Après l’insurrection de novembre 1831, le mouvement ouvrier lyonnais est intact. Ainsi les emprisonnés sont bientôt relâchés. Une fois la lutte ouverte terminée dans les rues du Lyon de 1831, les ouvriers, chefs d’atelier et compagnons s’organisent dans la « légalité des négociants ». Pendant près d’un an et demi, les conflits de classes se déroulent autour des quelques réformes du système de la « Fabrique » arrachées au soir de la révolte : mercuriale, élargissement des prud’hommes.
Tentative de conquête des prud’hommes
Le Conseil réformé est passé de dix-sept à vingt-cinq membres, dont neuf fabricants et un chef d’atelier. Mais, pour élire ses représentants, il faut encore posséder quatre métiers au moins. Dans tous les cas, les négociants ont la majorité. Malgré cela, à l’approche du 15 avril 1832, jour des élections, les ouvriers montrent une certaine confiance à son égard. Des journaux, tel L’Écho de la Fabrique, encouragent même une collaboration entre négociants et travailleurs. De même, le nouveau préfet – Gasparin – demande aux nouveaux membres, à la première séance du Conseil, d’oublier qu’ils représentent des classes différentes. Le Conseil remplit ce rôle pendant quelques mois : en juin 1832, un mouvement naissant des ouvriers tullistes est freiné, puis réduit par l’action conciliatrice des prud’hommes. Cependant, les prud’hommes chefs d’atelier engagent le combat au sujet de la mercuriale. Les ouvriers veulent que ce barème officiel des prix pratiqués devienne l’équivalent du Tarif pour lequel ils s’étaient battus en novembre 1831. La résistance des négociants les oblige à adopter une autre tactique ; ils essayent de se faire assister par un avocat au Conseil afin qu’un équilibre du « Savoir » s’établisse. Une pétition de 5 000 signatures appuie cette démarche. Le préfet déclare cette revendication comme illégale et les autorités l’interdisent. Nouvelle tentative des Canuts demandant cette fois que les décisions du Conseil ait force légale. Mais l’utilisation des prud’hommes par les ouvriers en vue de réglementer leur travail échoue encore. En janvier 1833, des élections partielles leur font perdre toute possibilité de remporter une décision importante devant le Conseil. Conscients que leur action aux prud’hommes est paralysée, les ouvriers vont chercher un autre terrain pour faire admettre leurs revendications. De plus, en juin 1833 le nombre des prud’hommes est réduit par ordonnance.
Mutuelles et Société des droits de l’homme
La société mutuelle va s’étendre dans un premier temps ; de même, la secondant, la société des « compagnons ferrandiniers » va accroître son audience. Il est probable que, de la fin 1832 à février 1833, l’Association mutuelle des chefs d’atelier voie ses membres augmenter d’un quart. Ils réussissent à prendre le contrôle de L’Écho de la Fabrique, qui dès lors devient leur organe officiel. À l’exemple des Canuts se fait jour, dans d’autres professions de Lyon, un mouvement de création de mutuelles. Ainsi, en janvier 1833, se crée une « association ouvrière des imprimeurs contre la privation du travail ». Les tailleurs de pierre, à la suite d’un mouvement revendicatif, écrivent : « Le temps n’est plus où nos industries se poursuivaient d’injures et de violences mutuelles ; nous avons enfin reconnu que nos intérêts sont les mêmes, que loin de nous haïr, nous devons nous aider. » La Société mutuelle encourage ce mouvement ; une solidarité entre travailleurs s’édifie : elle permettra la mise sur pied d’une « Société du Travail » des tailleurs d’habits, en mai 1833. L’Écho de la Fabrique défend les intérêts ouvriers tout en refusant de se mêler de politique. C’est aussi un instrument de lutte : en février 1833, les noms des maisons de négociants en infraction avec les décisions des prud’hommes y sont publiés. C’est une véritable mise à l’index.
