A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Digression sur le zbeul
Article mis en ligne le 25 avril 2023

par F.G.


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Il dit : « Il s’agit de retrouver la mémoire des anciennes révoltes, de s’en imprégner et de sortir des sentiers battus de l’échec programmé. On ne gagnera que si on s’en donne les moyens, et il faudra investir beaucoup de soi. » Le camarade a les idées claires. Il est originaire de Marseille, syndiqué à la CGT, carrément basiste et « robin des bois ». La manif intersyndicale, c’est un passage obligé, mais il sait que ça se jouera ailleurs. Dans une prolifération d’actions illégales, minutieusement programmées, audacieuses. Il parle de « grévilla », et le mot l’enchante. Il a la quarantaine sportive, le port altier, le regard conquérant et un béret noir genre Black Panther. Sur le large trottoir passe un groupe nourri, jeune et combatif de « Révolution permanente » scandant : « Grève générale ! Grève générale ! » Comme s’il suffisait de la décréter. « Les avant-gardes d’aujourd’hui sont les arrière-gardes de demain. Bolchos un jour, bolchos toujours. Mais qu’est-ce que Lordon est allé foutre dans cette galère ? », dit-il. Et de se répondre à lui-même : « Exister comme intellectuel organique ? Tu parles d’une perspective. » Ce type a tout pour me plaire.


Son truc à Mathias – on l’appellera comme ça –, c’est le zbeul comme théorie, expression de la spontanéité des masses, organisation méthodique du désordre, multiplication des points de rupture. La Grande Java, en somme. Mathias ne se définit pas comme activiste, se fout du Grand Soir comme de sa première communion – qu’il n’a d’ailleurs pas faite. Il connaît ses classiques. « Placé au bon endroit dans une bécane, un corps étranger, dit-il, peut avoir des effets miraculeux sur les cadences. » Et de même attaquer des canalisations à la disqueuse, cramer des antennes 5G, couper des fils d’alimentation, manier en artiste la pince-monseigneur, c’est désarmer le système d’exploitation. Il dit « désarmer », Mathias, pas « saboter ». Je lui demande pourquoi. « Parce qu’il faut être malin », précise-t-il, que le terme de sabotage a mauvaise presse et qu’il est sans doute plus porteur, comme le font les « Soulèvements de la terre », de réactualiser des pratiques aussi anciennes que le mouvement ouvrier sans favoriser nous-mêmes leur stigmatisation. À vrai dire l’argument ne me convainc pas vraiment, et pas davantage cette volonté stratégique de déconflictualiser la pratique en la rendant plus acceptable. Mathias entend ma critique, mais sans en démordre. « Si l’on ne périt que dans la défensive, il n’est pas interdit de penser l’offensive de manière stratégique. Et, d’admettre que les voies obliques sont parfois les plus directes. » Mathias a du répondant.


À vrai dire, le zbeul, pour lui, c’est comme un appel du lointain, une réactivation de l’ancienne mémoire des luttes sauvages d’avant leur domestication politique ou syndicale. Le mouvement en cours, il en est convaincu, a d’abord démontré que la force du nombre et l’unité sont désormais conditions non suffisantes pour vaincre un pouvoir qui ne veut pas céder. C’est en cela que l’événement, par le glissement d’imaginaire qu’il induit, marque déjà une date historique, celle qui ouvrira fatalement sur une reconfiguration de l’affrontement puisant à d’archaïques formes de résistance et en en inventant de nouvelles. Le zbeul favorise la prolifération des expressions. À chacun la sienne, à la mesure de ses moyens. Tout ce qui s’est passé de fort autour de ce mouvement – sur les piquets de grève, dans les blocages, les occupations, certains ronds-points – a fait convergence autour de cette vieille idée de l’ingouvernabilité de la révolte, de sa réinvention permanente, de l’imagination qu’elle nourrit et attise. Sans autre nécessité que celle de faire mouvement, lignée, trace. Au point que, sauf chez certaines vertueuses avant-gardes gauchistes du vieux monde, personne n’a jugé bon de consacrer trop de temps à la critique inutile des vieux corps intermédiaires stupidement méprisés par le pouvoir quand ils sont, par définition et nature, sa dernière roue de secours. Mathias est de ceux-là. Il raisonne plutôt qu’il n’idéologise : « Les syndicats ont mobilisé, dit-il, et plutôt massivement. C’est déjà ça, et pour beaucoup c’est grâce à eux qu’au cœur des cortèges se sont tissées diverses connivences, qu’ont éclos des rencontres, que sont nés des affects. Quand on n’est pas, comme c’est mon cas, en rivalité sur des questions de boutique ou d’appareil, on fait corps commun avec sa classe. Quitte à s’émanciper de la multitude syndiquée dès que pointe une envie d’échappée sauvage. » Et ce ne fut pas rare au vu de la taille, tout à fait considérable, des cortèges de tête.


