et le Mouvement d’implantation communautaire
« Sur le sol ferme de la glèbe s’élèvera un jour l’heure de la liberté »
Dans cette conférence, je me propose d’étudier le rôle de Gustav Landauer au sein du Mouvement d’implantation communautaire [1] (Siedlungsbewegung), entendu ici comme composante d’un mouvement plus large de réforme de la vie. Le début de ce mouvement est marqué, dans l’aire germanophone, par la fondation de la Colonie fruitière « Eden », à Oranienburg, en 1893 ; il connut son apogée avec la période d’agitation révolutionnaire après la Première Guerre mondiale. Tournant le dos à la grande ville, des végétariens, des abstinents combattant l’alcool et le tabac, des naturistes, des anarchistes, des socialistes-religieux, des communistes ainsi que des racistes de tendance völkisch [nationale-ethnique], dont le dénominateur commun était l’aspiration nostalgique à la « communauté », à l’« action » rédemptrice et à une vie naturelle, allaient fonder jusqu’en 1933, généralement sous la forme de coopératives, une centaine de colonies agricoles et « communautés de travail », en Allemagne, en Autriche et en Suisse [2]. Leurs membres renonçaient aux carrières bourgeoises et travaillaient comme paysans ou artisans ; ils se livraient parfois aussi à des projets liés aux médecines naturelles, à la pédagogie ou à l’éducation sociale. La « communauté d’implantation » agricole, qui réunit des hommes ayant la même conception et le même style de vie, était pour eux l’antithèse de ces « masses » sans culture et sans lien qui peuplaient les villes [3].
Mouvements d’expérimentation : différences et démarcations
Gustav Landauer et les colonies communautaires : cette association fera peut-être d’abord penser à la Neue Gemeinschaft (Nouvelle Communauté), communauté contre-culturelle qui établit son foyer résidentiel coopératif [Siedlungsheim] au bord du lac de Schlachtensee en mars 1902, ce qui lui a valu récemment le titre de « première commune rurale de Berlin » [4]. Certes, Landauer a fortement contribué à la fondation de cette communauté qui se voulait un « Ordre de la vraie vie » au sens quasi religieux ; mais il s’était retiré de la Neue Gemeinschaft bien avant l’installation au lac de Schlachtensee – en mai 1901 pour être exact – après avoir perdu toute confiance dans l’« action constructive » de ses protagonistes.
Contrairement à ce qu’on a pu affirmer, Landauer n’a pas été non plus au nombre des fondateurs de la Société allemande des cités-jardins, laquelle s’était donné pour but, sur le modèle anglais, de créer ce qu’on appelait des cités-jardins aux abords ou aux environs des grandes villes. C’est seulement le 1er mai 1903, soit environ cinq mois après sa fondation, qu’on le voit prendre la parole lors d’une assemblée d’adhérents où – si l’on en croit un compte-rendu d’Albert Weidner [5] – il devient aussitôt membre d’une « commission de travail ». Le Genossenschaftspionier écrit à propos de cette manifestation présidée par Heinrich Hart :
« Dans la vive discussion, les réflexions de [Paul] Schirrmeister [6], [Albert] Weidner et Landauer concernant les voies et les buts pratiques de la Société produisirent une sympathique impression : coopérative de consommation, coopérative d’habitation et coopérative de colonisation intérieure, et sage limitation à ce qu’il est pratiquement possible de développer [7]. »
Il est évident que, bien avant cette date, Landauer, qui habite à l’époque à Hermsdorf dans la banlieue de Berlin, avait déjà dû suivre attentivement les activités de la Société allemande des cités-jardins, non seulement par intérêt politique, mais aussi parce que cette entreprise avait été initiée par des anciens amis et compagnons de Friedrichshagen et de la Neue Gemeinschaft. Il faudrait citer ici Wilhelm Bölsche, Fidus, Heinrich et Julius Hart, Bernhard et Paul Kampffmeyer, Wilhelm Mieschel, Hans Müller, Adolf Otto, Robert Tautz et Albert Weidner. De plus, en raison de la relation amoureuse entre Adolf Otto et la sœur de Hedwig Lachmann, Franziska, qui avait commencé au sein de la Neue Gemeinschaft et qui avait fini par aboutir à un mariage en 1907, il existait aussi un lien de nature « familiale » [8]. Pourtant, le nom de Landauer n’apparaît plus après 1903 dans les publications de la Société ou dans les comptes-rendus qui la concernent et, inversement, ses livres et ses articles n’en font aucunement mention [9].
Les raisons du retrait de Landauer sont facilement identifiables et elles nous amènent au cœur même des conceptions qu’il se formait de la colonie communautaire. La Société des cités-jardins évita dès le début d’employer des notions comme celles de « socialisme » ou d’« anarchie » pour décrire ses objectifs et se borna très vite à une réforme résolument apolitique de la propriété foncière et du logement. Ainsi, on lit dans les statuts qui furent adoptés en 1907 :
« La cité-jardin est une colonie aménagée d’après un plan méthodique sur un terrain bon marché qui reste la propriété pleine et entière de la communauté, de telle sorte que toute spéculation foncière soit désormais rendue impossible. […] Le but ultime d’un mouvement énergique en faveur des cités-jardins est une colonisation intérieure qui, par la fondation méthodique de cités-jardins, tend à la décentralisation de l’industrie et, ainsi, à une répartition plus équilibrée de la vie active dans le pays [10]. »
De même, en 1915, l’ancien anarchiste Bernhard Kampffmeyer expliquait à ses lecteurs, en tant que premier secrétaire, que la Société des cités-jardins revendiquait « aussi pour les plus démunis » la « maison particulière avec jardin » à la proximité des villes [11]. Ainsi, on ne voulait pas transformer les rapports de production, mais seulement agir dans le domaine de la reproduction et, plus exactement, améliorer les conditions de logement souvent déplorables dans lesquelles vivaient les ouvriers et les employés. Cela explique d’ailleurs que la Société des cités-jardins, sous la direction de Kampffmeyer, ait survécu à la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes et qu’elle ait pu continuer son agitation, comme si de rien n’était, au moins jusqu’en 1935 [12]. Si Landauer, pour sa part, accordait beaucoup d’importance à ce que les colonies communautaires qui recevaient son appui soient considérées comme des anticipations d’une société socialiste future, il estimait que cette société ne saurait être établie qu’au moyen d’une révolution politique supprimant la propriété privée du sol. Compte tenu de cette position, on peut accorder quelque crédit au témoignage d’Erich Mühsam, selon lequel Landauer aurait considéré, après l’éclatement tant attendu de la Révolution de novembre, que tout appel éventuel à la constitution de colonies était désormais « dépourvu de sens » [13]. En toute logique, Landauer critiquait les fonctionnaires des coopératives de consommation – qui étaient pour la plupart des sociaux-démocrates révisionnistes [14] – et les réformateurs agraires regroupés autour d’Adolf Damaschke, en lesquels il voyait des bureaucrates et des « philistins » qui, soumis à l’ordre établi, avaient perdu de vue les buts qu’ils s’étaient originellement fixé [15]. Dans une conférence que Landauer prononce, le 20 juin 1911, sur le thème « Coopérative et socialisme », à l’occasion d’un congrès des coopératives de consommation, il estime que, dans la pratique, le mouvement coopératif allemand est dirigé dans « l’esprit capitaliste » et qu’il n’a plus rien à voir avec cette « préparation au socialisme » que l’on postulait autrefois. Pour lui, la réalisation du socialisme ne serait possible que si l’on réussissait à passer à la production autonome dans le sens socialiste et à investir les recettes principalement dans l’achat de terres [16].
