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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Pour une généalogie des sécessions anarchistes
Un entretien avec Anne Steiner
Article mis en ligne le 9 novembre 2020
dernière modification le 11 novembre 2020

par F.G.

En mémoire de Roberto Ambrosoli (1942-2020),
créateur du personnage Anarchik.

■ Ce long entretien avec Anne Steiner, posté le 19 octobre 2020 sur le site Ballast nous semble prolonger la recension que nous avons consacrée à son dernier ouvrage – « Almereyda, lumières et ombres » – en situant son dernier livre dans la généalogie des « en-dehors » de la Belle-Époque, tâche à laquelle elle se consacre avec sérieux et talent dans la plupart de ses ouvrages. Les questions sont évidemment de Ballast. Le titre, en revanche, est de notre rédaction.– À contretemps.



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Le terme « individualisme » n’a désormais plus aucune portée positive au sein du lexique anticapitaliste. C’est bien davantage dans celui d’« autonomie » que se reconnaissent les « en-dehors » d’aujourd’hui. Pourquoi cette qualification a t-elle sombré ?

Oui, le terme « individualisme » est aujourd’hui mal considéré. Il a été assimilé à tort au capitalisme, au « chacun pour soi » : c’est tout le contraire ! Ce que défend ce courant de l’anarchisme, c’est la réalisation, au maximum, par chacun de son individualité. Au début du XXe siècle, ce mouvement est porté par des garçons et des filles qui sont tous issus de familles ouvrières ou paysannes, et qui sont promis au travail dès l’âge de 12 ans. Ils sont voués à être broyés par ce qu’ils appellent « la machine sociale », et ce sans pouvoir réaliser leur pleine humanité. Être individualiste, alors, c’est se donner les moyens d’échapper à ce broyage pour réaliser toutes ses capacités sur les plans intellectuel, artistique, charnel, sensuel, ce qui est pour eux le devoir de tout être humain sur terre. Mais pour y parvenir, il leur faut s’associer, ce qu’ils font en vivant en communauté pour minimiser les coûts et travailler autrement, afin d’échapper au salariat. C’est donc à mille lieues du « chacun pour soi », car la coopération est non seulement possible mais souhaitable, sans jamais être forcée. Les individualistes ne sont pas résignés : ils ont des rêves, des aspirations et se révoltent contre le fait de ne pas pouvoir s’accomplir. L’école publique obligatoire, dont ils sont la première génération à avoir bénéficié, leur a ouvert une petite fenêtre sur le savoir et la culture ; elle a vite été refermée par le travail salarié – et eux de s’efforcer d’élargir cette brèche.

Ces individualistes libertaires sont souvent très jeunes.

On doit toujours avoir à l’esprit leur jeunesse, oui ! Pour la plupart, ils ont entre 16 ans et 25 ans au tournant du XXe siècle. Mais certains se sont affirmés individualistes anarchistes jusqu’à la fin de leur vie, comme Mauricius ou Armand. D’autres, moins connus, mais ayant évolué dans les mêmes cercles, se sont tenus éloignés de la politique après la Première Guerre mondiale tout en conservant un mode de vie individualiste : refus du mariage, de l’armée et de certains emplois, pratique du végétarisme, du nudisme, éducation alternative pour leurs enfants. Ils se disaient anarchistes, et l’étaient par leur façon de vivre et de penser. Mais en tant que mouvement politique porteur d’une certaine audience, l’individualisme est en plein reflux dans les années 1920.

Considérons deux parcours que vous abordez dans vos livres : Victor Serge et Almereyda. L’un va de l’individualisme au bolchevisme, avant de revenir à une sorte de communisme libertaire ; l’autre va de l’individualisme au réformisme…