L’appel du zbeul aurait donc quelque chose à voir avec la prescience d’une impasse quasiment existentielle, celle qui transforme invariablement le manifestant syndical en acteur d’une cause qui n’est la sienne que partiellement. C’est commode, rassurant, de manifester entre banderoles et calicots, mais ça ne remplit pas l’âme. Et comme la discipline quasiment militaire qui faisait la force de ces cohortes s’est heureusement effritée depuis longtemps, il ne reste de petits soldats – tout petits – que pour assurer minimalement de maigres services d’ordre, parfaitement inopérants au demeurant pour résister au moindre assaut policier. Pour le reste on a tendance à s’y emmerder. Même si la masse est là et qu’on la sent parfois bouillir.

Pour devenir définitivement insaisissables, hors cadre, Mathias ne voit d’autre perspective théoriquement recevable que dans la désidentification assumée. En clair, dans le fait de n’être jamais à sa place dans les dispositifs que le système définit pour nous. « J’ai compris ça pendant le mouvement des Gilets jaunes. Le gilet, c’était un signe de reconnaissance, pas une revendication d’identité. Et puis, c’est devenu un cahier de doléance : on y notait au dos le message que l’on voulait faire passer, on y affichait son degré d’implication dans l’insurrection citoyenne. Mais c’est devenu aussi une cible. Aujourd’hui, c’est plein de Gilets jaunes dans les zbeuls de France et de Navarre, mais beaucoup sont sans gilet. Et c’est là la preuve de l’intelligence politique de ce mouvement, car il y en a à brouiller les pistes, à se dissimuler, à se déplacer, à opérer des pas-de-côté, à se masquer ou à se démasquer, selon les cas. »


Le zbeul relève tout à la fois d’une stratégie du vagabondage émeutier, d’une allergie aux nasses, d’une certaine aptitude à l’organisation du bordel, d’une détermination à se réapproprier l’espace colonisé par la marchandise, d’une tactique d’épuisement des forces de l’ordre casqué et d’un Grand Jeu de passions joyeuses où il ne s’agit pas, dans un premier temps, de vaincre le Capital et l’État, mais de restaurer, avec imagination et en divers lieux, la force légitime de nos infinies volontés de lui nuire en nous en émancipant. Cette « grévilla » du zbeul dont parle Mathias et qui, hors chemins balisés, cherche la traverse et l’effet d’écho excède la simple tactique. Elle instaure, dans la spontanéité même de ses faits d’armes, un rapport non parasitaire au mouvement qui l’a produit. Car ce qui compte, ce n’est pas d’avoir raison, mais de vivre la sienne comme faisant certes partie d’un tout, mais toujours singulièrement. « Toutes les formes sont dépassées, dit Mathias, les syndicats comme les partis, mais elles ont encore leur utilité pour faire nombre et, dans ce nombre, coaliser des affinités portées au dépassement et à la dérive. » Et de préciser : « Là encore, les Gilets jaunes ont ouvert la voie à un nouvel imaginaire de l’offensif. Et d’eux-mêmes, par eux-mêmes, ils se sont trouvé des alliés. Il est vrai que, vu le peu de soutien reçu des syndicats, des intellos et de la petite-bourgeoisie culturelle, les seuls qu’ils avaient sous la main étaient les Black Blocks. Ce qui reste surprenant, c’est la rapidité avec laquelle ils l’ont compris en se dépouillant comme d’un rien du discours médiatico-policier dont, comme tout le monde, ils avaient été abreuvés. Si tu regardes aujourd’hui ce qui se passe dans toutes les manifs, c’est qu’aucun camp n’est réellement figé. Les passerelles sont nombreuses. Tu peux manifester dans un cortège syndical en y traînant la patte, mais tu peux aussi en faire ta base de repli avant de remonter à l’assaut d’une vitrine. Au point qu’on peut en conclure qu’il existe, au moins dans les grandes villes et particulièrement à Paris, une nouvelle géographie des cortèges. On y voit plein d’archipels charriés par des marées apparemment contraires, mais où personne, sauf les dernières avant-gardes, ne prétend détenir la vérité sur le tout. »