Déjà au temps où il était rédacteur de la série précédente du Sozialist, Landauer avait appelé à la fondation de coopératives socialistes et, au printemps 1895, il avait créé, avec d’autres anarchistes regroupés autour du serrurier en constructions Wilhelm Wiese, la coopérative de consommation ouvrière Befreiung (Émancipation) – celle-ci serait absorbée en 1900 par l’Association de consommation de Berlin, laquelle deviendrait la Coopérative de consommation de Berlin et des environs, qui existe encore aujourd’hui [17]. Dans sa brochure Un chemin vers l’émancipation de la classe ouvrière, qui paraît le 1er mai 1895 pour accompagner la création de la coopérative, il se prononce en faveur du « travail positif » et de la construction d’organisations ouvrières en dehors de l’État par la voie de l’« auto-assistance énergique et résolue ». Il semble également que Landauer ait pris part à la gestation de la Coopérative de consommation de Friedrichshagen et des environs, qui fut fondée le 12 février 1899 sous l’égide de Hermann Teistler [18].
Après le tournant du siècle, l’idée s’impose à lui que toute transformation réelle du monde présuppose une auto-transformation des sujets agissants. Inspiré par l’étude de la « critique du langage » de son ami Fritz Mauthner et par la découverte de la mystique du Moyen Âge, il en appelle désormais à un recueillement intérieur qui doit permettre de devenir un avec le monde et de mettre au jour l’« Esprit » enseveli dans l’homme, ce lien communautaire propre à chaque individu et qui le relie à tous les vivants. C’est seulement après une telle « renaissance » qu’il est possible de transformer la société de façon durable :
« Ce serait bien mal me comprendre si on pensait que je prêche le quiétisme ou la résignation, le renoncement à l’action et à l’engagement dans le monde. Oh que non ! Je souhaite ardemment que l’on se rassemble, que l’on œuvre en faveur du socialisme municipal, en faveur de colonies coopératives, de coopératives de consommation ou d’habitation ; que l’on crée des jardins et des bibliothèques publics, que l’on quitte les villes, que l’on travaille avec des bêches et des pelles, que l’on réduise sa vie matérielle à l’essentiel afin de gagner de l’espace pour le luxe de l’esprit ; que l’on organise et que l’on instruise, que l’on œuvre pour la création de nouvelles écoles et le ralliement des enfants : mais tout cela ne fait que restaurer l’éternelle habitude d’hier, si on n’agit pas dans un esprit nouveau et en partant de territoires intérieurs nouvellement conquis. […] Seuls des hommes qui non seulement ne supportent plus la situation générale et les institutions, mais qui ne se supportent plus eux-mêmes, connaîtront la grande époque à venir [19]. »
Les projets communautaires au sein de la Ligue socialiste
À cette époque, Landauer s’était déjà éloigné de l’ « anarchisme ouvrier », imprégné de marxisme, à qui il reprochait de faire de la phraséologie révolutionnaire et de nourrir des espoirs irréalistes. À la suite de deux conférences, portant le titre d’« Appel au socialisme », qu’il prononce le 26 mai et le 14 juin 1908 à Berlin [20], devant près de 800 personnes, principalement « des sociaux-démocrates radicaux et des anarchistes », il fonde la Ligue socialiste, une organisation propre qui considère comme sa tâche primordiale « ni la politique prolétarienne ni la politique de classe », mais la construction de coopératives et de colonies communautaires [21]. Ces colonies doivent être des « modèles de justice et de travail dans la joie ». Aussi n’est-il pas étonnant que le premier des douze articles soit ainsi formulé : « La forme fondamentale de la culture socialiste, c’est la fédération des communes économiques produisant de manière autonome et échangeant entre elles en toute justice. [22] »
D’après les conceptions de Landauer, toutes les personnes qui souffrent des conditions présentes et qui « se sont elles-mêmes transformées dans le sens de la communauté » [23] doivent se séparer des masses, « sortir » du capitalisme et contribuer activement à la création de nouvelles communautés. La fondation de coopératives de consommation et de production doit servir à financer l’achat des terres nécessaires. Le retour au « travail naturel », la combinaison du travail physique et intellectuel dans le « village socialiste », permet de surmonter l’aliénation. Landauer estimait que l’« envie » qui s’emparerait des masses après la fondation de telles colonies serait à l’origine d’une révolution sociale aboutissant à la « redistribution des terres » et au « renversement de la grande propriété foncière ». C’est la conséquence de sa prise de conscience du fait que le socialisme n’est pas quelque chose qui relève de l’avenir, mais quelque chose qu’il faut commencer ici et maintenant : « Seul le présent est réel, et ce que les hommes ne font pas maintenant, ne commencent pas à faire dans l’instant, ils ne le font jamais, de toute éternité. [24] » Il ne faudrait évidemment pas confondre cette prise de distance à l’égard des masses avec un arrogant mépris envers la « populace ». Pour Landauer, cette « séparation » se réalise précisément par amour du peuple et du « genre humain piteusement fourvoyé ». Les colons tels qu’il les voit gardent espoir dans « le peuple tout entier » et dans tous les peuples. « Car là est la tâche : ne pas désespérer du peuple, mais sans l’attendre pour autant. [25] » Celui qui, accédant aux désirs du peuple qu’il porte en lui, commence l’édification du socialisme, celui-là doit, selon Landauer, s’écarter du peuple pour aller vers le peuple. Ces pionniers constituent ce qu’il appelle le « peuple élu » [26] de l’époque moderne, qui précède les masses sur la voie qui conduit au peuple nouveau. En tout cas, durant toute sa vie, Landauer a résisté à la tentation d’aristocratie spirituelle, telle qu’elle s’exprime par exemple chez Kurt Hiller [27].
De même, Landauer fait une distinction radicale entre son programme communautaire et une forme romantique de fuite devant la réalité. Ainsi, il critique ce type de réfractaires qu’il considère comme des « marginaux excentriques » (Eigenbrödler) qui ne pensent qu’à leur bien-être personnel et qui ne se soucient aucunement du sort des masses. Dans ce contexte, il écrit dans le Sozialist les lignes suivantes :
« Depuis très longtemps, il a existé des individus qui, portés au mécontentement actif contre leur sort et contre l’ignominie qui les entourait, se sont regroupés pour quitter les villes, dans le but de fonder des colonies à la campagne. Cela s’est produit en Amérique du Nord, au Brésil, en Australie, en Angleterre, en Suisse, et ailleurs. […] Toutes ces entreprises n’ont rien à voir avec ce que nous voulons. Tous ceux qui se sont installés ensemble de la sorte n’ont cherché et n’ont trouvé là que ce qu’il leur convenait personnellement, à savoir : une vie communautaire pour soulager leurs âmes. […] Nous, au contraire, nous voulons nous intéresser aux autres et nous voulons qu’ils s’intéressent à nous. Au cœur de notre pays, au milieu de notre peuple, nous voulons planter un piquet et crier à tous ceux qui peuvent nous entendre : regardez tous, ici se trouve un poteau indicateur ! [28] »
Séparation ne veut pas dire isolement autarcique. La pratique utopique doit nécessairement avoir lieu au grand jour. Le socialisme que réalisent ces pionniers entend toucher le peuple tout entier, il vise « la totalité, la révolution » [29].
