« Le contexte est le faux-fuyant des salauds, qui l’invoquent pour justifier leurs méfaits. Mais c’est aussi le critère indispensable à l’intelligence des choses. » Adriano Sofri
■ Adriano SOFRI
LES AILES DE PLOMB
Milan, 15 décembre 1969
Traduit de l’italien par Philippe Audegean et Jean-Claude Zancarini
Préface de Martin Rueff et Jean-Claude Zancarini
Lagrasse, Verdier, « Terra d’altri », 2010, 256 p.
S’il est des livres qu’il faut lire, et faire lire, parce qu’ils s’attachent à rétablir des vérités que les lourds mensonges d’État ont enfouies avec méthode sous les attendus de la chose (mal) jugée, Les Ailes de plomb en fait indiscutablement partie. Mais, au-delà de sa dimension documentaire – impressionnante –, ce livre, il faut aussi, surtout, le lire parce que, dans sa construction même, dans le montage et l’enchevêtrement des récits qu’il opère, dans la riche réflexion qu’il induit sur le langage du mensonge et le mensonge du langage, sur le nécessaire « corps à corps avec le contexte » d’une époque ravageuse, sur cette « saison de l’histoire » dont les repentis et leurs porte-plume n’ont retenue que sa seule dimension caricaturale, Adriano Sofri, son auteur, nous offre une œuvre d’une grande portée créatrice et d’une belle rigueur historique.
Le sujet du livre, c’est cette nuit du 15 au 16 décembre 1969, où Giuseppe Pinelli, cheminot anarchiste entendu par la police dans le cadre de l’attentat de la piazza Fontana survenu trois jours plus tôt, se tua en tombant de la fenêtre du bureau du commissaire Luigi Calabresi, au quatrième étage de la préfecture de police de Milan [1]. Reconstitué dans le moindre détail et dans toute sa dramaturgie, cet événement fondateur – la mort d’un homme que rien ne désignait comme coupable, sauf sa condition d’anarchiste – est évoqué sous la forme d’un long monologue où l’auteur s’adresse à une ragazza qui « ne connaît pas l’histoire d’hier », mais qui a « entrepris des études de droit » et qui donc, selon toute probabilité, sera elle-même amenée à juger. Cette jeune fille, c’est à la fois une présence, un présent et la promesse d’une autre justice humaine. Comme si, du fond de cette noire nuit milanaise, pouvait percer, quarante ans plus tard, dans le regard d’une jeunesse vierge d’histoire, un éclat de lumière.
À travers ce choix narratif – raconter à quelqu’un qui n’en connaît rien l’histoire de Pinelli et ses suites –, Sofri, qui en fut à la fois testis et superstes (témoin en tiers et en première personne) [2], en fait un autre, celui de reprendre la totalité des actes, des instructions et des procès de cette très longue affaire pour prouver que le « malaise actif » [3] de Pinelli, autrement dit la vérité juridique, ne saurait résister à l’examen rationnel des « preuves » et à leur passage au crible de la critique, autrement dit à la vérité de l’historien.
Cette question de la vérité est au centre de la démarche de Sofri, non tant parce qu’il chercherait à en établir une de définitive et d’incontestable, mais parce que le démontage des « preuves » auquel il procède en dit beaucoup sur la manière dont les « vérités » du pouvoir, tantôt distribuées tantôt cachées, ont circulé dans l’espace et le temps de cette ténébreuse affaire. Au point, conclut-il, que ce brouillage a fini par rendre impossible la découverte de la vérité. Ce qu’il sait, Sofri, c’est qu’il est matériellement impossible que Pinelli se soit jeté par la fenêtre de la Questura dans l’intention de se suicider ou en proie à ce grotesque « malaise actif » dont on l’a crédité post mortem. Il le sait parce que tout le démontre. Ce qu’il ne sait pas, en revanche, ce qu’on ne saura probablement jamais avec certitude, c’est ce qui s’est produit précisément, dans la nuit du 15 au 16 décembre 1969, au quatrième étage de la préfecture de police. On peut tout au plus l’imaginer, ce qu’ont fait, au lendemain même du drame, les anarchistes milanais et les camarades de Sofri en indiquant que Pinelli avait été suicidé.
