■ Luce FABBRI
LEÇONS SUR LA DÉFINITION ET L’HISTOIRE DU FASCISME
suivi de LE TOTALITARISME ENTRE LES DEUX GUERRES
Éditions Noir & Rouge, 2023, 104 p.
Née le 25 juillet 1908 à Rome, Luce Fabbri est la fille de l’anarchiste italien Luigi Fabbri (1877-1935), maître d’école et théoricien libertaire à qui l’on doit en 1922 une analyse du fascisme italien comme contre-révolution préventive [1]. Baignant dans ce milieu, il n’est donc pas étonnant que la jeune Luce écrive son premier article – « Science, philosophie et anarchisme » – à l’âge de dix-sept ans à la suite d’une polémique avec Errico Malatesta [2]. Il faut souligner que son père avait, dès 1920, mis en garde ceux qui s’illusionnaient sur les événements russes et le fait que le bolchevisme puisse mener au socialisme. Il écrivait ainsi à propos du régime de Lénine : « La dictature qui est la forme de gouvernement absolu et centralisé, même quand elle prend le nom de dictature prolétarienne ou révolutionnaire, est donc la négation en puissance de la révolution. Après avoir abattu les anciennes dominations, c’est encore l’État-tyran qui renaît de ses cendres [3]. » Luigi Fabbri est en effet l’un des premiers anarchistes à avoir critiqué d’un même mouvement le fascisme naissant et le léninisme au pouvoir, dès ses débuts : Luce s’appuiera sur ce socle pour aller plus loin. En 1926, Luigi Fabbri est contraint à l’exil par le fascisme et se réfugie successivement en France, puis en Belgique, avant de s’établir définitivement à Montevideo, en Uruguay, où il s’éteint le 24 juin 1935.
Restée en Italie, Luce Fabbri, quant à elle, termine une thèse sur le géographe et anarchiste français Élisée Reclus qu’elle soutient à la fin de 1928 à l’université de Bologne. Quelques mois plus tard, grâce à l’aide de l’anarchiste italo-suisse Luigi Bertoni, elle traverse clandestinement la frontière suisse pour rejoindre ses parents à Paris où elle arrive en juin 1929. Durant les mois passés dans la capitale française, elle prend contact avec de nombreux militants ou exilés politiques comme Camillo Berneri, Jean Grave, Jacques Mesnil, Nestor Makhno et Mollie Steimer. Luce et ses parents s’exilent ensuite outre-Atlantique. À Montevideo, Luigi Fabbri fonde la revue Studi Sociali qu’il animera jusqu’à son décès. Luce prend alors sa succession et la dirigera jusqu’en 1946. Entre 1933 et 1970, elle sera professeur d’histoire dans des établissements secondaires et occupera la chaire de littérature italienne à la Faculté des sciences humaines et pédagogiques (Universidad de la República) de 1949 à 1991, avec une interruption de dix ans, de 1975 à 1985, durant la dictature qui écarte de l’enseignement les professeurs de gauche. Parallèlement, elle milite activement dans le mouvement anarchiste latino-américain et international. En 1956, elle figure parmi les fondateurs de la Federación Anarquista Uruguaya (FAU), dont elle s’éloignera dans les années 1960. Nous y reviendrons. Dans les années 1980, elle participe à la création du Grupo de Estudios y Acción Libertaria (GEAL), qui publie la revue Opción Libertaria. Elle collabore à de nombreuses revues et publie plusieurs livres, de Camisas Negras : estudio crítico histórico del origen y evolución del fascismo, sus hechos y sus ideas (1934) à Una strada concreta verso l’utopia : Itinerario anarchico di fine millennio (1998), et des centaines d’articles, sans oublier des recueils de poésie et des études sur Dante, Leopardi et Machiavel. Elle est donc considérée dans son pays d’adoption comme « l’un des penseurs les plus lucides de l’anarchisme contemporain [4] ».
Pourtant, fort curieusement, c’est le premier livre de Luce Fabbri à être publié en français, presque un quart de siècle après sa mort, survenue à Montevideo le 19 août 2000 [5]. Il faut, bien sûr rendre hommage aux artisans de cette découverte et se féliciter de cette publication, sans négliger toutefois de s’interroger sur les raisons possibles de cet inintérêt au long cours, mais c’est une autre histoire...
Le présent livre est composé de deux textes : le premier, sur la définition et l’histoire du fascisme, a été publié en 1963 par les presses de l’université d’État de Montevideo. Il reprenait et synthétisait les analyses formulées par Luce Fabbri dans son gros livre Camisas Negras paru à Buenos Aires au milieu des années 1930. Le second, plus ancien, est tiré du numéro du 20 mars 1945 de la revue Studi Sociali : il est consacré à la question du totalitarisme entre les deux guerres mondiales. L’ouvrage est complété par un avant-propos du traducteur et annotateur des textes, Miguel Chueca, et par un article de Gianpiero Landi sur Luce Fabbri paru en octobre 2000 dans le mensuel italien A -Rivista anarchica.