En fait, la Ligue socialiste était composée, dans sa période la plus faste, d’environ quinze groupes autonomes, de dix à vingt membres chacun, dénommés « Travail », « Justice », « Action », « Communauté » ou « Construction ». Dans la Colonie fruitière végétarienne « Eden », à Oranienburg, il s’était aussi constitué un groupe « Terroir » (Grund und Boden) autour de Carl Tomys et d’Alfred Starke, après une conférence de Landauer qui eut lieu le 22 février 1909 [30]. Ce groupe entend préparer la fondation de la première colonie de la Ligue socialiste et instaure dans ce but, en juillet 1909, un fonds communautaire spécial qui fait appel aux souscriptions volontaires et qui vend des bons à 10 pfennigs. Le 1er février 1910, dans le Sozialist, plusieurs colons d’Eden, déçus, appellent à participer à une nouvelle colonie :
« Quelques membres de la Ligue socialiste – des célibataires et des familles, dont 13 adultes, soit environ 30 personnes au total – qui ont toujours été unis par le désir de constituer une base économique commune pour vivre une vie juste et belle, ont désormais des raisons particulières de faire bientôt un essai pratique. Nous habitions jusqu’à maintenant dans une sorte de communauté dont certains ont espéré quelque chose qui ressemble à cette vie. Pourtant, personne d’entre nous n’y a trouvé ce qu’il cherchait. Mais c’est bien pourquoi nous avons pris conscience de ce qui est important pour nous. Ce qui nous importe, c’est de nous séparer autant que possible du marché capitaliste, de subvenir à nos besoins par un travail aussi diversifié que possible dans les champs, les jardins et les ateliers, et d’avoir suffisamment de temps pour la culture de l’esprit. […] Nous voulons d’abord rassembler autour de nous ceux qui ont les mêmes sentiments, afin de voir combien nous sommes, de nous rencontrer, d’éprouver sérieusement notre volonté et aussi de déterminer les moyens que chacun apporte ou peut fournir. On verra alors quelle peut être la grandeur du bien que nous pouvons acquérir, si nous avons des chances de recevoir des capitaux extérieurs pour le noble but que nous avons en vue, s’il faut reconstruire des bâtiments et, le cas échéant, lesquels, etc. Nous espérons que nous, et les amis qui vont nous rejoindre, pourrons dès cet automne acquérir un bien. [31] »
Certes, là-dessus, quelques volontaires se font connaître et on en vient, à Pâques 1910, à créer un groupe communautaire à l’échelle suprarégionale, mais le projet d’achat d’un bien foncier ne se réalise pas. Il faut attendre le 14 décembre 1913 pour qu’on tente un nouvel essai, cette fois à Wittenberg. Ici, certains membres de la Ligue socialiste fondent, sous la direction de Landauer, la Siedlungs-Vereinigung « Gemeinschaft » (Association d’implantation agricole « Communauté »), qui est dotée de statuts particuliers et qui émet des parts sociales d’une valeur de 50 marks. On indique comme unique but de l’association la préparation de colonies : « Dans ce but, et pour commencer, il faudra s’efforcer de fabriquer soi-même, dans la mesure du possible, en réunissant le travail agricole, jardinier et artisanal, les produits nécessaires aux besoins vitaux [32]. » Cette association est dirigée par Otto Lothe et le groupe « Commencement », de Leipzig, tandis que l’instance de contrôle est aux mains de Friedrich Lisowski et du groupe « Terroir », d’Eden, mentionné plus haut. Si, jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, on trouve toujours « un certain nombre de membres » qui y soient disposés individuellement, il n’a pas existé, semble-t-il, d’autres groupes locaux qui aient la volonté et qui soient en mesure de construire une colonie. « Il n’y a pas lieu, pour le moment, de répondre à la question, qui a déjà été posée ici ou là, de savoir où et quand la première colonie verrait le jour », lit-on en mai 1914 [33].
Les anarchistes de la Colonie fruitière « Eden »
Landauer, pour sa part, rendait régulièrement visite, depuis 1909, aux « amis » de la Ligue socialiste à Eden et il continue ses visites après le déclenchement de la Première Guerre mondiale et jusqu’à son installation à Krumbach, la ville natale de sa femme, Hedwig Lachmann. Depuis 1914, il entretient des rapports amicaux avec les partisans de l’économie libre, Silvio Gesell et Paulus Klüpfel, qui résidaient eux aussi à Eden, mais sans être membres du groupe « Terroir ». Le 16 mai 1909 a lieu, dans la Colonie fruitière, une « fête du printemps » de la Ligue socialiste, dont on célèbre aussi, en cette occasion, la première année d’existence. Landauer en fait le compte-rendu dans le Sozialist :
« Nous étions là tous ensemble dans une joie tranquille, enfants, femmes et hommes, près de 150 personnes. Quelques enfants et quelques adultes nous ont réjouis par des pièces musicales, des chants et des poèmes. Nous jouissions les uns des autres, tout en jouissant de la nature : pas une goutte d’alcool ne fut versée. [34] »
On y récita également un poème commémoratif d’Erich Mühsam, dont sont tirées les strophes suivantes que l’on serait tenté aujourd’hui d’attribuer à un « poète du sang et du sol » de tendance völkisch :
« Voyez, depuis un an nous sommes alliés,
Depuis que nous avons fondé notre Ligue,
Depuis que nous étreint une volonté,
Depuis que tinte en nous un espoir.
Terre sacrée qui nous nourrit :
Sois notre guide et notre amie !
De là vient la force de notre bras,
Et la passion de notre cœur.
Sur le sol ferme de la glèbe
S’élèvera un jour l’heure de la liberté.
Sol ferme et main ferme !
Hommes libres – terre libre ! » [35]
Lorsque le tisserand saxon Hugo Warnstedt, un anarchiste lié à Landauer, envisage au printemps 1914 de s’installer à Eden avec sa famille, celui-ci lui écrit :
« Si les conditions de salaire et de travail ne sont pas plus mauvaises que celles que tu connais en ce moment à Leipzig, et si tu as la possibilité d’avoir une maison et un bout de terre, alors viens sans hésitation à Eden. C’est bien mieux pour toi et ta famille, au point de vue de la santé et du désir de vivre ; et si tu es à Eden, tu pourras aussi faire de bonnes actions à Berlin. Autant les hommes d’Eden ne sont pas à la hauteur des exigences de leur tâche […], autant Eden est une chose qui se trouve déjà sur notre chemin. Dans ce cadre, tu as chaque jour plus de joie de vivre que d’habitude et quand, jour après jour, tu as devant les yeux ce qu’on a pu produire avec des forces insuffisantes et une volonté inhibée, tu en viens à te dire que notre cause va finir par dépasser le stade des vaines paroles pour devenir réalité terrestre. [36] »
Qui étaient ces hommes qui s’engagèrent dans le groupe « Terroir » d’Eden au nom de la Ligue socialiste et qui rêvèrent de constituer une colonie, non pas principalement pour « réformer la vie », mais dans un but politique ? Pour répondre à cette question, je voudrais maintenant vous présenter plus précisément quelques membres de la Ligue socialiste qui n’ont pas la renommée d’un Martin Buber, d’un Erich Mühsam ou d’une Margarethe Hardegger [37], des anarchistes tout à fait « ordinaires » si vous voulez.
