proto-polices darmanines seraient nées pour surveiller les stocks de grains mais surtout la terre, désormais labourée, aurait commencé à recevoir ses premières blessures. Une logique qui n’aurait fait qu’empirer jusqu’au chaos climatique actuel. Tout ça est vite dit, bien sûr, et pourrait nourrir un genre de pessimisme anthropologique : l’homme moderne considéré comme une verrue malfaisante dont on ne saurait que souhaiter la prochaine disparition. Et bon débarras ! Une pente que ne semble pas partager Jensen, plutôt poussé par l’empathie autant envers ses semblables que ceux qu’il nomme les « non-humains » (soit les animaux et les végétaux mais aussi les milieux de vie : rivières, lacs, forêts, etc.) et par une solide envie de sauver les meubles face aux déprédations capitalistes.

« Dans ce livre iconoclaste, le philosophe écologiste Derrick Jensen s’en prend à la croyance quasi universelle au sommet de laquelle trônerait les êtres humains. Selon lui, cette croyance, qu’il nomme “suprémacisme humain”, se trouve au fondement du ravage contemporain de la vie sur Terre, entamé il y a plusieurs millénaires avec l’essor des premières civilisations. » Voici reproduite l’entame de la quatrième de couv’. Une mise en bouche qui, avouons-le, n’a pas été de nature à exciter notre envie de nous plonger dans la pensée du philosophe. Pour le faire court : nous redoutions le pensum primitiviste. Bien évidemment, l’aventure a été autre. Déjà parce que l’écriture du Californien est d’une accessibilité assez déconcertante. En bon pédagogue, Jensen a le souci de la simplicité et de l’efficacité. Son argumentaire est truffé (un peu trop parfois) d’anecdotes croustillantes et de prises à partie du lecteur. Un genre de proximité qui crée une sympathique complicité avec l’auteur. La démarche, familière et proche du stand up amerloque, est efficace. Même si le fellow Jensen se montre parfois si bavard que son texte aurait mérité quelques coupes franches tant sont souvent délayées les mêmes idées et répétées les mêmes effroyables sentences, à savoir que l’homme industriel tue la planète. En même temps, face au déni et à l’inertie globale, on comprend cette volonté de multiplier les coups de burin. C’est que certaines autruches doutent encore de ce que, collectivement, nous sommes en train de vivre, même si, selon le WWF, le jour du dépassement de l’année 2023 – soit ce point de bascule annuel où l’humanité a consommé toutes les ressources que la planète peut régénérer en une année – est tombé un 2 août. En 1970, il était un 29 décembre. Quant à la Sixième Extinction de masse dans laquelle nous barbotons avec insouciance, l’astrophysicien Hubert Reeves avait déjà anticipé la disparition de 20 à 30 % des espèces animales d’ici à 2050. Autant dire que nous y allons bon train.

Sapiens et les tardigrades

Qu’implique le coup de massue de ces énièmes chiffres et pourcentages ? Si l’on part du principe que l’Homme, avant d’être une chimère déconstruite, est un mammifère comme les autres, à savoir qu’il dépend entièrement du milieu dans lequel il vit, alors disons que, globalement, nous sommes très mal barrés. Pour Jensen, s’il y a quelque chose à déconstruire dans notre psyché, c’est cet orgueil malignement boursouflé qui nous pousse à nous voir comme le nec plus ultra du vivant. Non, Dieu ne nous a pas créé à son image, c’est plutôt nous qui l’avons créé à l’aune de ce que nous aimerions être : une créature omnipotente et omnisciente entourée de matériaux organiques ou inertes qu’il nous suffirait de modeler et de piller pour satisfaire notre destinée de créature élue. Élue mon cul : face à la quasi-immortalité des tardigrades, des bactéries capables de « survivre à un spectre de température couvrant plus de 420°C (…), à des pressions qui vont du vide sidéral à six fois la pression au fond de la fosse des Mariannes (6 000 bar) (…), [de survivre] sans nourriture et sans eau pendant dix ans, pour ensuite se réhydrater », nous serions presque des petits joueurs. Alors, bien entendu, on nous rétorquera que les tardigrades, dépourvus de matière grise, n’ont inventé ni l’écriture cunéiforme ni les élections-piège-à-con. Car Homo sapiens sapiens, ce qui en fait sa supérieure spécificité, son « suprémacisme » pour causer comme Jensen, ce sont les foisonnantes circonvolutions de son cerveau. Sapiens est sévèrement cortiqué : il sait parler, faire preuve d’abstraction, se tricoter des utopies. Des talents introuvables ailleurs dans le règne végétal et animal. Pas d’accord ! s’exclame Jensen, qui nous offre quantité d’exemples rendant branlant notre piédestal.

