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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Corrida au Château des brouillards :
Léo Malet et le roman policier
À contretemps, n° 34, mai 2009
Article mis en ligne le 19 mai 2010
dernière modification le 17 décembre 2014

par F.G.

Nous ne sommes pas de ces fanatiques de la commémoration qui, le nez rivé sur l’horizon calendaire, ressassent, à date fixe et comme pour redonner couleur à leur imaginaire délavé, le souvenir subversif des chers disparus. Qu’on se rassure donc, il n’y avait aucune préméditation de notre part dans le fait de publier cette digression de Léo Malet sur la littérature policière en cette date où les gazettes célèbrent le centième anniversaire de sa naissance.

C’est comme souvent par hasard et en cherchant autre chose que l’un de nous est tombé sur ce texte de Léo Malet, intitulé « Sur le roman policier » et publié dans le numéro 16 – mars 1956 – du tout jeune mensuel Le Monde libertaire. La prose est alerte et le propos évident : convaincre les anarchistes – aussi peu sensibles, alors, que les surréalistes à ce genre de littérature – que le roman policier pouvait aussi avoir du style et du fond.

En cette année 1956 – qui verra, en France, ladite représentation nationale voter, le 12 mars, députés communistes compris, les pouvoirs spéciaux au gouvernement Guy Mollet pour « pacifier » l’Algérie et, à l’extérieur, les insurgés hongrois se soulever, à l’automne, avant d’être écrasés par les Russes –, Léo Malet est en pleine effervescence productive. Qu’on en juge, cette année-là, il publie pas moins de quatre Burma : M’as-tu vu en cadavre ?, Corrida aux Champs-Élysées, Pas de bavards à la Muette et Brouillard au pont de Tolbiac. Une paille, en somme.

L’imagination a cela de bon qu’elle est libre… On imagine donc l’homme à la pipe et à la gapette se pointer rue Lamarck, en une froide journée d’hiver, et diriger ses pas vers « Le Château des brouillards », cette librairie faisant office de gagne-pain du père Joyeux et de siège provisoire du Monde libertaire. On imagine encore la rencontre entre les deux énergumènes. Léo aurait filé le papier à Maurice et celui-ci l’aurait survolé, d’un œil goguenard. « Roman policier, tu parles d’une blague ! » La suite aurait tenu de la « corrida ». Au bistrot du coin, l’annexe du « Château ». Joyeux, qui écrivait comme un pied, aimait les classiques. Malet, qui écrivait bien, faisait du rompol. De quoi causer. Quelques ballons après, on imagine enfin Joyeux donner l’accolade à Malet et lui glisser, fraternel : « Salut, vieille branche, te bile pas, ça passera… » Le fait est que c’est passé et que ça tient la route.


Le roman policier est le phénomène littéraire du siècle. Certes, il poussa son premier cri dans la nuit bien avant les années 1900. Sans remonter à Voltaire qui, dans Zadig, s’est livré à un petit jeu de déduction extrêmement brillant [1], on peut tenir pour plus que des précurseurs, les inventeurs mêmes du genre, Émile Gaboriau (1835-1873) et le grand poète Edgar Poe, l’auteur de la célèbre trilogie : Double assassinat dans la rue Morgue, Le Mystère de Marie Roget et La Lettre volée.

Toutefois, ce n’est qu’après l’apparition de Sherlock Holmes, dont la silhouette, en dépit de sa maigreur, devait, pour notre plaisir devenir tellement envahissante, que le roman policier se mit à proliférer singulièrement. On en écrivit dans tous les pays, mais ce fut l’Angleterre, terre de brouillards et de fantômes, qui apporta la plus importante contribution à cette sorte de littérature. Et ce, de 1920 à 1939. Le succès de ces romans n’a fait que s’accentuer. Aujourd’hui, la tache de sang a fait tache d’huile et ce ne sont, aux devantures des librairies, que couvertures vernies et multicolores sur lesquelles un cadavre tout frais invite le chaland à voir à l’intérieur ce qui a pu le rendre à ce déplorable état. Mais il n’y a pas qu’un macchabée, plus ou moins raide ou grimaçant, sur ces couvertures. Une femme, généralement blonde ou auburn, et toujours jeune et jolie, les yeux parfois pétillant de désir, parfois pudiquement baissés vers l’échancrure généreuse de son corsage, en occupe la plus grande surface. Cette femme représente l’élément nouveau qui caractérise le roman policier contemporain. Le sexe et l’amour, trop longtemps contenus et brimés dans cette sorte de littérature, reprennent insolemment leurs droits et si on circule toujours à pas feutrés dans la maison du crime, il est de plus en plus fréquent d’y entendre, en surimpression sonore, les hauts talons marteler le carrelage… sinon le cercueil.