Almereyda n’a jamais été vraiment individualiste : les propagandistes par le fait [1] des années 1890 le fascinent, il fabrique une bombe à l’âge de 17 ans. C’est un acte individuel, mais très différent du courant individualiste représenté par Libertad et le journal l’anarchie. Il n’a jamais pensé que la transformation de la société passait d’abord par la transformation de soi-même et par l’éducation. Pourtant, l’Association internationale antimilitariste – l’AIA –, qu’il contribue à fonder en 1904, ne tombe pas du néant. Almereyda arrive un peu comme le coucou qui dépose son œuf dans la couvée des autres, car les individualistes menaient depuis plusieurs années une propagande antimilitariste active. Et pourtant ils se sont vite retrouvés exclus de l’AIA, qu’ils avaient contribué à fonder… Car, eux, préconisaient la désertion et l’insoumission, ce qui ne correspond pas aux positions d’Almereyda ou de l’anarcho-syndicaliste Georges Yvetot, tous deux secrétaires de la section française de l’AIA, lesquels prônent l’insubordination collective en cas de guerre et en cas d’utilisation de l’armée comme force de répression lors des grèves. Si Almereyda n’a pas été individualiste, Victor Serge, lui, l’a été, dès ses 16 ans. Après avoir évolué dans des cercles individualistes anarchistes à Bruxelles, il a rejoint en 1909 l’équipe du journal l’anarchie. C’est la dérive illégaliste aboutissant à l’équipée tragique de ce qu’on a appelé improprement « la bande à Bonnot » qui l’a éloigné de l’individualisme. Car l’illégalisme est une des conséquences de la doctrine individualiste. Bien souvent, pour échapper au salariat, ni la vie et le travail en commun, ni l’adoption d’un mode de vie frugal ne suffisent. Reste l’illégalisme, avec tous ses risques. Ce fut tragique quand, de moyen l’illégalisme s’est transformé en fin, lorsqu’il est apparu à ceux qui le pratiquaient comme une forme de propagande par le fait – mais tout le monde n’a pas le talent de Marius Jacob !

À la même période, des travailleurs itinérants, les trimards, vendent leur force de travail sur toutes les routes du pays. Pourquoi les individualistes ont-ils choisi, plus que ces derniers, la politique ?

C’est bien l’itinérance qui caractérise les trimards, comme l’illustre le parcours de Georges Navel, qu’il retrace dans Travaux. Ce sont des gens qui se sentent à l’étroit à l’usine ou à l’atelier. Cela peut correspondre à une période de la vie, à un passage, ou bien durer plus longtemps au risque d’une forte marginalisation quand les forces physiques viennent à manquer pour mener cette vie à la dure. Certains sont sur le trimard au sortir de l’adolescence, et en parleront à leurs enfants comme d’un moment extraordinaire. Ils vont ramasser le sel en Camargue, puis participer à la construction d’un tunnel dans les Alpes, faire la cueillette des olives, ou les fenaisons. Certains individualistes l’ont été à un moment donné de leur vie, comme Raymond Callemin, ami de Victor Serge et membre de la « bande à Bonnot », guillotiné à 20 ans.

Almereyda est lui aussi parti sur le trimard…

À l’âge de 15 ans, oui. Mais le trimard n’est pas synonyme d’un positionnement politique. La plupart des trimardeurs étaient simplement des gens qui ne possédaient rien et qui rejetaient toute perspective de carrière. Le poète juif anarchiste Mécislas Goldberg, fondateur en 1895 de la revue Sur le trimard, voyait dans ces irréguliers du travail, sans feu ni lieu, le véritable sujet révolutionnaire, de même que Bakounine voyait dans les travailleurs les plus instables et les moins qualifiés, les gueux, la « fleur du prolétariat » ; Marx, lui, les assimilait à une plèbe réactionnaire. Il faut noter qu’à cette époque le monde du travail n’avait rien à voir avec celui d’aujourd’hui. Il n’y avait pas de comptabilité du chômage, mais il existait dans tous les secteurs d’activité un chômage endémique, saisonnier, conjoncturel, lié aux crises récurrentes. Émile Bachelet, anarchiste individualiste proche de Libertad, qui a évoqué la figure du trimardeur dans son ouvrage Trimard, le montre bien. Il met en scène un menuisier partant sur les routes pour parfaire sa formation à la façon des compagnons du Tour de France, mais passant à d’autres activités, notamment agricoles, quand il ne trouve rien dans son secteur. Le trimardeur n’est toutefois pas une figure univoque : il a pris une acception différente en fonction des lieux et des époques. Claire Auzias, dans son livre Trimards : « pègre et mauvais garçons » de Mai 68, décrit des jeunes prolétaires en rupture, plus ou moins délinquants pour certains. C’est le sens qu’à Lyon, à ce moment, on donnait au mot trimard. Mot qui n’était d’ailleurs plus beaucoup en usage ailleurs, mais Claire Auzias montre dans son ouvrage que, sous diverses appellations, on retrouve ces mêmes jeunes ouvriers, instables, aux côtés des étudiants partout où il se passe quelque chose en 1968. J’ai lu récemment le récit de vie d’un jeune boucher, entré en apprentissage à 14 ans, qui, au mitan des années 1980, à l’âge de 20 ans, lâche tout pour partir sur la route, enchaînant travaux agricoles ou industriels, pendant plusieurs années, un jour ici, un jour ailleurs. Faire la route ou partir sur le trimard, c’est au fond une même réalité. Aujourd’hui employé par des sous-traitants d’EDF, chargé du nettoyage et de l’entretien des centrales nucléaires, il vit toujours en camion, passant d’un site à l’autre, expliquant que seule cette mobilité extrême, qui prolonge son trimard, lui permet de supporter l’âpreté de sa condition.