En ce qui concerne le premier texte, Luce Fabbri suit l’évolution du fascisme depuis sa naissance et dans ses développements jusqu’à sa phase de pouvoir absolu ; elle revient sur sa quête d’une idéologie, sa comparaison avec le nazisme, son rôle de contre-révolution préventive. Elle l’analyse enfin comme un « phénomène de pathologie sociale » : « un désir désespéré de conserver le pouvoir et, en même temps, un sentiment d’infériorité qui mène à situer la lutte sur le terrain de la violence physique, en visant chez les adversaires, qui sont les “autres”, ce qui constitue leur dignité d’hommes, rabaissant en eux les qualités dont on croit manquer soi-même ». Dans cet exposé, il faut retenir que, selon Gioacchino Volpe, « le programme fasciste est si indéterminé qu’il n’est pas un programme ». Il est donc inutile de disserter sur sa nature (républicain ou monarchiste ; incroyant ou catholique) et ses références idéologiques mais, avant tout, de saisir ce que « les ouvriers et les paysans captèrent immédiatement », à savoir qu’il était « un mouvement conservateur au service des organisations patronales, et fondamentalement antisocialiste ». Les Chemises noires étaient « les ennemis des coopératives, des syndicats, des autonomies municipales et, plus généralement, du socialisme », étant entendu que, pour elle, l’anarchisme est « la tendance la plus avancée et la plus cohérente du mouvement socialiste ». Luce Fabbri résume ainsi sa définition du phénomène : « le fascisme est le produit d’un effort désespéré visant à conserver le pouvoir contre toute tendance au changement. »
Le second texte est encore plus intéressant car il abordait, quelques mois avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, la question du totalitarisme, six ans avant que Hannah Arendt publie The Origins of Totalitarianism, tandis qu’il faudra attendre les années 1970 pour que les trois volumes de cette trilogie soient édités en français, et dans le désordre, chez trois éditeurs différents. Miguel Chueca rappelle utilement que ce concept est apparu dès les années 1930, avant de rencontrer un certain succès dans nombre de pays, en particulier anglo-saxons, durant la guerre froide. Il faudra attendre les années 1970 pour que les « nouveaux philosophes » en fassent la promotion pour faire oublier leurs errements maoïstes de jeunesse, le discréditant à bon compte durablement. Plus sérieusement, Luce Fabbri l’utilise dès février 1941 dans un article de Studi Sociali – « Il Cadavere e il Mostro » (Le cadavre et le monstre) où elle parle des totalitarismes fasciste, nazi ou soviétique comme de « trois noms » avec « une seule substance ». Quelques mois plus tard, en octobre 1941, dans un autre article de la même revue, elle se réfère au « régime russe, père et maître des autres régimes totalitaires ». Dans le présent article, Fabbri commence par souligner que l’événement le plus important de l’entre-deux guerres n’est pas la Révolution russe, « mais la dégénérescence totalitaire de cette même révolution, et la formation progressive, lente et confuse […] des régimes totalitaires occidentaux ». Et elle précise : « Le totalitarisme est la contre-révolution, a posteriori en Russie, préventive dans les autres pays. » Elle revient ensuite sur les caractéristiques évoquées ci-dessus du fascisme en Italie dans sa première et dans sa seconde époque, sur la situation en Russie, puis en Allemagne avant de poser le dilemme suivant : « Ou cette minorité dirigeante disparaît pour laisser la place à diverses formes de socialisme libertaire ou la minorité dirigeante se transforme en capitalisme d’État fondé sur l’esclavage, et nous avons le totalitarisme. » Elle aborde ensuite l’attitude des « démocraties » capitalistes, puis la situation espagnole où, dans un premier temps, la révolution vainc le totalitarisme intérieur et s’apprête à édifier le socialisme dans la liberté, puis est étranglée de l’extérieur. Celle-ci vaincue, la guerre était inévitable…
En définitive, Luce Fabbri fait appel à la raison et à la responsabilité de chacun pour combattre les dangers multiples qui nous guettent, reprochant en particulier au nazisme – mais cela pourrait s’appliquer à toutes les formes de totalitarisme – « d’avoir réveillé la bête qui existe en puissance en chaque être humain ».
Mais, comme chacun sait, la question du totalitarisme ne s’est pas close avec la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il faut rappeler ici que Luce Fabbri rompt avec la Fédération anarchiste uruguayenne car elle ne partage pas l’enthousiasme et les espoirs d’une partie des militants anarchistes, en particulier les plus jeunes, envers le castrisme et la lutte armée. Ceci expliquerait-il, tout du moins en partie, l’oubli où son œuvre a été laissée ? De toute façon, sa culture, son humanisme, son rationalisme, sa préoccupation du sort des classes laborieuses et de la lutte des classes n’étaient, hier comme aujourd’hui, guère dans l’air du temps, sans parler de la fascination morbide pour la violence de l’intelligentsia radicale-chic. Raison de plus pour la lire, espérant de nouvelles traductions de son œuvre.
Charles JACQUIER