1.– Carl Tomys
Né en 1866, Carl Tomys vient d’une famille de paysans polonais habitant le petit village de Kilkowo (Saatengrün en allemand), situé à l’extrême sud-ouest de l’ancienne province de Posnanie, à quelques kilomètres des frontières de la Silésie et du Brandebourg [38]. La localité d’importance la plus proche est la petite ville de Wollstein (Wolsztyn en polonais), chef-lieu de district depuis 1866, où le futur prix Nobel Robert Koch fut le médecin chargé de l’hygiène publique de 1872 à 1880.
Carl est le plus jeune de douze enfants et il sera élevé par ses parents dans la foi catholique. Après un apprentissage de cordonnier, il part faire son tour d’Allemagne. En 1890, il trouve un emploi fixe à Leipzig. C’est là qu’il entre en contact avec les « idées libertaires », si on en croit ce que rapportera plus tard son ami Friedrich Lisowski [39]. Lisowski explique par la prédisposition religieuse marquée du cordonnier polonais que celui-ci n’ait pu s’enthousiasmer pour Karl Marx, mais qu’il ait choisi comme modèle ce « chercheur de Dieu et de la vérité » qu’était l’anarchiste Tolstoï. « Sachant à peine l’allemand », Tomys se met à étudier les écrits de Tolstoï, puis à lire aussi Bakounine, Kropotkine et Proudhon. Il quitte l’église catholique et fait de l’anarchie sa nouvelle religion. Pour lui, l’anarchie ne veut évidemment pas dire chaos et dissolution de tout ordre social, mais un nouvel ordre de justice sans contrainte qui présuppose que chaque individu soit maître de ses passions et qu’il s’intègre volontairement dans la communauté. Tomys – nous dit Lisowski – n’était « pas une nature politique qu’anime l’amour du pouvoir ; c’était une nature sociale animée par le pouvoir de l’amour. […] Il s’enthousiasmait pour tout ce qui était authentique et grand. Il aimait Egmont, Hamlet, Lessing et Ibsen ; il vénérait les grands maîtres qui remuent le monde. Il y puisait de la force. Il savourait la joie de l’enthousiasme […] pour boire en même temps la coupe amère de la déception ». À Leipzig, il épouse Maria Straube, qui devient pour lui une « fidèle camarade ». De cette union naissent huit enfants. Leur fille Martha épouse vers 1920 un fils de Silvio Gesell et émigre avec lui en Argentine.
Au printemps 1903, à l’âge de 38 ans, Tomys peut emménager avec sa famille dans une maison de la Colonie fruitière « Eden » et y ouvrir un atelier de cordonnerie. Sa rencontre avec Gustav Landauer et la fondation du groupe de la Ligue socialiste à Eden, en février 1909, allaient devenir un « point culminant » de sa vie. Tout rempli d’idéalisme, il prend part à la publication de « notre organe », le Sozialist, et à la création d’une nouvelle colonie socialiste. « Les douze articles de la Ligue socialiste […] étaient son évangile. [40] »
Sa déception et son désespoir furent d’autant plus grands quand, en 1914, la guerre éclata, empêchant la réalisation de ses rêves, et quand, en 1919, furent assassinés ceux en qui il mettait ses espoirs : Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg et Gustav Landauer. Paul Straube, un beau-frère, avait été abattu en mars 1919 par les troupes de Noske. Et quand les sociaux-démocrates arrivent au pouvoir, il a le sentiment que « désormais tout est perdu ». Dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, il attend le salut tantôt des communistes russes, tantôt du « Saint de l’inflation », Louis Haeusser [41], tantôt des Cercles bibliques chrétiens. Le 8 décembre 1927, Tomys meurt dans sa maison d’Eden, laissant à ses amis le « souvenir d’un homme droit et intègre » [42]. Mais Tomys a laissé des traces à Eden, et bien au-delà, également par son travail d’artisan : il est considéré comme l’inventeur des « sandales de Jésus ». Voici ce qu’écrit le journaliste Ulrich Grober après une visite à la Colonie fruitière :
« Une paire de sandales dans une vitrine éveille ma curiosité. Une semelle plate avec des lanières de cuir. L’une passe au-dessus des doigts de pied, les deux autres s’enroulent en se croisant au niveau de la cheville. Je lis la vieille réclame : “Les sandales à pieds nus Original Eden ont fait brillamment leurs preuves depuis des décennies. Aucune autre sandale ne met autant en valeur la forme naturelle et belle du pied. Bien qu’ayant peu de lanières, leur conception géniale leur assure un bon maintien.” Sur les vieilles photographies, elles sont portées par des hommes et des femmes qui travaillent dans leur jardin, par des enfants lors de danses traditionnelles et à l’école. […] On dit que les enfants d’Oranienburg criaient “Sandales de Jésus !” quand ils voyaient leurs camarades d’Eden arriver à l’école avec ces sandales. Carl Tomys était le cordonnier d’Eden. Il avait son atelier dans la maison communautaire, juste à coté de la place des Fêtes. On allait le voir, on se faisait mesurer les pieds et le jour suivant on pouvait venir chercher sa paire de sandales. Le cordonnier était originaire d’un village polonais. Les écrits de Tolstoï l’avaient profondément bouleversé. Il s’était installé à Eden et s’était affilié à la Ligue socialiste de Gustav Landauer qui y avait un groupe local qui se trouvait être parmi les rares groupes actifs de l’organisation. Les sandales Original Eden […] : un design dans l’esprit d’Eden, inspiré par les idées de Tolstoï et de Landauer. [43] »
2.– Friedrich Lisowski
Friedrich – surnommé Fritz – Lisowski avait vingt ans de moins que Carl Tomys, son ami dont il prononce l’oraison funèbre en décembre 1927. Lisowski, né en 1886 à Westeregeln, un village du district actuel de Wanzleben dans la Plaine de Magdebourg, avait fait un apprentissage de plombier après avoir été à l’école [44]. Plus tard, il aurait repris les études pour devenir ingénieur chauffagiste. Ses ancêtres, originaires de Russie, étaient arrivés en Saxe vers 1800. Vers 1910, Lisowski s’installe à Eden, dans la maison de la famille de Carl Tomys, qui le prend comme sous-locataire. En août 1914, il est mobilisé et doit participer aux sanglants combats en France et dans les Balkans. Landauer reste en correspondance avec lui.
Après la fin de la guerre, il fait la connaissance de Katharina – dite Käte – Müller, de trois ans son aînée, qu’il épouse en 1920. Un an auparavant, semble-t-il, il avait déjà pu emménager avec elle dans une maison particulière de la colonie d’Eden [45]. En 1922 naît l’unique enfant du couple, Peter Lisowski.
