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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Le fil rouge du Yiddishland
À contretemps, n° 35, septembre 2009
Article mis en ligne le 21 septembre 2010
dernière modification le 25 décembre 2014

par F.G.

■ Alain BROSSAT et Sylvia KLINGBERG
LE YIDDISHLAND RÉVOLUTIONNAIRE
Paris, Éditions Syllepse, nouvelle édition, 2009, 296 p.

Épuisé depuis longtemps, l’essai d’Alain Brossat et de Sylvia Klingberg, publié il y a quelque vingt-cinq ans, reparaît aujourd’hui dans une édition augmentée d’un lexique, de notes et de références bibliographiques. Il s’agit-là indiscutablement d’une bonne nouvelle pour qui s’intéresse à la mémoire du « Yiddishland révolutionnaire », même si ce livre – et c’est l’une de ses limites – n’en retient que des fragments, ceux qui recoupent les seules traditions bundiste, communiste et sioniste de gauche.

Dans une préface à cette nouvelle édition, les auteurs insistent sur un point d’importance : plus que la disparition des témoins qu’ils ont rencontrés en 1981 et 1982 et autour desquels s’est construit cet essai, ce qui rend aujourd’hui difficile – pour ne pas dire impossible – la réactivation de cette mémoire tient surtout au fait qu’ « une épaisse couche de cendres (idéologiques, discursives, comme on voudra) a recouvert les systèmes d’évidence ou de connivence auxquels ce travail, dans son régime d’écriture même, faisait appel ». Et de préciser : en un quart de siècle, « nous avons, subrepticement plutôt que manifestement, mais à coup sûr irrévocablement, changé d’époque », et ce qui « fait époque dans notre présent », c’est la toute-puissance du paradigme démocratique, désormais postulé comme éternel et universel. Partant de là, nous disent Alain Brossat et Sylvia Klingberg, cette subversive perspective que portait le Yiddishland révolutionnaire – c’est-à-dire « les secteurs les plus pauvres de la “rue juive” » – et qui reposait sur un idéal de « justice sociale » et de « mise en œuvre de principes égalitaires », est devenue, « comme le signifiant “communisme” » qu’il assumait pour partie, totalement inaudible de nos jours.

Autres empreintes de cette moderne époque, la révocation de la figure du « militant révolutionnaire » au profit de celle du « militant des droits de l’homme » et la consensuelle mise en place d’un « devoir de mémoire » – avec ses règlements disciplinaires et discursifs – auraient, par ailleurs, largement contribué à oblitérer la spécificité de celle, réfractaire, qu’incarna le Yiddishland révolutionnaire. Ainsi, précisent les auteurs, « le “bundisme” qui fut bien cette immense épopée militante dont témoignent, dans notre livre, les derniers survivants échoués en Israël, est devenu, entre-temps, une sorte d’agence de tourisme mémoriel (spécialisée dans l’enseignement de la langue et de la culture yiddish) – mais solidement arrimée à l’establishment communautaire et au destin de l’État hébreu ».

Avec le Yiddishland, le prolétariat juif d’Europe orientale, fort de plusieurs millions de personnes, a sombré corps et âme dans les méandres de l’histoire sanglante du XXe siècle. Mais il y a davantage : cette extinction définitive et sans retour d’une classe ouvrière « disparue en même temps que le continent humain dont elle était l’élément le plus nombreux, le plus dynamique, tendu vers un autre avenir » se double, dans la conscience historique, d’une béance. Comme si, encore et toujours, ce judaïsme de la plèbe, qui irrigua tant de luttes et charria tant d’espoirs, comptait pour rien. « On n’a jamais étudié le Juif que dans sa bourgeoisie », disait avec raison Bernard Lazare.