C’est un beau portrait du cheminot anarchiste que nous offre Sofri, un portrait fouillé, tout en nuances, psychologiquement étayé, le portrait d’un militant « plus tout jeune, fort et fier avec ses idéaux sociaux ». Cet anarchiste de la vieille école, qui « avait été estafette dans la résistance dès 1943, à 15 ans, dans les brigades Bruzzi-Malatesta », était le contraire d’une tête brûlée, ce que la police savait, et notamment Calabresi. Mais il savait aussi, Calabresi, que les intérêts supérieurs de l’État, dont il n’était finalement qu’un exécutant de basse condition, exigeaient que la police cherchât des coupables du côté de l’anarchie. Pour ce faire, il suffisait de puiser dans le vivier de ses jeunes adeptes insurrectionnalistes, dont l’exaltation de la violence révolutionnaire ne faisait mystère pour personne. Ces anarchistes-là, dont Pietro Valpreda fut présenté comme le parangon, allaient se révéler fort utiles dans le montage policier. Le reste était affaire de connexion. Précédant l’attentat de piazza Fontana, d’autres bombes avaient explosé dans des trains, et naturellement la police enquêta sur le cheminot Pinelli. Les relations entre Valpreda et Pinelli étaient mauvaises, mais ils s’étaient rencontrés à Rome, ce qui, naturellement, était, pour elle, le signe d’une connivence. Vieille tactique de l’amalgame.
Le problème, c’est que Pinelli, qui avait une certaine expérience en matière d’interrogatoires policiers, ne s’y laissa pas prendre et qu’il se contenta de dire la vérité, sa vérité, cette vérité qui fondait son anarchisme (plutôt non violent), y compris dans ses relations avec Valpreda, qu’il n’aimait pas, mais qu’il n’avait aucune raison de charger [4]. Alors, Calabresi joua son dernier coup, le plus tordu, en annonçant, de but en blanc, à Pinelli que Valpreda venait de « parler », ce qui relevait évidemment du « bourre-mou ». Le reste de l’histoire sera écrit, dans des termes étrangement concordants, par Calabresi et ses acolytes : Pinelli aurait « blêmi », murmuré que « c’était la fin de l’anarchie » et sauté dans le vide.
Quelle meilleure preuve de culpabilité, directe ou indirecte, qu’un suicide en règle ! Le coup du « malaise actif » ne viendra que six ans plus tard, comme pour clore le dossier Pinelli, une fois que les soupçons se furent portés sur les néo-fascistes. Pour Sofri, la cause est entendue : « À moins d’adhérer au mystère tout-puissant du raptus, écrit-il, aucune des circonstances que nous avons envisagées ne s’accorde le moins du monde avec un suicide. Ce qui s’y accorderait, ce qui pourrait s’y accorder, c’est une complicité de Pinelli avec Valpreda. Mais Pinelli était tout sauf de mèche avec Valpreda et le malheureux Valpreda n’était même pas coupable. La complicité d’un innocent avec un innocent ne peut expliquer un suicide. » Et s’il n’y eut ni suicide ni accident, c’est que cette fenêtre de tous les mensonges ouvrait sur un contexte de guerre, dont la « stratégie de la tension » fut la toile de fond.
Ce contexte italien – que l’inculture historique post-moderne identifie le plus souvent à une pathologie ultra-violente dérivée du seul gauchisme –, Sofri le restitue dans toute sa complexité. L’année 1969, point d’orgue d’un mouvement social de grande ampleur avec son cortège de grèves sauvages, de manifestations offensives, de séquestrations diverses, fut également celle où, ponctuant une longue série d’attentats, la bombe de piazza Fontana sonna l’heure de la reprise en main. On sait, désormais, que cette stratégie du contre-feu, pensée en haut lieu, fut élaborée dans la claire intention de criminaliser les dissidences pour en finir avec la radicalisation ouvrière. En faisant porter aux anarchistes le chapeau du crime, et plus largement en accréditant l’idée d’un lien d’évidence entre violence sociale et terrorisme, il s’agissait de faire basculer l’opinion vers la droite et, éventuellement de la convaincre que seul un régime autoritaire du type de celui des généraux grecs pourrait, enfin, éradiquer le désordre social. Suffisamment puissante, la mâchoire du piège se referma sur l’opposition extra-parlementaire sans que l’État n’eût besoin de se défaire de son masque démocratique. Prise à témoin et largement travaillée par des faiseurs d’opinion tartinant à longueur de colonnes sur le « Monstre » Valpreda et la violence anarchiste, la société civile se rangea finalement dans le camp de la supposée raison d’État.