Vous faites état d’une « fragmentation de l’héritage individualiste »…

Après la Première Guerre mondiale, effectivement. Il y a comme une spécialisation. Avant, tout est lié : l’antimilitarisme, les expériences de vie communautaire, la révolution sexuelle… Je mentionnais Armand, qui a privilégié, à partir de ce moment, la transformation des rapports amoureux et de la morale sexuelle. Pour d’autres, ça va être l’alimentation végétarienne ou végétalienne, de nouvelles médecines, la lutte contre la religion. Ce qui s’est perdu après la guerre, c’est l’articulation de toutes ces dimensions avec les luttes sociales. L’individualisme est alors représenté seulement par des individus qui poussent leurs expériences concrètes et leurs réflexions dans un seul domaine, plus que par un vrai courant, avec un journal bien identifié. L’anarchisme, toutes tendances confondues, est alors beaucoup moins puissant qu’il ne l’a été. Les fractures liées à la guerre auraient pu être surmontées, mais le plus dur a été la formation du Parti communiste, la section française de l’Internationale communiste. Il se fonde sur les débris du mouvement ouvrier, mais il enrôle aussi des anarchistes. Au tout début, celui-ci n’a pas d’étiquette exclusivement marxiste : il regroupe des syndicalistes, des socialistes et des anarchistes qui avaient manifesté assez tôt leur opposition à la guerre. Cependant, plusieurs de ces derniers le quitteront ou en seront exclus dans les premières années.

Ne pourrait-on pas voir dans ce Parti communiste le parti révolutionnaire et insurrectionnel pour lequel milite désespérément Almereyda au début des années 1910 ?

Sa formation correspond en effet à une vieille aspiration qui n’était d’ailleurs pas seulement celle d’Almereyda, même si lui et Gustave Hervé ont essayé de mettre sur pied un parti révolutionnaire rassemblant anarchistes, socialistes et syndicalistes, de même que La Guerre sociale se voulait un organe de concentration révolutionnaire groupant ces trois composantes. Mais le Parti communiste, créé en 1921, s’est trouvé presque immédiatement sous la coupe de la IIIe internationale, et donc du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS). Le paysage politique a été complétement transformé par son apparition. En France, avant la première guerre, le mouvement syndical revendiquait son autonomie par rapport aux partis, ce qui n’était pas du tout le cas en Angleterre et en Allemagne où les syndicats étaient très liés à la social-démocratie. En France, au contraire, les rapports entre la SFIO et la CGT étaient empreints d’hostilité. Cette dernière, qui comptait de nombreux anarchistes dans ses rangs, se considérait comme le véritable « parti du travail ». Mais après la révolution bolchevique, les syndicalistes français qui se reconnaissant dans les principes léninistes ont fait scission pour fonder la Confédération générale du travail unitaire (CGTU), en 1922. Cette dernière reconnaissait le rôle dirigeant du Parti communiste français, ce qui a éloigné d’eux les anarchistes. Les militants restés fidèles à la conception syndicaliste révolutionnaire des années d’avant-guerre, qui inclut la grève générale, ont alors créé avec d’autres opposants à la ligne bolcheviste, la CGT-SR (syndicalistes révolutionnaires) en 1926.