À la grande époque de sa prospérité, le roman policier anglo-saxon était une amusette, un divertissement intellectuel. C’est ce qu’on a appelé le roman policier classique et que Régis Messac définit ainsi : « Un récit consacré avant tout à la découverte, méthodique et graduelle, par des moyens rationnels, des circonstances exactes d’un événement mystérieux ». C’était une mécanique bien graissée, où tout tournait très rond, et où les personnages, sans épaisseur ni humanité, n’étaient que de vulgaires marionnettes, tout juste tolérées dans le récit parce que, tout de même, cela s’appelait « roman » et non « problème de mots croisés ». En outre (je ne juge que d’après les traductions), l’écriture manquait de relief et si, par-ci, par-là, Mmes Agatha Christie et Dorothy Sayers, les championnes du genre, faisaient montre d’humour, ça n’allait jamais très loin. Alors, apparut Dashiel Hammett, qui bouscula tout. Avec cet Américain (ancien flic privé de l’Agence Pinkerton, je le signale avec regret, mais cela n’enlève rien à son talent), l’intérêt cesse de se porter sur la solution de l’énigme, et d’autres facteurs apparaissent : psychologie des personnages, intensité de l’action, pittoresque du langage, liberté d’expression… et la demoiselle de bonne famille qui, dans les romans policiers classiques, servait en rougissant le thé au flic à l’accent d’Oxford qu’elle épouserait après le mot « Fin », cède la place à la blondinette des couvertures dont j’ai parlé plus haut, blondinette qui ne se sert pas seulement de ses cuisses pour y reposer un délicat ouvrage de dame, mais pour recevoir et donner le plaisir, voire les transformer en piège parfumé. C’est le roman policier réaliste, d’un réalisme qui n’exclut pas la poésie, dans lequel la flamme des détonations éclaire le monde où nous vivons.

Longtemps après l’entrée sensationnelle de Hammett dans la littérature policière et à propos de Hammett, Raymond Chandler, un écrivain ayant du style, de l’imagination et des vues personnelles sur la vie écrivit : « L’écrivain réaliste parle d’un monde dans lequel les gangsters peuvent gouverner des nations… où les restaurants célèbres sont la propriété d’hommes qui vivent des bordels… où le monsieur bien dans le fond du hall est un chef de bande… un monde où un juge, dont la cave est pleine de whisky de contrebande, peut envoyer un homme en prison parce qu’il en a une fiole dans sa poche… un monde où la loi et l’ordre ne sont que des sujets de conversation… un monde où vous pouvez être témoin d’une attaque en plein jour et vous taire parce que la police peut ne pas trouver votre témoignage à son goût et où, dans tous les cas, l’avocat véreux de la défense aura tout loisir de vous vilipender en pleine cour devant un jury d’idiots congénitaux sélectionnés, et où un juge à la solde de la politique se contentera d’intervenir pour la forme ». Que nous voilà loin, me semble-t-il, de l’indémontable alibi de Sir Tom Hatt ou Harry Cover, de l’élégance raffinée de l’inspecteur Bridge, de la miss rougissante et de la douairière paralysée ! Que nous voilà loin aussi, m’objectera-t-on, de notre vieille Europe ! Car, enfin, Chandler est américain et il parle de l’Amérique. Ouais, comme disent les détectives de roman. Moi, je crois qu’un roman qui traite de tels sujets atteint à l’œuvre d’art, et que l’œuvre d’art est universelle. Maintenant, le lecteur n’est pas obligé de me suivre. Mais qu’il veuille bien se reporter à son quotidien habituel, comme on dit également. Il verra bien.

Donc, sous la plume de certains de ses représentants, le roman policier contemporain constitue, dans une certaine mesure, une protestation contre la vie qui est faite à l’homme, dans une société qui m’apparaît difficilement transformable, en bien tout au moins. (C’est mon avis personnel. Je ne suis pas optimiste.) Par cela même, il cesse d’être une amusette pour porter témoignage et rejoindre la littérature tout court. Néanmoins, à quelques exceptions près (Armand Hoog, Robert Margerit, Charles Exbrayat, pour ne citer que trois critiques), les aristarques patentés, les teneurs de rubriques littéraires et autres robertkemp ou rousseaux, continuent à lui faire grise mine et à le considérer comme un type peu fréquentable, sous prétexte, je crois, que dans la production policière, évidemment abondante, il y a le bon et le mauvais, plutôt le mauvais. Il ne tiendrait qu’à eux, justement, de faire le départ entre ce qui a une valeur et ce qui n’en a pas. Tout le monde s’en trouverait bien. On m’a dit qu’une des raisons de la qualité de la production anglo-saxonne résidait dans le fait que les critiques d’outre-Manche n’ont jamais traité ce genre en parent pauvre. Et de grands écrivains, là-bas, n’ont pas dédaigné d’en écrire. Ici non plus, d’ailleurs. Enfin, grands écrivains… Écrivains, disons avec un E majuscule. Ils en écrivent, de temps en temps, mais avec précaution. Vous ne voudriez pas que des Écrivains, avec un grand E qu’ils se sont collé à eux-mêmes, se compromettent, n’est-ce pas ? Alors, ils présentent, pour 600 balles et sous une couverture typographique où nulle putain ou ingénue n’affiche ses couleurs sang et nuit, un roman policier qui n’ose pas dire son nom. À propos de putain, j’appelle ça de l’entôlage.