Käte Müller-Lisowski – comme elle se fait appeler après son mariage – avait jusqu’ici mené une vie toute différente de celle de son mari. Née à Arnswalde (Poméranie), ayant vécu sa jeunesse à Guben en Basse-Lusace (Niederlausitz), elle vient d’une famille de la bonne bourgeoisie allemande et a étudié la philologie celtique à Iéna, Oxford, Paris et Londres. Elle se trouve en congé dans son pays natal pendant l’été 1914, quand éclate la Première Guerre mondiale, ce qui l’empêche de retourner en Angleterre comme prévu. Pour la durée de la guerre, elle parvient à trouver un poste à l’université de Berlin. Il semble que, durant son séjour à l’étranger, elle soit entrée en contact avec le professeur et philologue irlandais Douglas Hyde, lequel avait fondé en 1893 la Ligue gaélique et qui jouait un rôle important dans la renaissance de la langue et de la littérature irlandaises. Des années plus tard, Hyde deviendra d’ailleurs président de l’Irlande (1938-1945). Dès 1913, Käte Müller écrit dans le Literarisches Echo un article sur les « chants populaires irlandais », pour lequel elle traduit en allemand des textes tirés des Chants d’amour du Connacht (1894) que Hyde avait édités [46]. En 1920 paraît pour la première fois en allemand un recueil de « contes populaires irlandais », dont la plupart étaient repris du recueil de Hyde La semaine du conteur véridique (1909), dans une traduction de Käte Müller qui y ajoute une éclairante postface. Une version augmentée de ce recueil – édité désormais sous le nom de Käte Müller-Lisowski – est publiée en 1923 dans la collection « Les contes de la littérature mondiale », collection très célèbre et aujourd’hui encore très lue de la maison d’édition d’Eugen Diederichs. La préface est rédigée par Julius Pokorny, professeur et ami de Douglas Hyde, qui enseignait la philologie celtique à l’université de Berlin [47]. La dernière édition de cette anthologie date, si je ne me trompe, de 1999. Parallèlement, Müller-Lisowski publie dans la Zeitschrift für celtische Philologie (Revue de philologie celtique) des articles scientifiques, dont certains sont des extraits de sa thèse de doctorat sur « la légende de Saint-Jean dans la tradition irlandaise et le druide Mog Ruith ». Elle obtient, en 1924, le titre de docteur de l’université de Vienne. À quoi fait suite, en 1932, un recueil de chants populaires irlandais et danois, et, en 1936, paraît à Eden une nouvelle version allemande de son doctorat. De plus, elle a collaboré à la rédaction d’un Lexique irlandais, sous la direction de Hans Hessen, un dictionnaire du vieil et du moyen-irlandais qui paraît en deux volumes de 1933 à 1940.
À propos de la terrible coupure de la Première Guerre mondiale et de ses conséquences pour le socialisme communautaire de Landauer, Friedrich Lisowski écrit après coup :
« Et ce qu’il était encore possible de faire à l’époque – à l’été 1914 – pour réaliser le socialisme ne l’était plus désormais, en raison de la monstrueuse destruction et compte tenu de l’abrutissement et de la paupérisation de l’humanité qui en résultaient. Cette voie est bloquée pour des décennies, voire des siècles [48]. »
Après son retour de la guerre, Lisowski devint membre de l’USPD ; puis, au déclin de celui-ci, il milita dans le Parti social-démocrate. Son appartenance au parti – ainsi que très certainement la diffusion aussi rapide que tranquille du national-socialisme au sein de la colonie d’Eden – conduisit finalement la famille à émigrer en Irlande en 1937. Vers 1950, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les époux Lisowski quittèrent l’île Verte pour résider chez leur fils, qui occupait à l’époque un poste d’enseignant à l’université de Birmingham. C’est là, dans sa nouvelle patrie qu’était l’Angleterre, que mourut Fritz Lisowski, le 18 août 1959. Sa femme allait le suivre six mois plus tard. Leur fils Peter – qui prit désormais le nom de Friedrich Peter Lisowski – étudia la médecine à Dublin, Liverpool et Birmingham, prit part à la fondation d’une faculté de médecine en Éthiopie dans les années 1970, devint ensuite professeur d’anatomie aux universités de Hongkong (à partir de 1969) et de Tasmanie (à partir de 1983). Il rédigea, entre autres, avec un collègue chinois, une histoire de la médecine chinoise (1993, plusieurs rééditions).
3.– Alfred Starke
Libraire de formation, Paul Alfred Starke est né en 1883 dans le quartier de Schönefeld, à Leipzig [49]. Après avoir fréquenté l’école primaire de Schönefeld, il est tout d’abord employé pendant six ans comme commis dans la maison d’édition et de librairie réputée de Friedrich Volckmar à Leipzig. En 1906, Starke s’installe à Berlin et devient, dès le 31 mai, membre de la colonie coopérative d’Eden. L’année suivante, en 1907, il quitte l’église protestante. À Berlin, il travaille aux éditions de la revue Schönheit (Beauté), « qui offrait une tribune aux représentants de l’Art nouveau, de la photographie de nu, des mouvements de réforme de la vie » et en particulier de la toute nouvelle « culture du corps libre » (naturisme) [50]. Après seulement deux ans, il s’en va à nouveau, tourne le dos à la capitale du Reich et se rend à Paris où il trouve provisoirement un emploi dans la maison d’édition Boyveau et Chevillet. De Paris, il voyage – à pied la plupart du temps – dans le sud de la France et en Espagne, de là en Italie et à travers la Suisse – il a probablement dû se rendre à la colonie de Monte Verità, à Ascona. Autour de juin 1909, Starke s’installe dans la Colonie fruitière d’Eden où il ouvre une librairie-papeterie. Peu de temps après, une succursale voit le jour à Berlin. C’est à cette époque qu’il épouse Minna Geisler, qui donne naissance à une fille en 1913.
Pour une raison inconnue, au bout de cinq ans, en 1914, Starke quitte de nouveau Eden et retourne dans sa ville natale de Leipzig. Là encore, jusqu’en 1921, il travaille dans la librairie de Friedrich Volckmar. Quand, au printemps 1917, Starke doit être mobilisé pour la guerre, il refuse de se plier à l’obligation de prêter serment sur le drapeau. Suite à cela, il est condamné par un tribunal militaire à deux mois de détention en forteresse, qu’il purge à Königstein, en Suisse saxonne – dominant la ville de Königstein au bord de l’Elbe (pendant la Première Guerre mondiale, la forteresse servait, en principe, de camp de prisonniers de guerre pour les officiers et les soldats ennemis). La justification qu’il donne de son refus de servir l’armée, que Starke intitule « Ma confession », constitue encore aujourd’hui un document fort émouvant. En voici un extrait :
« Végétarien depuis onze ans pour des raisons éthiques, je refuse, en pleine conscience et par amour de l’être vivant, toute mise à mort et il est pour moi hors de question de porter la main sur l’être vivant le plus élevé, le soi-disant chef-d’œuvre de la Création, et de le tuer sur ordre […] ou d’en être complice.
La parole de l’homme le plus parfait, le Christ : « Aime ton prochain comme toi-même » et « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, etc. etc. » est aussi ma devise.
Que veut dire « ennemis » ? C’étaient jadis mes amis, mes semblables, et ils le sont encore aujourd’hui. J’aime à me souvenir du temps passé à l’étranger et de la rencontre avec d’autres nations.