Revenons sur la démarche qui a accompagné votre dernier livre, Almereyda, révolutionnaire et dandy. Vous dites ne pas avoir souhaité faire œuvre scientifique, mais mentionnez la manière dont vous considériez la figure d’Almereyda avant de vous plonger dans sa vie : « enthousiasme », « émotion », « tendresse »… Est-ce cette approche plus « sensible » qui distingue cette biographie d’un travail considéré comme « scientifique » ?

La phrase à laquelle vous faites référence est juste une petite pique contre ceux et celles qui me reprochent de faire une histoire hagiographique. Je ne pense pas que cela soit le cas, mais je prends les devants en déclarant d’emblée que je ne prétends pas faire œuvre scientifique. Je ne prétends d’ailleurs à rien du tout. Je travaille avec les outils de l’historien, mais je ne théorise pas. Je livre des éléments, je reconstitue scrupuleusement et minutieusement ce qui s’est passé. Ensuite, libre à celles et ceux qui lisent ces textes d’interpréter ces événements à la lumière de telle ou telle théorie, ou de leurs marottes idéologiques du moment.

Vous privilégiez des parcours biographiques. Comment entendre ce sillon ?

La tâche que je me suis assignée, notamment en collaborant au Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone, « Le Maitron des anarchistes », a été de sortir de l’oubli des gens qui, par des actes infiniment petits, mais répétés par un grand nombre, participent à faire l’Histoire tout autant que ceux qui nous sont connus parce qu’ils ont écrit dans la presse ouvrière ou ont tenu des mandats syndicaux. J’ai créé, par exemple, une notice pour une jeune ouvrière de Choisy-Le-Roi qui, perquisitionnée au moment de l’affaire Bonnot, dit aux flics qui fracturent sa porte : « Vous ne trouverez pas Bonnot chez moi. Mais s’il avait sonné, je l’aurais caché. » C’est un acte de résistance, il faut qu’on se souvienne de son nom ! C’est quelque chose, tout de même, qu’une fille de 20 ans, travaillant dans une usine de caoutchouc, ait le courage de dire ça. Ça nous renseigne sur l’état d’esprit de toute une population. Ce qui m’intéresse, ce sont ces vies minuscules. Autre exemple : au début de mes recherches sur Almereyda, j’ai découvert qu’il a été jugé pour avoir fabriqué des explosifs en même temps qu’un certain Découée, auquel personne ne s’est jamais intéressé. Et je retrouve plus tard, par hasard, aux archives de la police, Découée dans une liste nominative avec la mention « meurtrier de l’agent Perrin ». En consultant son dossier, je m’aperçois alors qu’il a tout un parcours militant ! C’est un illégaliste dont la vie s’achève tragiquement – il se suicide à 28 ans aussitôt après avoir abattu le policier qui l’arrêtait pour fausse monnaie. Je lui ai fait une notice. Il naît dans un petit village d’Anjou, quitte l’école à 12 ans comme tous les enfants de milieu populaire, rêve de devenir peintre à Montmartre, d’écrire des poèmes… Il arrive à Paris, découvre le mouvement anarchiste individualiste, puis s’engage dans la voie illégaliste car il peine à travailler et veut réaliser sa vocation de peintre. Mais à l’inverse d’Almereyda, en compagnie duquel il subit une première condamnation à l’âge de 20 ans, il mène une vie misérable et erratique à sa sortie de prison tandis que Miguel, pris en charge par une poignée de jeunes libertaires, s’affirme vite comme journaliste et militant. La divergence de ces deux parcours initialement parallèles m’a questionnée.

À part un premier ouvrage sur la Fraction armée rouge, tous les autres sont centrés sur la Belle-Époque. Il est commun de lire que c’était soit une période fastueuse, soit, au contraire, un ensemble d’années miséreuses. Pourquoi votre intérêt répété pour cette époque ?