Mais il n’y a pas que chez les directeurs de conscience littéraire de la bourgeoisie (directeurs qui lisent des romans policiers comme tout le monde, mais n’en parlent pas) que ce genre qui m’est cher doive vaincre des difficultés. Dans les milieux anarchistes – par définition sans préjugés –, il en existait jusqu’à ces derniers temps de solides et particulièrement défavorables. Pourtant, c’est un homme assez proche de nos idées (il collabora aux Humbles, de Maurice Wullens), Régis Messac, qui écrivit Le Detective Novel et l’influence de la pensée scientifique, thèse de doctorat ès lettres. Et il y a quelques années, le camarade E. Armand m’invita à faire une causerie sur le roman policier aux Amis de L’Unique. Et, aujourd’hui, Maurice Joyeux me demande le présent papier. De ce côté, donc, il y a de l’espoir. D’autant que je crois que l’aversion que nos camarades pouvaient éprouver envers le roman policier se limitait à son appellation. Roman policier ! Évidemment… Mais le roman policier n’est pas le roman flic (qu’on se reporte au texte de Chandler), et je suis convaincu que sa lecture n’éveillera pas plus une vocation de criminel que celle d’un chasseur d’hommes. Certes, il y a une règle du jeu à observer. Le but que se propose le héros de ce genre de récit est la découverte et le châtiment du coupable. Mais tous les coupables sont-ils innocents ? Le roman policier réaliste (et, tel que je le conçois, nimbé d’une auréole de fantastique social), met en scène des personnages dont tout nous sépare. Autant, malgré leurs défauts (et ils en avaient), je salue avec respect la mémoire de ceux d’entre nous, illégalistes au cœur pur, partis en désespérés romantiques, au début de ce siècle, à l’assaut d’une société qui ferait rouler leurs têtes, autant j’exècre le gangster moderne, trafiquant de chair humaine, d’élections et de drogue, qui ne survit que grâce à ses accointances avec la police, ses mouchardages et son conformisme. Cet individu méprisable constitue une des assises les plus solides de la société mal faite dans laquelle nous vivons. Au même titre que le bourgeois, adversaire forcené de l’avortement, car il refuse le droit à l’amour, mais qui accule au suicide la fille qu’il a engrossée, le gangster ne doit trouver grâce devant les yeux sans hypocrisie du héros des romans policiers tels que je les conçois, redresseur de torts et chevalier errant moderne.

En définitive, je crois qu’il est possible à un écrivain honnête envers lui-même d’écrire des romans policiers sans hurler à la mort, où, à la faveur d’une intrigue amusante et compliquée à souhait, retenant l’attention et intéressant, il fera, non œuvre de propagande (quelle propagande ?) mais simplement œuvre d’homme libre. Son héros, par le truchement de qui il s’exprimera, sera gouailleur, désabusé, pauvre. Il ne ménagera pas ses sarcasmes à qui les aura mérités, et il fera montre de cette franchise que certains (ceux qu’elle gêne), appellent cynisme. Il saura défier le destin, trouver le mot drôle et cinglant aux moments les plus tragiques. Il pourra éprouver de la pitié, une pitié humaine, pour le coupable comme pour la victime. Mais si la victime est une ordure, il dira que c’est une ordure, et ce n’est pas parce que cette ordure aura cessé de vivre qu’il ôtera son chapeau devant sa dépouille. Ce ne sera pas une brute. Il sera sensible aux paysages, aux atmosphères, au spectacle permanent qu’offrent les rues de la grande ville à qui sait s’y promener, de jour comme de nuit. Putain, dans sa bouche, ne sera pas péjoratif. Et lorsqu’il repoussera les avances d’une prostituée, ce sera poliment, car il aime les femmes et est toujours galant avec elles, à quelque classe qu’elles appartiennent. Et lorsqu’il aura mené sa tâche à bien, il n’aura peut-être pour unique récompense que le souvenir d’un amour bref et à jamais enfui… rien que le souvenir du sourire plein de promesses (en dépit des laideurs qu’il a pu découvrir et de son pessimisme foncier), du plus beau sourire du monde : celui de la jeune fille qui s’éveille à l’amour.

Oui, je crois qu’on peut écrire de tels romans, sans frustrer pour autant le lecteur de ce qu’il demande : de l’action, de la vie, des aventures. Et, une fois tracé le mot « Fin », on doit pouvoir s’approcher d’un miroir sans craindre de voir son image s’agrémenter de moustaches, chapeau melon, etc., bref de toute la panoplie ancien style de la Tour Pointue. Et sans, non plus, que le rouge, qui fera si bien sur la couverture quand le bouquin paraîtra, vous monte au front. Je ne dis pas, hélas ! que ce soit le cas de tous mes confrères. Mais c’est le mien et, pour le moment, ça me suffit.

Léo MALET
Le Monde libertaire, n° 16, mars 1956.