Convaincu que les institutions de l’Église n’agissent pas selon le véritable enseignement du Christ et qu’elles ne font que le dénaturer à qui mieux mieux, je tournai le dos à l’Église il y a dix ans pour vivre dans le véritable esprit du christianisme humain.
L’Église ne pouvait pas commettre une faute plus lourde que celle qu’elle a commise en se mettant au service de l’effort de guerre, au service du meurtre prémédité. Le Christ serait au comble du désespoir s’il voyait la façon dont on bafoue son enseignement.
Chaque peuple ne prie-t-il pas pour sa rédemption ? Quel Dieu tout-puissant pourrait rester sourd à ces prières et ne punir qu’une partie des peuples ?
Un père terrestre n’aime-t-il pas tous ses enfants ? Oserait-on attribuer à la perfection des perfections une autre attitude à l’égard de ses enfants ? Si on accepte la déité, ce serait là une offense sans égale. […]
Compte tenu du bref […] exposé de mes plus intimes et sincères convictions, je renonce à servir l’armée, mais je suis disposé à me rendre utile à l’Humanité, sans prêter serment, en travaillant aux champs. [51] »
De 1921 à 1935, Starke est employé par l’Association professionnelle des libraires allemands qui avait jadis son siège à Leipzig. Il est licencié en raison de son opposition résolue au régime nazi, dont il ne fait aucun mystère. Ainsi, il refuse de faire le « salut allemand », il ne fait pas de dons au Secours d’hiver, ne contribue pas au Front du travail, se soustrait aux festivités collectives du 1er mai et aux autres manifestations politiques d’entreprise. Dans le même temps, il soutient fréquemment les familles des « camarades » qui se trouvent dans les camps de concentration. Tout cela laisse à penser que Starke avait rallié le Parti social-démocrate dans les années 1920.
Pendant quatre ans, Starke est au chômage et doit faire vivre sa famille – après la mort de sa première femme, il s’était remarié en 1928 – en étant parfois privé des allocations de l’État. À plusieurs reprises, il est interrogé par la Gestapo et, en 1939, il échappe de peu à une arrestation. On incite, par ailleurs, sa femme à demander le divorce. Pendant la Seconde Guerre mondiale, en tant qu’interprète, Starke vient au secours de travailleurs forcés français et peut en aider certains à s’enfuir. Il soutient aussi des prisonniers de guerre russes en leur donnant à manger. Sur la propriété qu’il possède à Machern, dans la banlieue de Leipzig, il cache pendant trois mois, dans un vieux rucher, un Juif letton, Abo Spur, qui est déporté le 17 février 1943 à Theresienstadt et, de là, à Auschwitz. Peu avant la fin de la guerre, le 6 avril 1945, son appartement de Leipzig est complètement détruit dans un bombardement. En 1946, après la Libération, Starke est employé par la maison d’édition Volk und Wissen (Peuple et savoir) de Leipzig. Il est déjà âgé de 67 ans quand il prend sa retraite en 1950. Elle est de courte durée : le 6 juin 1952, il meurt à Leipzig.
Autres membres du groupe « Terroir » d’Eden dont les noms nous sont connus : l’ancien tailleur et commerçant Alfred Fischer, le mécanicien Otto Helmin, le jardinier Abdon Poepke, le typographe Otto Pötzsch, le maroquinier portefeuilliste Friedrich Rommert et le typographe Magnus Wangelin. D’une manière générale, on retrouve ici la même tendance qu’on a pu observer pour la Ligue socialiste : les membres étaient pour la plupart de jeunes artisans entre 25 et 30 ans qui, selon Ulrich Linse, « ou bien n’étaient pas touchés directement par l’industrialisation, ou bien voulaient échapper à son côté sombre par la fuite dans un monde préindustriel » [52]. Au sein de la Colonie fruitière, qui comptait avant la Première Guerre mondiale environ 350 habitants, les membres de la Ligue socialiste faisaient contrepoids à un courant résolument « völkisch-antisémite » auquel on peut associer les noms de Richard Bloeck, Ernst Haacke, Carl Rußwurm et Gustav Simons. Ainsi, par exemple, l’architecte völkisch Herbert Rosemann, qui habite à Eden depuis 1918 et qui a été le premier colon à orner la façade de sa maison d’une croix gammée sur fond bleu [53], s’emporte contre un article de celui qu’il appelle le « pacha des colonies sionistes », Franz Oppenheimer [54], paru dans les Edener Mitteilungen (Informations d’Eden), l’organe de la colonie, et annonce : « Prochainement, je vais décrire dans un petit mémoire ma vie dans l’État coopératif d’Eden (rouge à 80 %) et ainsi contribuer à tempérer l’engouement général » [55]. L’affirmation selon laquelle 80 % des colons étaient « rouges », c’est-à-dire socialistes, est évidemment une exagération qui nous renseigne plus sur la vision du monde de l’auteur que sur la situation réelle de la colonie végétarienne. Judith Baumgartner, qui est la personne à ce jour qui a le plus étudié la colonie d’Eden, est sans doute plus proche de la vérité quand elle note, à propos de Carl Tomys, qu’il a été « l’un des rares socialistes militants » de la Colonie fruitière avant 1933 [56].
Les réactions au sein du mouvement anarchiste
Les thèses et les propositions de Landauer rencontrèrent peu d’échos favorables dans le mouvement anarchiste, en particulier parmi les éditeurs et lecteurs du journal anarchiste Der freie Arbeiter et de l’organe syndicaliste révolutionnaire Die Einigkeit. Ainsi, par exemple, le typographe syndicaliste Heinrich Drewes traite Landauer, après une réunion à Düsseldorf, de « nouveau messie ». L’anarchiste d’autrefois serait devenu, estime-t-il, un « utopiste » et un « philanthrope bourgeois » ignorant les « conditions réelles » [57]. Dans la même veine, Fritz Kater, le rédacteur d’Einigkeit, nie qu’il soit possible de réaliser le socialisme sans la destruction préalable de l’ordre économique et social du capitalisme [58]. S’étant longuement penché sur les conceptions de Landauer, un collaborateur anonyme du journal, probablement Max Winkler, arrive à la conclusion que la colonie communautaire ne saurait non plus se libérer des « tentacules de l’État » [59].
