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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Centralité d’un refoulé
Retour sur la question algérienne
Article mis en ligne le 7 novembre 2022
dernière modification le 12 novembre 2022

par F.G.


■ Nedjib SIDI MOUSSA
HISTOIRE ALGERIENNE DE LA FRANCE
Presses universitaires de France, 2022, 240 p.



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Après La Fabrique du musulman (Libertalia, 2017) et Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019), Nedjib Sidi Moussa nous livre une Histoire algérienne de la France – toujours éditée au PUF sous une belle couverture bleue reproduisant une carte de France algérianisée, reprise du n° 8 (mai 1958) de la revue belge d’inspiration surréaliste Les Lèvres nues [1], qui ne manquera pas de faire son effet, en devanture des librairies, sur les crétins zemmourisés qui traquent le « grand remplacement » à tous les coins de rue.

Des deux citations – l’une de Balzac, l’autre d’Adorno – qui chapeautent l’ouvrage comme pour en laisser pointer la teneur, il convient de citer celle de l’auteur des Illusions perdues (elle en est d’ailleurs extraite) : « Mon cher, vous arrivez au milieu d’une bataille acharnée, il faut vous décider promptement. La littérature est partagée d’abord en plusieurs zones ; mais nos grands hommes sont divisés en deux camps. Les Royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques. […] Si vous êtes éclectique, vous n’aurez personne pour vous. De quel côté vous rangez-vous ? » Nedjib Sidi Moussa est bien placé pour savoir ce qu’est la logique campiste. Les débats et réactions qu’a suscités La Fabrique du musulman au sein d’un gauchisme postmodernisé et revenu de tout sauf de ses penchants inquisiteurs, l’ont en quelque sorte conforté dans son éclectisme de chercheur attaché à la marge, mais surtout enclin, par santé mentale, à « différer de la différence » [2], celle-là même que ses panégyristes de tout bord cultivent non seulement comme droit, mais comme horizon de clôture d’imaginaire. Et, corollairement, un certain apaisement lui est venu. Déjà perceptible dans son deuxième livre consacré aux perdants de l’indépendance algérienne – les messalistes –, Algérie, une autre histoire de l’indépendance assumait un héritage (sans testament) du messalisme qui n’interférait pas sur le travail critique de l’historien. Comme si, une fois démontés dans La Fabrique du musulman les discours ethno-différentialistes, communautaristes et « décoloniaux » participant d’une entreprise confusionniste et régressive visant à substituer toute perspective d’émancipation fondée sur la question sociale par une racialisation généralisée des conflits et des rapports de domination, les bases avaient été posées pour penser le retour du refoulé de la question algérienne. C’est là l’objet de ce troisième opus qui n’a, nous dit son auteur, « d’autre ambition que d’éclairer certains des débats majeurs de nos sociétés contemporaines en [leur] restituant leur historicité, ce qui signifie, particulièrement pour le cas français, mettre en lumière toute leur part algérienne ».


Fruit de quinze ans de recherches menées sur les deux rives de la Méditerranée, ce livre méthodique s’est écrit dans l’écho de diverses polémiques médiatiques ravivant incessamment, d’un côté, le dolorisme surjoué d’une droite extrémisée dans la nostalgie d’une Algérie française fantasmée et, de l’autre, les lubies « décoloniales » devenues dominantes dans les coursives de l’Université. Rappelons quelques-unes de ces polémiques parmi les plus récentes : celle relative au « Manifeste des 100 », « tribune d’universitaires et de chercheurs contre l’islamisme et l’islamogauchisme à l’université », publié le 1er novembre 2020 par Le Monde, qui suscita un flot de contre-tribunes ; celle lancée par Le Point, le 13 janvier 2021, en révélant la création d’un « Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires » ; celle découlant de la remise du rapport, le 20 janvier 2021, de la commission « Mémoires et Vérité », présidée par Benjamin Stora ; celle faisant suite aux propos tenus par Macron – relayés par Le Monde du 2 octobre 2021 –, qui s’interrogeait sur « l’existence d’une nation algérienne avant la colonisation française ». Sans compter celles suscitées par les surenchères et outrances zemmouristes, pécressistes ou lepénistes pendant la dernière campagne électorale.