Au départ, je m’intéressais de manière globale à l’anarchisme. Puis, mon attention a été attirée par ce journal, l’anarchie, et par Rirette Maîtrejean, qui en était la gérante en 1911. J’ai découvert, en arrière-fond, tous les conflits sociaux et les grandes mobilisations de la Belle-Époque. C’était une période que je connaissais très mal. J’avais toujours eu l’impression qu’il y avait un blanc à ce moment-là, en termes de luttes sociales. De la Commune, on passait à 1936. On connaissait le massacre de Fourmies, survenu le 1er mai 1891, mais c’est le massacre plus que la manifestation que l’on retenait. Il y avait bien sûr eu la thèse de l’historienne Michelle Perrot sur les grèves des années 1880, mais les années 1890-1900 étaient peu documentées du point de vue des luttes sociales, alors qu’elles sont extrêmement tumultueuses ! On dit que la Belle-Époque est miséreuse : oui, il y avait de la misère, mais plutôt moins que dans les années 1880. L’école publique obligatoire, instituée en 1882, dote toute une génération d’un socle d’éducation minimal, qui crée les conditions de l’autodidactisme. Cela donnera les bibliothèques ouvrières, les universités populaires, les causeries populaires, une presse ouvrière foisonnante, des compagnies de théâtre – il y a même une coopérative du cinéma du peuple. Ce que j’apprécie dans cette période, c’est que les intellectuels ont moins d’audience auprès des ouvriers que bien des militants pourvus d’un simple cursus primaire, mais dotés d’une sacrée plume. Beaucoup sont des orateurs hors pair.

Allez-vous continuer à creuser cette période ?

On pourrait dire que j’ai fait le tour de la question, et pourtant ce n’est pas le cas. Un livre en lance toujours un autre. Les En-dehors m’a donné l’envie de travailler sur cette toile de fond que furent les grandes grèves, les mobilisations pour Liabeuf et pour Ferrer, ce qui m’a fait écrire Le Goût de l’émeute. J’ai alors connu la revue Article 11, pour laquelle j’ai développé certains épisodes de conflits sociaux et, en cherchant des illustrations de ces conflits, j’ai découvert les cartes postales de grève qui constituent la matière du Temps des révoltes. À plusieurs reprises, pendant ces années de recherche, j’ai croisé la figure d’Almereyda, ce qui m’a conduite à écrire sa biographie… Et la consultation des archives de la prison pour mineurs de la Petite-Roquette, par laquelle il est passé, m’a fait découvrir les enfants fugueurs et vagabonds de cette période, ce qui sera peut-être la matière d’un livre à venir.

Qui sont ces enfants ?

Beaucoup sont raflés à Paris parce qu’ils sont vagabonds, mendiants. Souvent, ils ont fugué. En 1889, nombre d’enfants ont pris la route pour découvrir la Tour Eiffel qui les faisait rêver. Ils partaient de chez eux – certains parents ne s’inquiétaient que modérément – et marchaient quelques heures par jour, toquaient à une ferme. On leur donnait un bol de soupe, ils dormaient à l’écurie et repartaient le lendemain. D’autres allaient dans les ports pour essayer de s’embarquer vers d’autres continents. La plupart du temps, ils étaient repérés par le capitaine et remis à la police, mais certains réussissaient à monter à bord. Il y avait parmi eux quelques enfants bourgeois comme Philippe Daudet, le fils de Léon, un grand fugueur dont la dernière cavale s’est terminée par un suicide. C’est une période paradoxale : alors qu’on enferme les enfants dans les écoles, on leur propose toute une littérature de voyage et d’itinérance – Sans-famille d’Hector Malot, Nils Holgersson de Selma Lagerlöf, cet enfant qui parcours la Suède sur le dos d’une oie sauvage, ou même Pinocchio, un fugueur lui aussi. Lorsqu’ils étaient rattrapés, ils étaient toujours ou presque renvoyés dans leurs familles si celles-ci se manifestaient et n’étaient pas jugées déficientes du point de vue éducatif. Sinon, les plus jeunes étaient placés en famille d’accueil, les autres en colonies pénitentiaires, souvent jusqu’à l’âge de 21 ans – et là, c’était terrible. Il y avait beaucoup de colonies privées mises en place par des entrepreneurs privés. Les enfants y étaient maltraités et exploités, alors que l’État payait pour eux ! La plupart de ces pensionnaires faisaient ensuite leur service dans les terribles bataillons d’Afrique. Ma démarche est toujours la même : partir des protagonistes eux-mêmes, de ce qu’ils disaient et sentaient. Pour ces enfants, les traces sont ténues, mais on peut utiliser leurs dépositions lors des interrogatoires de police, des correspondances, des articles de presse.