Gustav Landauer proteste contre ces premières attaques, en soulignant qu’il a formulé, dès 1895, sa conception actuelle du socialisme, qui serait d’ailleurs déjà présente chez Proudhon. Mais à l’époque, ajoute-t-il, il avait accordé trop d’importance à la mise en commun de la consommation et pas suffisamment à la question du sol et de la colonie. Les phrases qui suivent n’ont pas perdu, d’après moi, une once d’actualité :
« Mais non ! Je ne conçois pas comme une tâche facile, comme une partie de plaisir, le passage de la folie criminellement absurde de notre époque perdue à une ère de culture, de justice, de beauté humaine. Je ne manque point de convictions révolutionnaires ; je ne souffre pas non plus d’une méconnaissance des éléments de puissance dont dispose l’État ; j’ai seulement perdu toute foi dans les voies habituelles que l’on veut emprunter pour arriver au grand bouleversement des choses. Quand les syndicalistes révolutionnaires insistent sur la solidarité et les luttes syndicales, je leur donne entièrement raison et je vais même encore plus loin qu’eux en insistant sur l’absolue nécessité des luttes démocratiques au plan politique. Elles sont nécessaires, mais elles ne conduisent pas au socialisme ! Jamais le socialisme ne viendra, que ce soit par la voie de la grève générale, la voie de la révolution ou celle du pouvoir politique et de la dictature, si on ne peut en voir les commencements et les lumineux modèles. Tout comme la bourgeoisie et la paysannerie n’auraient pas été capables, par les grandes mesures révolutionnaires qu’elles ont prises sur le plan politique à partir de 1789, de porter le dernier coup au féodalisme, si les réalités économiques et spirituelles de la société bourgeoise n’avaient pas été présentes depuis fort longtemps. [60] »
Landauer n’a cependant jamais tenté lui-même de s’installer dans une colonie agricole, lors même qu’il considérait la grande ville comme un « abominable bourbier » et qu’il vivait pour cette raison, depuis 1897, dans la banlieue de Berlin, qui avait encore à l’époque une forte tradition villageoise (Friedrichshagen, Dahlwitz et Hermsdorf), avant de se fixer, en 1917, dans la petite ville bavaroise de Krumbach. À un ami, il fait savoir qu’il n’est pas destiné à finir ses jours à la campagne en tant que colon [61].
Le Foyer communautaire de Charlottenburg et le Foyer populaire juif
Pendant la Première Guerre mondiale, qui entraîne la dissolution de la Ligue socialiste et la cessation de la parution de son organe, Der Sozialist, en mars 1915, Landauer va s’investir en faveur du Foyer communautaire [Siedlungsheim] municipal de Charlottenburg, qui avait été fondé en 1914 sur le modèle anglo-saxon du mouvement des « Settlement Houses » par des étudiants qui se considéraient comme appartenant à l’aile gauche du mouvement de jeunesse bourgeois. Il faut dire qu’il existait à Berlin un modèle de réussite dont on pouvait s’inspirer : la Communauté de travail sociale Berlin-Est, qui avait été créée en 1911 par le pasteur protestant Friedrich Siegmund-Schultze et qui avait, depuis 1914, le statut d’association.
Le cercle de Charlottenburg était animé par Ernst Joël, un étudiant en médecine juif [62]. Issu de l’Association des étudiants libres, Joël avait déjà développé ses projets communautaires à l’époque où il prenait part aux travaux de la Société Comenius d’éducation populaire. En juillet 1915, dans une « Lettre à un ami », il parle des buts que s’est fixé le Foyer communautaire de Charlottenburg :
« Le Foyer communautaire doit être un lieu où les hommes, détachés de toute dépendance de classe, se retrouvent au nom du même droit et du même devoir : celui d’être humain. Se retrouver au nom de la même soif de connaître, de la même joie de la poésie, de la même envie de chanter, de la même tendance à la sociabilité, du même devoir de prêter main forte à ses voisins. Un lieu où les hasards du costume et la torpeur des habitudes sont subordonnés à la légitimité de l’esprit – un monde à l’envers, si vous voulez, dans lequel l’éternellement humain cherche à se dégager des contingences professionnelles en les faisant éclater. Rejetant ainsi toutes les conventions et tous les héritages, le Foyer communautaire considère que son principal commandement est de permettre des rencontres avec [l’homme] dans sa pure essence humaine, de le chercher et de le découvrir là où il est apparemment enseveli, de le réveiller là où il est apparemment mort. […] En dernier lieu, je vous parlerai de l’activité religieuse du Foyer communautaire. Toute sa vision de la culture du religieux se fondera d’abord sur le refus du principe : “La religion est une affaire privée.” Si le Foyer en venait à reprendre à son compte ce sinistre point du programme du parti ouvrier, il n’aurait plus le droit de se considérer sérieusement comme étant d’un grand secours. Le Foyer communautaire doit se rattacher à deux phénomènes importants qui se font jour depuis quelque temps dans les grandes villes : à l’impétueux besoin de partir et de retourner à la nature et [à] l’amour de la musique. Mais il doit aussi, s’il veut faire appel à la volonté, se servir de la parole et envoyer des orateurs qui, sans en être chargés par quelque instance administrative que ce soit, proclameront, au nom de l’esprit lui-même, l’éveil de l’humanité sur les ruines des grandes villes. [63] »
On retrouve ici des réminiscences évidentes, y compris la diction expressionniste, empruntées à l’Appel au socialisme de Landauer (1911). Dans une annonce, on lit dans un style moins pathétique : « Le Foyer est un centre pour les étudiants et les étudiantes qui font du service social de communauté (éducation populaire, éducation des jeunes, assistance personnelle) dans le quartier ouvrier de Charlottenburg. [64] » À la tête de la maison, on trouve la jeune Wally Mewius, qui y travaillera plus tard comme professeur de danse et de gymnastique.
Aujourd’hui, on qualifierait plutôt un tel foyer de « centre de formation et de rencontre ». Cela dit, outre la participation libre et facultative aux conférences, on visait – à l’instar des maisons du peuple et des universités populaires d’après la Première Guerre mondiale – la constitution de communautés durables dont on pensait qu’elles seraient le ferment d’une transformation de la société.
Gustav Landauer vient au Foyer communautaire parler du poète américain Walt Whitman, qu’il appelle le « prophète de la nouvelle humanité » (11 juin 1915) ; Hans Blüher y prononce, lui, une conférence sur « Les intellectuels et les spirituels ». On trouve, parmi les autres conférenciers non étudiants, Martin Buber et Kurt Hiller. Walter Benjamin y collabore lui aussi par moments.
Ce travail social et culturel s’accompagne de la publication de la revue Der Aufbruch – Monatsblätter aus der Jugendbewegung (Le Renouveau. Feuilles mensuelles du mouvement de la jeunesse), fondée et dirigée par Ernst Joël, à laquelle on parvient à intéresser le célèbre éditeur Eugen Diederichs et pour laquelle écrit aussi Landauer. La revue est cependant interdite pour la durée de la guerre, dès le quatrième numéro (novembre 1915), par le haut commandement des Marches « pour des considérations de principe ». Dans le même temps, Ernst Joël est exclu de l’université de Berlin et doit continuer ses études à Heidelberg.