Elle dit : « Ce qui me fascine, dans ce mouvement, c’est son écho avec les débordements d’initiatives populaires dont firent preuve les faubourgs parisiens dans les mois qui précédèrent la prise de la Bastille. » Son truc à Mathilde – on l’appellera comme ça –, professeure émérite d’histoire en Sorbonne et spécialiste de la Grande Révolution, c’est le fil rouge de l’histoire. Dans le feu des retrouvailles, j’avais perdu Mathias qui, n’en tenant plus, avait voulu monter aux avant-postes de l’affrontement. « Et ce qui est encore plus fascinant, m’explique Mathilde, c’est que l’histoire sociale se rejoue toujours sur le même mode, celui de la contagion. Ainsi, tout vient d’une provocation de Jean-Baptiste Réveillon, propriétaire de la Manufacture royale des papiers peints, qui, le 23 avril 1789, décide de baisser les salaires en prétextant que, si les ouvriers peuvent vivre avec vingt soles par jour, rien n’indique qu’ils ne le pourraient avec cinq de moins. C’était peu de jours avant l’ouverture des États généraux. Henriot, un fabricant de salpêtre, trouva que l’idée de Réveillon était bonne et l’adopta pour son petit personnel. Ça rua, ça s’inquiéta, ça s’agita chez les gueux. Et puis, d’un coup, ça monta. D’un coup d’un seul : le 27, deux mannequins à l’effigie de Réveillon et d’Henriot furent brûlés en place de Grève et la foule haineuse se dirigea rue de la Cotte, chez Henriot, où tout fut détruit ; le 28, ce fut au tour de « la folie Titon », la résidence de Réveillon, d’être dévastée. Les grands crus de château-margault qu’elle abritait furent descendus à la régalade. C’est ainsi que commença la Grande Révolution. Comme un feu de poubelle qui se propage et que personne n’est en état d’éteindre tant ses lumières éblouissent l’avenir. »

Mathilde avait parlé d’un jet, comme transportée par le souffle de son récit.
– Un grand zbeul, dis-je.
– Un quoi ?
– Un zbeul, une contagion du désordre, un franchissement de seuils, une marche en avant jusqu’au point de non-retour…
– Oui, quelque chose comme ça. Une dynamique où la seule question à trancher est de savoir jusqu’où on va. Là on est allé loin puisque cette journée pré-révolutionnaire du 28 avril, fut, dit-on, à l’exception de celle du 10 août 1792, la plus meurtrière d’un long processus qui conduisit à la chute de l’Ancien Régime.
– Et comment s’opère, dans ton esprit aiguisé, la corrélation entre les débordements d’aujourd’hui et ceux d’hier ?
– À dire vrai, ils restent à venir, les vrais débordements d’aujourd’hui, mais tout indique que, par sa personne même, par la consubstantialité de son arrogance, on peut compter sur Macron pour attiser le feu. L’histoire pourrait lui être d’un grand secours, mais il s’en fout, Macron. Alors que tout tombait par débris de son pouvoir, Brienne, le Premier Ministre de Louis le seizième, le rassura : « J’ai tout prévu, sire, même la guerre civile. » Et le roi partit chasser. Avant d’être chassé lui-même par un peuple qui prit conscience de sa force et finit par perdre la peur. Ce fut rapide, in fine, parce qu’une fois qu’on s’émancipe de la peur de l’Autorité, c’est la peur qui change de camp. Macron, c’est un petit despote sans envergure. Il ne faut jamais l’oublier. Ces cent jours pour apaiser viennent de commencer et le pays bruit de mille colères. Désormais aucun recoin du territoire n’est un abri pour lui et ses ministres. Si le zbeul, comme tu dis, se maintient, s’élargit, se propage, et on ne voit pas ce qui pourrait le faire cesser, on n’attendra pas cent jours pour danser la Carmagnole. Ce pays est ainsi, ce qui a échappé à McKinsey.

Freddy GOMEZ


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