Habile conteur, le philosophe fournit une kyrielle d’anecdotes prouvant, entre autres, la sentience des végétaux et des bactéries, comment tout ce petit monde muet mais luxuriant forme un épatant réseau d’entraide sans avoir lu une seule ligne de Kropotkine. « Je crois que le mycélium opère à un niveau de complexité qui dépasse de loin les capacités de calcul de nos ordinateurs les plus récents », lui confie le mycologue Paul Stamets. Le mycélium, c’est un réseau courant sous les pieds des champignons et tapissant le sous-sol des forêts. Il « transfère les nutriments des arbres d’une espèce, qui en ont en excès, aux arbres d’autres espèces qui en manquent. Sans quoi, ces derniers mourraient. Le mycélium se charge activement de garder la forêt en bonne santé, il en prend soin. » Et Stamets de poursuivre : « Je pense que les champignons s’en chargent parce qu’ils comprennent que la santé de la biodiversité de l’écosystème est directement liée à la survie des populations fongiques et qu’ils ont appris, au fil de l’évolution, que la biodiversité et la résilience des écosystèmes sont au bénéfice de tous les membres de la forêt, pas seulement d’un seul. » Bien évidemment, avec ce genre de considérations, on ne mange plus son omelette aux cèpes avec la même désinvolture. Ce qui tombe bien car le philosophe, volontiers carnivore à condition que sa barbaque ne vienne pas de l’industrie, tient à distance les ligues véganes qu’il estime être dans une totale gourance, persuadées qu’elles sont que seuls les animaux souffrent. Les végétaux aussi ont les chocottes, notamment de se faire becqueter. Ami lecteur, tu veux halluciner sans avoir à gober, justement, de champignon ? Lis et relis la rencontre de Jensen avec le stupéfiant Cleve Backer (1924-2013) qui ne fut ni botaniste ni mycologue mais juste un ancien criminologue spécialisé dans l’utilisation du polygraphe, la fameuse machine à détecter les mensonges. Par la grâce d’une expérience accidentelle, Backer vira sa cuti et devint spécialiste en communication des plantes. L’anecdote des feuilles de laitue surveillées par son galvanomètre à piles est incroyable : devinant la mastication qui les attend, les salades se foutent en léthargie pour se prémunir de la douleur à venir ! So what ? Backer escroc ? fada ? génie ? À la limite, on s’en foutrait presque. Aurions-nous tous une once de sa curiosité et de sa poétique attention vis-à-vis du monde qui l’entoure que nous n’en serions peut-être pas là, à supporter d’être gouvernés par des pathogènes en costard et tailleur.

Khmer vert

À celles et ceux qui pensent que tout ceci n’est pas sérieux, rassurons-les : Jensen est capable d’avoir l’épaisseur politique de ses ambitions. Même si certains des points qu’il avance restent discutables. Sa critique du « prétendu siècle des Lumières » est attendue : associé à la révolution industrielle, il aurait donné naissance à une « force désastreuse et poten-tiellement fatale pour la vie sur Terre. Le premier a détruit la perspective qui considérait le monde comme plein de vie, riche de sens, de buts et de sentience sauvage ; la seconde a utilisé les outils du premier pour réaliser cette destruction dans le monde réel et physique. Le premier a fourni les fondements philosophiques et les méthodes de la seconde. » On pourrait considérer que le philosophe va un peu vite en besogne et manque un peu de dialectique. Rien n’interdit d’envisager des points d’équilibre entre raison critique et rapport poétique au monde. On peut être un fichu cartésien et faire écouter la Pastorale de Beethoven à ses pieds de tomate.

Plus convaincant, notre khmer vert l’est quand il convoque les travaux de Lewis Mumford (1895-1990) en nous rappelant cette évidence : la neutralité des techniques est une arnaque ontologique. Il y a un tri à faire entre technique autoritaire « émanant du centre du système, extrêmement puissante, mais par nature instable » et technique démocratique « centrée sur l’homme, relativement faible, mais ingénieuse et soutenable ». Née avec l’invention de la personne du monarque absolu, la technique autoritaire porte en elle tous les germes de la dévastation en cours. Elle est la mère des armées de soldats et de bureaucrates. Elle se pavane sur les charniers des guerres et les cendres des méga-feux. C’est elle, la gueule de notre malheur et de notre atomisation, qu’il nous faudrait neutraliser. Et il y a urgence. « Compte tenu de ce qui est en jeu, l’échec n’est pas envisageable », nous prévient Jensen. La division de « notre camp » en petites chapelles autosuffisantes et autocentrées non plus.

Sébastien NAVARRO


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