C’est à partir de cette constatation qu’Alain Brossat et Sylvia Klingberg ont décidé de se saisir du « fil rouge » de l’histoire juive et d’en suivre le tracé. Pour ce faire, ils ont interrogé, en Israël – c’est-à-dire à mille lieux géographiques et imaginaires de ce que furent et le Yiddishland et l’utopie révolutionnaire qui les porta –, des anciens militants communistes, du Bund et de Poale Zion gauche, s’efforçant, disent les auteurs, « de reconstituer, au travers de leurs récits, le spectre le plus large des mouvements, des engagements et des idéologies » que sécréta le prolétariat juif d’Europe de l’Est. Sans contester leur choix – qui tient pour beaucoup aux anciennes passions militantes des auteurs –, on remarquera simplement que, outre son caractère restrictif, il induit quelques inexplicables trous de mémoire. Ainsi, le « jeune juif » qui abattit Petlioura, en 1926, avait un nom – Samuel Schwartzbard – et une identité politique – il était anarchiste. De la même façon, le regard bienveillant qu’Alain Brossat et Sylvia Klingberg portent sur le bolchevisme d’avant Staline ne saurait justifier, puisqu’il s’agit ici d’histoire, la totale impasse opérée, dans ce livre, sur le mouvement anarchiste russe, qui compta pourtant dans ses rangs nombre de militants juifs de premier plan et qui fut totalement détruit par Lénine, Trotski et leurs cyniques serviteurs. Cette étude du Yiddishland révolutionnaire ne dit donc pas, comme elle le prétend abusivement, « l’intégrale vérité sur cette histoire » ; elle l’éclaire d’un certain point de vue, quitte à en laisser dans l’ombre des pans entiers.

Divisé en six chapitres d’égale importance, ce livre s’applique donc à suivre, à travers les multiples aléas de l’histoire, les chemins croisés – mais contradictoires et le plus souvent divergents – des militants bundistes, sionistes de gauche et communistes issus du Yiddishland. Les premiers tentèrent, à partir de 1897, de lier « la dimension universelle de leur lutte à l’émancipation de la communauté dont ils étaient issus » en s’appuyant sur un programme d’autonomie nationale et culturelle. Les seconds cherchèrent à concilier le combat de classe avec une « vision quelque peu mystique d’un Eretz Israël rouge et socialiste ». Les troisièmes – souvent d’anciens bundistes ou sionistes de gauche – adhérèrent avec enthousiasme au bolchevisme, en lui prêtant la main dans sa tâche d’éradication des formes dites archaïques du judaïsme traditionnel.

Si les trajectoires du bundisme [1] et du « sionisme de classe » offrent aux auteurs de cet essai l’occasion de quelques pertinentes analyses, leur principal centre d’intérêt se porte plus précisément sur la fascination exercée, au lendemain de la révolution russe, par ce même bolchevisme sur les révolutionnaires du Yiddishland. C’est ainsi qu’à travers plusieurs événements d’importance – la guerre d’Espagne et la Résistance, notamment – et une fois le Bund rallié à la social-démocratie, le « fil rouge » communiste finit par s’imposer, dans ses diverses nuances (stalinienne et oppositionnelle de différents types), comme le vrai sujet de ce livre.

Alain Brossat et Sylvia Klingberg notent avec raison que seule une minorité de juifs engagés dans les organisations révolutionnaires soutenait les bolcheviks avant Octobre. Le basculement s’opéra non tant avec la prise du pouvoir qu’à la faveur de la guerre civile, et plus particulièrement de la vague antisémite blanche qui s’abattit sur l’Ukraine, en 1918 et 1919. Convaincus que les bolcheviks constituaient « le seul rempart contre la montée de l’horreur », nombreux furent alors les juifs qui adhérèrent au Parti et rejoignirent l’Armée rouge et plus nombreux encore, en proportion, ceux qui accédèrent, parmi l’intelligentsia juive, à des postes de direction dans l’appareil d’État communiste. Ce ralliement ne saurait occulter, comme l’indiquent en aparté les auteurs, que la présence juive ne fut pas négligeable non plus parmi les adversaires socialistes les plus déterminés du bolchevisme, mais il eut indéniablement une ampleur très importante et d’autres conséquences, dont la principale tient évidemment à la place qu’occupèrent les yevseks  [2] dans la mise en place « d’une nouvelle vie juive guidée par les principes du communisme ». Sur cette problématique significative, le livre d’Alain Brossat et de Sylvia Klingberg apporte d’intéressants éléments d’appréciation complétés de témoignages.