Où en est la figure du militant autodidacte qui vous a tant inspirée, aujourd’hui ? Vous en avez dessiné les contours dans un texte sur l’Université, au sein d’un recueil sur le refus de parvenir.

Je ne crois pas que ça ait été un cadeau, finalement, la prolongation de l’enseignement. Ça n’a pas rendu les gens plus intelligents mais plutôt plus passifs. On le voit avec le complotisme, qui se développe et contre lequel l’école se révèle impuissante car elle éduque mal. Des scolarités plus courtes mais plus complètes seraient souhaitables. L’idéal de l’éducation anarchiste était de former des hommes et des femmes complets par l’apprentissage de savoirs intellectuels et manuels. Pourquoi à l’Université ne peut-on pas étudier plusieurs disciplines simultanément en dehors de certains parcours bien précis ? Pourquoi est-ce si spécialisé ? Pourquoi ne pas y apprendre aussi à réparer sa bicyclette, à faire un peu de plomberie, à jardiner, coudre et cuisiner ?

Les Causeries populaires, animées par Libertad au début du XXe siècle, pourraient être une forme inspirante pour combler ce manque…

Des jeunes continuent aujourd’hui à se réunir autour de textes, d’idées, pour les discuter. Ils appellent ça des « séminaires » – c’est gênant car c’est une référence directe à l’Université. Mais ce qui est très différent des causeries individualistes auxquelles participaient majoritairement des filles et des garçons faiblement scolarisés, c’est que ces cercles de discussion concernent aujourd’hui des personnes ayant suivi de longs parcours universitaires. La classe ouvrière de la Belle-Époque s’était dotée d’énormément d’instruments de culture populaire. Dans toutes les villes, il y avait des bourses du travail qui avaient des bibliothèques, qui proposaient des cours, des spectacles, du théâtre. Les universités populaires se développent à partir de 1899, les journaux sont omniprésents… Et la disparition de ces outils est liée, selon moi, à la prolongation des études, qui a complètement dépossédé le prolétariat de ce qu’il avait construit. Chaque fois qu’on se repose sur l’État ou sur des institutions pour notre formation, pour notre santé, et plus généralement pour la satisfaction de nos besoins, on se laisse déposséder de nos savoirs et de nos expériences, on désapprend.

Vous déploriez dans un entretien la « réticence actuelle à parler en termes de classes sociales », tandis que vous notiez l’atomisation du monde ouvrier. Que nous dit ce recul ?

La notion de classe n’est pas seulement corrélée au monde ouvrier, et encore moins à l’usine. Le recul de cette notion est lié à l’émergence de politiques et de discours identitaires qui arrangent tout le monde. Ces politiques, qui viennent d’outre-Atlantique, sont plébiscitées par les grandes entreprises comme les GAFAM ; elles sont hégémoniques dans les universités américaines financées par des capitaux privés. Je n’ai pas envie de me battre pour qu’il y ait plus de femmes cadres chez Amazon, ou ministres, ou patron de presse, ou que sais-je. Les femmes individualistes à la Belle-Époque dénonçaient ce type de revendications. Elles ne souhaitaient pas obtenir le droit de faire des choses aussi ignobles que les hommes. Le droit de vote même était rejeté, car dans ces milieux on ne votait pas, par haine du réformisme. Pourtant, on ne retient de cette époque que les suffragettes, qui étaient des bourgeoises : on méconnaît un féminisme plus radical qui refusait le parlementarisme.