Au sein du mouvement de la jeunesse, le nouvel organe avait provoqué des accès violents d’antisémitisme. Ainsi, l’écrivain Adalbert Luntowski, de tendance völkisch, tient les propos suivants dans une lettre ouverte à l’éditeur Diederichs, publiée dans le Journal des guides du Wandervogel :
« Je ne veux entrer dans aucune discussion contradictoire sur le contenu de cette revue soi-disant de la jeunesse. Elle a soulevé la réprobation et l’indignation unanimes de la jeunesse vraiment allemande. Nous sommes si sûrs dans notre sentiment que nous refusons désormais de donner la possibilité […] de débattre à ces hommes au cerveau habile, à la langue rapide et au cœur mort. Ce qui me pousse à écrire, cependant, c’est la triste nécessité de devoir vous dire que vous courez le danger, du strict point de vue des vrais Allemands, d’abuser de votre mandat de guide. [65] »
Et l’annonce faite par Joël, après l’interdiction de l’Aufbruch, que le Sozialist reparaîtrait à partir de décembre 1915 sous la direction de « notre collaborateur permanent » Gustav Landauer (une annonce prématurée comme le montrera la suite), fait dire au chef du Wandervogel de Leipzig, Rudolf Hudemann : « Cela se passe de tout commentaire ! L’avenir nous réserve certainement encore quelques surprises si ces messieurs de la “douce camaraderie” continuent de travailler de la sorte. Ainsi donc, nous allons […] désormais avoir le bonheur de lire le Sozialist ! C’est une bonne chose de savoir qui est ici à la manœuvre. [66] »
Dans une lettre, Landauer donne son opinion sur ces réactions antisémites : « Rien n’est plus laid qu’une jeunesse qui non seulement est faible d’esprit, mais qui exprime cette faiblesse sous une forme bouffonnement autoritaire. [67] » À l’occasion du rassemblement de la Jeunesse libre allemande sur la montagne du Hoher Meissner, en octobre 1913, Landauer avait déjà déclaré sans ambiguïté : « Antisémite, ce n’est pas acceptable entre êtres humains [68] ».
Après le départ de Joël, Landauer prend encore part aux activités du Foyer populaire juif qui était dirigé par Siegfried Lehmann, un ancien étudiant en médecine juif et « sioniste culturel » [69]. Lehmann avait également travaillé auparavant pour le Foyer communautaire de Charlottenburg. Le Foyer populaire juif avait été fondé par de jeunes « Juifs occidentaux », largement assimilés, à Scheunenviertel (quartier des Granges), un quartier prolétaire de l’est de Berlin « où de pauvres réfugiés de Pologne, de Galicie et de Russie avaient trouvé asile » [70]. Là encore, outre les échanges entre Juifs de l’Est et Juifs de l’Ouest, l’accent était mis sur le travail social qui devait conduire à la naissance d’une « colonie citadine » (Stadtsiedlung), d’une véritable communauté entre intellectuels et travailleurs. Le Foyer populaire juif allait exister pendant près de treize années, jusqu’en 1929.
Après y avoir prononcé, le 16 mai 1916, la conférence inaugurale sur le thème « Judaïsme et socialisme » devant 200 personne, Landauer écrit à sa fille Charlotte :
« Quelques jeunes gens ont créé ici, avec des moyens relativement modestes, quelque chose d’excitant. Le logis est merveilleusement arrangé, bienfaisant, chaleureux et sérieux à la fois. On voudrait arriver à ce que des étudiants, des commerçants, des ouvriers des deux sexes se réunissent en vue de discussions et de conférences instructives. On y donne des conseils aux mères ; il y a une garderie pour les enfants, et deux pièces ont été aménagées en ateliers de menuiserie, etc., ce qui est particulièrement précieux pour les Juifs qui viennent de l’Est et qui n’ont souvent appris que le métier de colporteur. Il existe également, dans le même genre, le Foyer communautaire de Charlottenburg, mais le Foyer juif me semble avoir eu d’emblée un meilleur départ et aussi d’être d’une plus grande nécessité. [71] »
Après l’assassinat de Landauer, Siegfried Lehmann entretient dans les pages de l’Arbeit, l’organe germanophone du parti sioniste-socialiste Hapoel Hatzaïr, le souvenir de son mentor spirituel et évoque « les soirées au cours desquelles Gustav Landauer avait parlé chez nous ». Pour lui, écrit-il, on ne saurait servir la cause de Landauer autrement qu’en lançant « un appel à tous les hommes pour qu’ils commencent enfin à agir ». Tous les lecteurs sionistes, qui ont décidé de suivre le chemin de Landauer, doivent former ensemble des groupes locaux :
« Seuls quelques-uns parmi nous, ayant décidé de vivre une vie à la campagne, peuvent réaliser l’idée de la colonie agricole telle que l’envisageait Landauer en son temps. Les autres, nombreux, dont la vie est liée à la ville, apporteront leur contribution à la réalisation des enseignements de Gustav Landauer en aidant à former les “colonies citadines” qui naîtront un jour des foyers communautaires. [72] »
Prolongements
Qui furent les hommes qui répondirent à cet appel à « enfin agir » ? Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale qu’ont été entreprises les premières tentatives d’implantation communautaires qui se réclamaient de Landauer ou qui reprenaient ses idées. On ne mentionnera ici que la Colonie Blankenburg près de Donauwörth (fondée en février 1919), la Colonie Sannerz près de Schlüchtern (juin 1920), la Colonie Freie Erde dans la région de Düsseldorf (juillet 1921), la Colonie Bergfried près de Rosenheim (mars 1920) et, naturellement, les tentatives communautaires de Margarethe Hardegger, ancienne maîtresse de Landauer, à Herrliberg au bord du lac de Zurich (octobre 1918) et dans le Tessin (mai 1919) [73]. Mais c’est surtout dans le mouvement de jeunesse juif et, de là, dans les kibboutzim israéliens, qui sont apparus dans les années 1920 et 1930, que les projets communautaires de Landauer ont eu une fortune durable.
Je voudrais ajouter encore une remarque finale. Ce colloque a pour titre « Projets de vie alternatifs ». Pour ma part, je ne suis pas sûr que ces projets de vie doivent absolument, par le seul fait qu’ils soient alternatifs, déboucher sur de nouvelles formes de vie commune. D’ailleurs, je partage ces doutes avec l’anarchiste Landauer qui prônait l’union volontaire et ferme dans le cadre du mariage et qui voyait dans la famille les cellules de toute colonie nouvelle et, partant, aussi de toute société future. Quelques mois avant sa mort, Landauer écrit les lignes suivantes à sa fille Gudula, qui était précisément alors en quête du sens de la vie :
« Tout y est dans ce magnifique aphorisme qui nous vient du Moyen Âge allemand :
Je viens, je ne sais d’où,
Je vais, je ne sais pas où,
Je ne sais pas pourquoi je suis si joyeux. [74]
C’est seulement quand nous transformons ce troisième “je-ne-sais-pas” en une connaissance du pourquoi, en faisant de notre vie une tâche que nous nous assignons à nous-mêmes, que nous éprouvons l’apaisement de savoir d’où nous venons et où nous allons. Cette tâche n’a cependant absolument rien à voir avec les ambitions ou les succès apparents. Comment se pourrait-il que chaque enfant de l’humanité soit destiné à être un homme d’exception ? […] Notre tâche, c’est d’être bon ; c’est de reconnaître, par l’action et la douce correspondance, tous les jours en petit, avec les hommes et tout ce qui vit, qu’ils ne nous sont pas donnés comme des objets pour notre plaisir, mais comme des êtres qui, pour l’essentiel, sont doués d’une âme tout comme nous. [75] »
Il me semble que la négation des impératifs sociaux de réussite et de consommation, telle qu’elle s’exprime dans cette affirmation de Landauer, le refus de cette mise en scène de soi que le monde d’aujourd’hui exige de nous en permanence et l’attachement à une certaine fermeté morale conduisent, en particulier à notre époque postmoderne, à une vie étonnamment « alternative ».
Christoph KNÜPPEL
[Texte traduit de l’allemand et annoté par Gaël Cheptou.]