S’il semble assez clair que l’adhésion au bolchevisme s’accompagna, pour les révolutionnaires juifs qui franchirent ce pas, d’une renonciation à une partie de leur propre identité, il n’en demeure pas moins vrai que la première décennie de pouvoir bolchevik – avec, rappelons-le, Staline comme commissaire du peuple aux Affaires nationales – se caractérisa par une appropriation (revue et corrigée) de la thématique bundiste d’autonomie nationale et culturelle. Dans ce cadre – promotion de la langue yiddish et création d’une nation yiddishophone moderne –, la Yevsektia joua un double rôle – politique et policier – de premier plan. Car, comme l’indiquent les auteurs, « l’édification de l’ordre nouveau pass[ait] par une lutte acharnée contre la religion, les coutumes, l’emprise des rabbins, l’imprégnation de la vie quotidienne par les prescriptions de la foi ». Convaincus d’incarner l’avenir radieux, les yevseks s’acquittèrent sans complexe de cette mission « progressiste ». Au risque d’être perçus par une grande partie du yiddishkeit pour des épurateurs officiant en yiddish, ce qu’ils furent indéniablement jusqu’à ce que Staline prenne les choses en main, à la fin des années 1920, en promouvant, sans aucune consultation préalable de la population juive, l’expérience du Birobidjan, cette tentative hasardeuse et vouée à l’échec d’installation d’une colonie juive dans cette région de Sibérie confinant à la Mandchourie. Parallèlement, la Yevsektia fut dissoute, en 1930. « Avant de tomber sous les coups aveugles de la répression stalinienne, notent avec raison Alain Brossat et Sylvia Klingberg, nombre de ces hommes furent eux-mêmes des agents actifs d’un alignement de la production artistique yiddish, d’un affadissement de cette littérature de plus en plus étroitement surveillée. » Accusés de « bundisme trotskisme », la plupart des dirigeants yevseks sombrèrent, lors de la Grande Terreur, dans le trou sans fond des purgés du stalinisme.

Autre chapitre intéressant de ce livre, celui consacré à la guerre d’Espagne, que plusieurs témoins évoquent et qui constitue une autre variation sur la même thématique de la révolution trahie. Importante fut, en effet, la participation des juifs issus du Yiddishland au conflit espagnol [3]. S’ils se retrouvèrent en si grand nombre « sous le ciel d’Espagne », nous disent avec raison les auteurs, c’est que, « d’instinct », ils comprirent que s’y jouait « le sort du mouvement ouvrier et de la révolution européenne ». Mais l’Espagne fut aussi pour eux – et les témoins ex-staliniens de cette aventure l’admettent – la fissure où s’est lové le doute, ce moment particulier de leur vie militante où, physiquement confrontés à la réalité du stalinisme armé, ils en ont perçu la nature éminemment contre-révolutionnaire, au vrai sens du terme. Il fallut encore du temps pour que le doute se transformât en vertige et débouchât sur la rupture, mais la leçon espagnole – c’est-à-dire la conviction acquise que l’URSS voulait et la défaite de la révolution et celle de la République – finit, une fois le nazisme vaincu, par dessiller les yeux.

Malgré ses manques et quelques partis pris, Les Révolutionnaires du Yiddishland demeure un livre précieux. Il s’achève sur un bel épilogue, dont, en guise de conclusion, nous retiendrons cette phrase : « Le révolutionnaire du Yiddishland est, par excellence, le personnage tragique de notre histoire. Il a payé double tribut au registre des horreurs de notre siècle. Sur le versant du mouvement ouvrier comme sur celui du judaïsme, il a fait l’expérience du négatif absolu, du sentiment de la fin du monde sans au-delà rédempteur ; son existence a été piétinée par le passage des quatre cavaliers de l’Apocalypse. »

Freddy GOMEZ


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