Le mouvement républicain avancé possède aussi son organe : La Glaneuse. Dans ses colonnes les idées républicaines, qui se sont clarifiées depuis novembre 1831, sont exposées : il convient de mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Garnier écrit aussi qu’ « il est bien évident que la République seule est appelée à résoudre le problème de la misère populaire, parce que la République étant le gouvernement de tous, peut seule assurer le bien-être de tous... » Les républicains défendent le suffrage universel et réclament la liberté d’association. Ceci peut lui permettre de gagner des sympathies dans les rangs des ouvriers lyonnais. Les autorités le craignent. Thiers, ministre de l’Intérieur écrit à ce sujet : « […] Je mets une exception pour Lyon : c’est que, si les sociétés républicaines faisaient des progrès parmi les ouvriers, il faudrait les arrêter sur le champ... »
La grève de juillet 1833
En juin 1833, la Fabrique lyonnaise connait une période de prospérité. L’Association mutuelle et les Ferrandiniers décident de réclamer l’augmentation des salaires les plus bas. Début juillet, des représentants des mutualistes rendent visite aux négociants concernés par la demande d’augmentation des salaires. Ils se heurtent à un refus et décident de mettre en pratique le système de la mise en interdit limité, c’est-à-dire ne touchant que les négociants ayant refusé et non pas toute la Fabrique. Aucun chef d’atelier ou compagnon ne doit plus accepter d’ouvrage de leur part. Les négociants frappés résistent avec l’appui du gouvernement, qui leur conseille de repousser collectivement les revendications et donne l’ordre au préfet d’intervenir contre les associations ouvrières : « Le gouvernement est décidé à la répression et n’hésite que sur la manière de saisir la justice », écrit le ministre du Commerce. Tous les négociants se groupent alors pour refuser du travail aux chefs d’ateliers qui ont pris part à l’interdit. Une perquisition est effectuée à L’Écho de la Fabrique et quatorze tisseurs sont arrêtés et inculpés en vertu du Code pénal interdisant les coalitions. Finalement, la plupart des fabricants touchés consentent à l’augmentation devant les risques d’extension du conflit. Le travail reprend le 15 juillet. L’interdit portant sur huit négociants avait immobilisé mille métiers environ ; cette grève est avant tout la première lutte d’envergure contre les négociants depuis novembre 1831. Le procès des meneurs, en septembre 1833, fut aussi un succès pour les Canuts ; quatre furent libérés et les autres condamnés à l’amende minimale de 25 F. Ce procès démontra que les autorités étaient incapables de contrôler, même en période de prospérité, le mouvement ouvrier.
Quoique les augmentations obtenues soient relativement basses, ce succès n’est certainement pas étranger à la réorganisation de la Société mutuelle des chefs d’atelier. La mutuelle énonce un certain nombre de principes : l’interdiction ne sera levée que lorsque les négociants visés auront donné satisfaction aux revendications. Du 29 juillet au 3 août, elle se structure sur la base de quatorze catégories correspondant aux genres d’étoffes, tout en conservant l’organisation en loges de vingt membres. Des syndics doivent être élus ; leur rôle consiste â contrôler les conditions de travail, examiner les conventions passées avec les négociants et, à partir de cela, établir un prix moyen de la journée. L’idée de mutuelle se propage aussi parmi les travailleurs des autres professions qui sont amenés à se coaliser pour défendre leurs salaires. Ainsi les passementiers, les enjoliveurs, les tireurs d’or se groupent en une association des Frères-Unis. L’Écho de la Fabrique sert de pôle à ce mouvement qui déborde le cadre même de Lyon. Le 10 novembre, 150 mutualistes lyonnais, 20 de Saint-Chamond et 60 passementiers de Saint-Étienne se réunissent à Givors. Début décembre, les cordonniers se regroupent égaiement : « [...] Vous, mutualistes lyonnais qui, les premiers sur la brèche, avez reçu les premiers coups d’une législature rétrograde et donné le signal d’une émancipation des travailleurs, accueillez la famille des Concordistes. »
Face à la loi contre les associations
À la fin de l’année 1833 circule l’annonce d’un projet de loi touchant les associations. L’Écho de la Fabrique s’élève avec véhémence contre cette mesure visant directement le mutualisme : « Dire aux travailleurs qu’ils sont libre de discuter, en dehors d’une coalition, le prix de leur travail, c’est une insultante dérision pour qui sait que, placés entre les besoins d’aujourd’hui et ceux de demain, ils sont évidemment forcés de subir la loi du plus fort, la loi du capital » (décembre 1833). La prétendue liberté du travail est dénoncée, et le but de cette loi – devant interdire même les associations fractionnées en groupe de moins de vingt personnes – est nettement mis en évidence par les mutualistes. Ils décident de remanier leur état-major. À côté du Comité des présidents des loges est mis en place un Conseil exécutif de vingt-deux membres. Très vite, les deux directions vont s’opposer : le Comité des présidents soutenu par les loges apparaît comme moins combatif que le Conseil exécutif appuyé par les syndicats de catégorie. Le premier s’étant opposé à la cessation du travail dans sept maisons de peluches, une assemblée générale le destitue. Le second va donner une orientation plus politique au mutualisme à la suite de la menace qui pèse sur lui. Selon un contemporain : « À Lyon, c’est la ville de France où les ouvriers s’occupent le plus de politique, où l’on désire le plus de changements dans l’organisation actuelle. » Les Républicains et particulièrement la Société des droits de l’homme sont aussi menacés par cette fameuse loi. Leur commune opposition à la loi les pousse à se rapprocher les uns des autres.