Dans L’Hypothèse autonome, l’historien Julien Allavena note que les partisans de l’autonomie ont manqué l’insurrection populaire menée par les Gilets jaunes. Cela peut rappeler la manière dont nombre de révolutionnaires ont tardé à se saisir de la révolte viticole du Midi, en 1907, alors même qu’une manifestation a réuni près de 800 000 personnes… Pourquoi cette difficulté à se saisir de mouvements spontanés alors même que la politique constitue le quotidien de ces militants révolutionnaires ?

Les « partisans de l’autonomie » attendaient un soulèvement dans les banlieues : c’est le grand fantasme depuis 2005. On attend l’insurrection en se disant que, cette fois, on sera au rendez-vous, ce qui n’avait pas du tout été le cas il y a quinze ans. Il y a eu des tentatives d’approche des milieux radicaux vers les cités, notamment durant la mobilisation contre la loi Travail : sans grand succès – et cela n’a rien pour surprendre, car personne n’aime les évangélistes. On attendait les banlieues et c’est parti d’ailleurs, de milieux périurbains décrits comme réactionnaires, frontistes. Les partisans de l’autonomie sont cependant parvenus à prendre le train en marche, après avoir fait la fine bouche. En 1907, il y a en effet eu à l’encontre des viticulteurs du Midi les mêmes critiques qu’il y a pu avoir au début du mouvement des Gilets jaunes. La gauche était méfiante à l’encontre de ces masses paysannes. Elle voyait ce mouvement comme interclassiste, manipulé par les cléricaux. Mais le soutien s’est organisé dès que la répression s’est abattue sur la population viticole insurgée. Ce mouvement a été particulièrement spectaculaire mais, à la même époque, il s’est produit des soulèvements violents un peu partout. Almereyda et ceux de La Guerre sociale ont déploré le manque d’organisation des révolutionnaires et l’absence d’un grand parti qui aurait pu prendre la tête de tous ces mouvements. C’est une vision presque léniniste – et je pense que c’est un tort.

Pourquoi ?

Je n’ai aucune confiance dans les partis supposément révolutionnaires. On a vu ce que ça a donné.

Ça nous rappelle un entretien dans lequel vous aviez dit qu’il « y aura des insurrections, des communes qui durent un certain temps et seront écrasées après. Probablement rien de plus. Et c’est déjà beaucoup. » [2]. Victor Serge le déplorait, lui, avec amertume : à « force de révolutionnarisme », les individualistes en arrivaient « à n’avoir plus besoin de révolution » du tout…

Le modèle historique est 1789, une révolution qui a réussi : l’ordre social est complétement chamboulé, les anciennes hiérarchies sont détruites, laissant au capitalisme toute latitude pour se développer une fois liquidés les restes de féodalisme. Mais ce sont des enfants de bourgeois, bien éduqués, qui se placent à la tête de l’État, les Robespierre, les Saint-Just et autres jacobins. Or, ce ne sont pas eux qui ont incendié les châteaux et les couvents, obtenant ainsi l’abolition des privilèges. Ces acteurs-là, ces « bras nus », ont vite été privés de leur pouvoir de décision. À la République a succédé l’Empire, puis la Restauration, et à nouveau la République, avec l’apparition de nouvelles hiérarchies sociales, de nouvelles formes de domination et d’exploitation. Aujourd’hui, quelle révolution est possible ? Une révolution politique n’est pas difficile à réaliser – on l’a vu en Tunisie, on met un bonhomme en l’air et on le remplace par un autre. Mais ça ne change rien à la vie des gens. Une révolution pour sortir du capitalisme, pour aller d’un système de production vers un autre, c’est bien plus compliqué. La Révolution russe a réussi ceci, mais elle a donné un capitalisme d’État.