Là où la démarche de Nedjib Sidi Moussa est singulière, c’est qu’elle repose sur une méthode, déjà éprouvée dans ses précédents ouvrages, de démêlage de l’écheveau de la centralité refoulée de la question algérienne en France « en partant du principe qu’elle ne saurait être l’apanage des “premiers concernés”, ou plutôt de ceux qui se présentent comme tels en raison de leurs origines, triste privilège de la dépossession et du déracinement ». « Pour sortir, ponctue-t-il, de l’impasse identitaire ». C’est dans cette perspective que s’inscrivent les sept chapitres de cette Histoire algérienne de la France où, invariablement et tenacement, l’auteur puise à des sources « peu ou mal connues » qui apparaissent comme autant de pièces forcément contradictoires, mais faisant sens « pour la compréhension des processus socio-historiques complexes » qu’il étudie. Parmi elles, on notera, sur chaque sujet abordé, un intérêt particulier pour celles des « extrêmes », droite et gauche – qui permettent de juger, d’une part, du « ressentiment des partisans résolues de l’ “Algérie française” » et, de l’autre, de la « désillusion des anticolonialistes favorables à l’ “Algérie nouvelle” » –, panel élargi aux mouvements féministes, homosexuels et issus de l’immigration des époques étudiées.

Ainsi de l’onde de choc provoquée par le coup d’État de Boumediene contre Ben Bella le 19 juin 1965 à l’ « affaire » Daoud de 2016 en passant par les répercussions du rapt de Dalila Maschino au Québec en avril 1978, les préparatifs et l’organisation de la grande marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, les effets pervers du procès Barbie de 1987 en Algérie, les pourparlers de Rome de 1995 visant à mettre un terme à la récente guerre civile algérienne en ouvrant le dialogue avec les islamistes du Front islamique du salut (FIS) et le total ratage de la tentative de réconciliation franco-algérienne à laquelle aspiraient les organisateurs du match de foot France-Algérie en 2001, ces dates, ces événements dont les récits s’opposent, donnent corps et âme, sur une durée d’un demi-siècle, à ce qui se joue, en creux et toujours, dans cette centralité du refoulement de la question algérienne dans l’Hexagone.


Dans cette optique, les événements retenus font d’autant plus sens qu’ils sont constitutifs d’une chaîne de cohérences qui, leur historicité révélée, font système sur le temps long : le rapport à l’altérité, les enjeux liés à l’immigration, la xénophobie qu’ils favorisent, l’inconscient qui s’y révèle, notamment en matière de sexualité, et les dérives qu’ils favorisent dans chaque recoin du spectre interprétatif. Cette polysémie, Nedjib Sidi Moussa l’utilise habilement pour démontrer, par exemple, en quoi « la rhétorique qui cherche, dans une perspective antiraciste, à mettre en évidence un continuum transgénérationnel, de la souffrance coloniale puis postcoloniale, constitue le pendant symétrique du discours xénophobe et antihistorique véhiculé par l’extrême droite française, en ignorant superbement la pluralité des subjectivités au sein de la diaspora, les résistances antérieures – y compris celles des parents –, tout comme le rôle de l’État algérien ».

On peut parier qu’une telle assertion ne le réconciliera pas avec celles et ceux qui n’ont jamais digéré sa Fabrique du musulman et le lui ont fait bruyamment savoir, mais il tient sa ligne en en connaissant les risques. Elle est clairement énoncée en conclusion d’ouvrage. Citons-le : « L’effort qui a présidé à la confection [de ce livre] n’a pas eu d’autre intention que celle d’élucider certaines énigmes dont le marasme ambiant, saturé de mémoire adialectique et antihistorique, représente la continuation paradoxale de convergences sans lutte ou de désirs standardisés. Qu’il nous soit enfin permis d’envisager un futur moins angoissant pour tous les réfractaires qui, de Dunkerque à Tamanrasset, brûlent les frontières que d’aucuns s’acharnent à défendre au nom de l’identité, du nationalisme, de la race ou de la religion. »

C’est pourquoi il faut lire cette Histoire algérienne de la France !

Freddy GOMEZ


• À NOTER : l’excellente équipe de « Trous noirs » (Radio libertaire) a consacré son émission du lundi 7 novembre à la parution de cette Histoire algérienne de la France, de Nedjib Sidi Moussa. Elle est écoutable et téléchargeable ici




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