La grève de février 1834
Avec le début de l’année 1834, la Fabrique entre dans une période de marasme ; à la rareté des commandes s’ajoute la menace constante de diminution des prix de façon. Début février, les entreprises fabricant des châles et peluches diminuent leurs prix de 0,25 franc l’aune (environ 1,20 m). Le 7 février, les syndics mutualistes de la peluche entament la grève. De sept à huit cents métiers s’arrêtent. Les Canuts craignent une baisse générale des prix de façon et le Conseil exécutif décide une grève générale. Le 12 février, les membres de l’Association votent la grève par 1 300 voix contre 1 050. L’arrêt du travail est fixé au 14 février et va se prolonger pendant huit jours durant lesquels la quasi-totalité des métiers sont inactifs. Le Conseil exécutif prend toute une série de mesures pour faire appliquer la grève générale : augmentation de moitié de ses membres ; préparation de propositions pour les négociants : aucune section de la fabrique ne devra reprendre le travail sans son accord ; des équipes de chefs d’atelier et de compagnons parcourent les ateliers pour faire appliquer l’arrêt du travail. Le maire de Lyon rend compte : « J’ai parcouru aujourd’hui le quartier Saint-Just et le quartier nord de la ville où sont situés les ateliers, et je n’ai pu découvrir un seul métier en marche. » Le préfet Gasparin refuse de présider une réunion entre négociants et ouvriers en vue de l’élaboration d’un Tarif. Un certain nombre de négociants ont déjà fermé leurs magasins et quitté Lyon. De nouveaux contingents militaires sont cantonnés en ville. Ce raidissement des autorités fait s’effriter la grève. Les fonds de la Société mutuelle ne sont pas assez étoffés pour fournir des moyens de subsistance à ses adhérents, et encore moins à l’ensemble de la population ouvrière. Le 18, 300 femmes manifestent dans les rues pour réclamer du pain. Le 19, les mutualistes votent la reprise du travail par 1 400 voix contre 550. La Société mutuelle a perdu de nombreux adhérents. Le 21, jour de la reprise, 800 compagnons exigent de leurs chefs d’ateliers une indemnité pour les journées de travail perdues. L’échec de la grève amène donc de graves divisions.
Procès et mouvements de protestation contre la « loi infâme »
Aussitôt le travail repris les autorités poursuivent six membres du Conseil exécutif, trois ferrandiniers et trois autres ouvriers. Le gouvernement, sous une apparente neutralité, soutient les négociants. Il dépose, le 24 février, sur le bureau de la Chambre des députés le projet de loi destiné à supprimer pratiquement toutes les associations, mêmes professionnelles ; il aggrave également les dispositions du Code pénal. Républicains et mutualistes font preuve d’une même détermination devant la menace : « Une résistance vigoureuse va donc s’engager entre les gouvernants et les citoyens lorsqu’il faudra exécuter cette loi infâme. » (La Glaneuse). « Ces hommes actuellement au pouvoir veulent se faire octroyer une loi de suspects contre les travailleurs. Leurs lois se briseront contre le peuple. » (L’Écho de la Fabrique). Quand l’adoption du projet fut connue à Lyon, ouvriers et républicains s’organisèrent collectivement. Le 30 mars, le Conseil exécutif soumet aux loges la création d’un Comité d’ensemble regroupant toutes les organisations mutuelles et républicaines. Le Comité d’ensemble est constitué le 5 avril et comprend douze membres représentant chaque organisation. Dès le 3 avril, les mutualistes ont protesté contre la loi par une motion qui a recueilli plus de 2 500 signatures. Les vingt membres du Conseil exécutif, solidaires des inculpés de février, demandent à être inclus dans les poursuites engagées. Les accusés comparaissent devant le tribunal le 5 avril. Ce jour-là, ne parvenant pas à maintenir l’ordre, le président du tribunal prononce le renvoi de l’affaire au 9 avril. Place du Palais de Justice, la foule assemblée malmène un témoin à charge et acclame les soldats qui rangent baïonnettes et fraternisent. Le lendemain, dimanche 6 avril, plusieurs milliers d’hommes suivent le convoi funèbre d’un ouvrier à travers la ville. Les Canuts comme les autorités savent que la journée du 9 avril sera décisive. L’application future ou la non-application de la loi sur les associations peuvent en résulter. Les autorités font venir des troupes des départements voisins. Le 8 avril, un des députés ayant présenté le projet de loi devient ministre de la Justice. Pour protester le Comité d’Ensemble décide la grève générale pour le lendemain, jour du procès.