De plus, aujourd’hui, davantage qu’hier encore, on ne peut l’envisager dans un seul pays, l’économie étant plus imbriquée qu’elle ne l’a jamais été. Je ne vois pas comment une révolution, un Grand Soir, pourrait transformer de fond en comble des structures sociales, des mentalités. Il faut déjà, à l’intérieur même de ce monde, les avoir transformées, les avoir dépassées. C’est la seule solution – et c’était la position des individualistes. Imposer un autre modèle se ferait nécessairement sous la contrainte d’un pouvoir dictatorial, car tout le monde ne se représente pas la société idéale ou la vie bonne de la même manière. On l’a bien vu en URSS, où les paysans qui auraient pu faire des choses intéressantes, réorganiser des communautés rurales, ont été brutalement spoliés de leurs biens, exposés à une collectivisation forcée. Tout ça parce qu’une poignée d’idéologues à la tête d’un parti voulaient que ça marche selon le protocole qu’ils avaient décidé d’employer. Une révolution se passe toujours ainsi, je n’ai aucun doute là-dessus.

Il faudrait donc en rester à ces expériences ponctuelles, locales, éparses, sans cesse reconduites ?

Je dis des expériences communales ou d’en-dehors que « c’est déjà beaucoup ». Dans une approche individualiste, la vie qui est la nôtre est courte, et il n’y a pas de raison de faire de celle-ci un enfer. Il faut déjà essayer de vivre selon ses convictions, en visant un développement intégral de nos capacités. Dès lors qu’on fait une petite entorse à nos principes, à notre éthique, on est sur la mauvaise pente. Dans une perspective individualiste, on garde toujours à l’esprit l’idée que, dans le monde tel qu’il est, il faut s’abstenir de certains actes. Si on prend l’exemple de la viande, certains critiquent l’élevage industriel, mais en attendant qu’on passe à un autre type d’élevage après la Révolution, ils vont consommer un steak issu d’un bovin qui aura vécu de sa naissance à sa mort dans la torture la plus absolue. Ça n’est pas logique. Ou alors il faut assumer qu’on se moque totalement du traitement cruel réservé aux animaux. De même pour les vêtements fabriqués par une main-d’œuvre esclavagisée, et plus largement pour tout ce qu’on utilise au quotidien. Il faut se demander dès aujourd’hui comment s’en passer, par quoi les remplacer, et comment se procurer de façon éthique tout ce dont nous avons besoin.

Sur ce cas précis de la viande, il y a des précédents au sein de l’histoire de l’anarchisme. On pense aux colonies végétaliennes promues par Georges Butaud, Sophie Zaïkowska et Louis Rimbault. Pourtant, peu de libertaires et d’animalistes aujourd’hui s’y réfèrent…

Je crois qu’ils ne connaissent tout simplement pas ces expériences, cette filiation – même si c’est dans les milieux anarchistes et autonomes qu’il y a le plus de végétariens. Mais je suis sûre qu’à bas bruit ces idées ont circulé. L’engouement des individualistes pour le végétarisme était lié, au départ, à la nécessité de réduire ses besoins pour échapper au salariat. La viande était ce qu’il y avait de plus coûteux dans un budget ouvrier : les individualistes se sont donc demandé si c’était vraiment utile d’en consommer. De là, ils sont arrivés à se questionner sur la souffrance animale. Être anarchiste, c’est être en empathie avec d’autres humains, bien sûr, mais aussi avec les bêtes. Si ces expériences sont peu connues, c’est, je crois, à cause du désintérêt pour l’histoire des générations militantes actuelles. C’est problématique.

Du côté féministe, par exemple, je ne vois pas beaucoup d’intérêt pour les écrits et les parcours des femmes de la Belle-Époque qui, dans différents domaines, ont mené de rudes combats. La génération féministe des années 1970 était plus curieuse : elle a exhumé les figures des femmes populistes et terroristes russes, ou des militantes comme Madeleine Pelletier. Le féminisme ne commence pas avec Simone de Beauvoir – mais c’est quelqu’un qui leur ressemble : normalienne, agrégée, bourgeoise. Qu’importe si, bien avant elle, des femmes ont refusé le mariage et la maternité, des femmes qui avaient quitté très tôt l’école mais étaient d’excellentes propagandistes. Il y a beaucoup trop de diplômés du supérieur dans les milieux militants radicaux, et trop d’attention portée à ceux qui écrivent et font profession de penser au détriment de ceux qui agissent. Élitisme et entre-soi les caractérisent.


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