Ce qui s’est donc joué, à l’instant même où Pinelli basculait dans le vide, c’est la construction, de toutes pièces, d’une manipulation fondée sur la fabrication d’une vérité officielle occultant un mensonge de grande ampleur. Pour Sofri, Piazza Fontana marque très clairement cette « ligne de partage des eaux » qui délimite un avant et un après. Avant, voguant sur la vague montante des révoltes, le temps était à l’optimisme, comme si la dynamique des jours ne pouvait conduire qu’à l’émancipation collective. Après, c’est une toute autre affaire. La prescience de ce dont l’État – ou partie de l’État – est capable d’entreprendre pour briser ce mouvement ascendant induit forcément une autre manière d’envisager la lutte. C’est le temps où les positions se figent. Avant de basculer. Car la « stratégie de la tension » eut, entre autres avantages pour ses promoteurs, celui de rallier une partie de l’extrême gauche à la logique de la confrontation armée. Avec la certitude que, sur ce terrain, elle avait, en se criminalisant elle-même, toutes les chances de rendre l’État plus fort.
À la place qu’il occupa dans l’un des groupes influents de cette extrême gauche, Sofri vécut intimement ce moment – tragique – où s’opéra le passage de la parole à l’acte. « Contre la fausse monnaie de ceux qui persistaient à écrire le mot révolution sur la plaque de leur bureau tout en se gardant bien de la poursuivre dans leur vie, notre vérité de révolutionnaires, indique Sofri, a longtemps consisté en une course mi-comique, mi-pathétique à l’outrance des paroles. » Et il poursuit : « C’était un jeu, de ceux qui entraînent trop loin. Les paroles sont indulgentes, elles permettent une outrance infinie, à l’abri du passage à l’acte. Les mots ne sont pas des pierres. Mais ils sont néanmoins exigeants, voire avides, et à force d’être prononcés, et assénés, et hurlés, ils finissent par demander des comptes. Les pierres ne sont pas des mots – on finit aussi par te le reprocher. Du coup, certains quittent l’abri et franchissent la ligne qui les sépare des actes. »
L’assassinat de Calabresi, le commissaire Fenêtre, le 12 mai 1972, marque indiscutablement ce franchissement de ligne. On a beaucoup reproché à Sofri, y compris du côté de ses anciens camarades de lutte, de refuser à qualifier de terroriste cet « assassinat politique ». Mais il y tient, et il réitère : cet « acte terrible » reste « l’action de quelqu’un qui, désespérant de la justice publique et se fiant à son propre sentiment, a voulu venger les victimes d’une violence trouble et aveugle ». Là encore, sauf à confondre la raison et la cause, l’histoire ne saurait être détachée du contexte d’une époque où la justice fut rendue au nom de la raison d’État. Quant à sa propre responsabilité – coresponsabilité, plutôt –, Sofri, et c’est tout à son honneur, ne la nie pas : « Si quelqu’un traduit en acte ce que j’ai moi-même prôné à voix haute, je ne peux me considérer comme innocent et encore moins comme trahi. J’en suis coresponsable. De cela seul, d’ailleurs, et de rien d’autre. D’aucun acte terroriste des années soixante-dix, je ne me sens coresponsable. Mais de l’assassinat de Calabresi, oui, je me sens coresponsable, pour avoir dit ou écrit, ou avoir laissé dire ou écrire, “Calabresi tu seras suicidé”. »
Pierre-Jean TOURMAN