À un contre dix
L’administration de la ville a mis sur pied un véritable plan contre-insurrectionnel ; elle a prévu l’occupation des hauteurs et des points stratégiques, le blocage des quartiers de la Croix-Rousse et de La Guillotière. Les militaires veulent isoler les éventuels insurgés en cédant une partie de la ville pour mieux contrôler la situation. Les mutualistes ont prévu de se rendre devant le Palais de Justice, place Saint-Jean, devant la Préfecture et devant la Mairie. Le 9 avril, vers 10 heures et demi, au moment de la plaidoirie d’un défenseur des inculpés, les ouvriers débouchent place Saint-Jean. Ils sont arrêtés par un cordon de troupes. La fusillade éclate. La foule désarmée est criblée de balles ; plusieurs victimes tombent. La place se vide soudain et aussitôt des barricades s’élèvent. Un groupe tente de s’emparer de la Préfecture. Peu à peu l’émeute s’étend aux quartiers périphériques Saint-Georges, Saint-Paul, Saint-Just. Les insurgés, divisés en groupes, se retranchent dans divers endroits faciles à défendre ; ils se fortifient dans les églises Saint-Nizier et Saint-Bonaventure, où ils installent une ambulance et une fabrique de poudre. À la fin de la journée, il existe des foyers insurrectionnels, mais l’armement fait défaut : la moitié des combattants sont armés de fusils. On ne sait combien ils furent exactement (2 000 à 3 000 ? – ce qui est peu par rapport à l’ensemble de la population ouvrière, chefs d’ateliers et compagnons (52 000 environ). Les républicains de la Société des droits de l’homme semblent être à la tête des groupes de combattants, tel Lagrange à l’église Saint-Bonaventure.
Tout va changer le lendemain : les autorités décident d’affronter l’insurrection dans ces centres vitaux. Le matin, l’offensive en règle, appuyée par l’artillerie, dégage la Grand’Rue de La Guillotière. Deux colonnes assaillent les défenseurs de Saint-Nizier et de Saint-Bonaventure. Canons et explosifs sont utilisés pour venir à bout des révolutionnaires. Après leur reddition, vingt d’entre eux sont aussitôt fusillés sans jugement. À Vaise, dans l’après-midi, les soldats submergent les barricades, tirent au hasard, pénètrent dans les maisons supposées tenues par des insurgés et passent par les armes tous ceux qui leur tombent sous la main : 47 civils morts, dont 26 seulement présumés combattants. L’insurrection chancelle et il ne reste plus à la troupe qu’à réduire les noyaux de résistance secondaire. Le 13 avril, ils sont investis. C’est aussi le 13 que les républicains de Paris se soulèvent dans les quartiers Beaubourg, Saint-Jean et Les Halles pour soutenir leurs camarades de Lyon. À l’écho des insurrections répond la férocité meurtrière des soldats : le massacre de la rue Transnonain à Paris (12 morts, tous civils, en une seule maison) et celui de Vaise ou Saint-Bonaventure en témoignent. L’insurrection parisienne est totalement réprimée le 14 tandis que le dernier carré des combattants de Lyon se bat encore à la Croix-Rousse. Le 15 avril, ces derniers combattants se dispersent ; le préfet peut alors télégraphier à Thiers : « Voilà nos opérations terminées... Nos troupes sont maîtresses de la ville de Lyon et de ses faubourgs. »
De Saint-Bonaventure à la rue Transnonain
À Lyon, les combats continuent et s’aggravent toute la journée du 10. La Guillotière se soulève et contrôle le pont qui la relie à la Presqu’île. À Vaise, la gendarmerie et la mairie sont occupées tandis qu’on se bat encore au centre de la ville. Ces deux nouveaux points insurgés gênent les relations des autorités avec Paris et Grenoble. Les militaires n’hésitent pas à tirer au canon sur les premières maisons de La Guillotière. L’insurrection n’a pas pris d’élan décisif comme en novembre l831. Bien que la sympathie des Lyonnais se manifeste, la population reste à l’écart de l’affrontement. Le 11 avril, les insurgés s’emparent du Fort Sainte-lrénée abandonné et de deux canons, mais la situation n’évolue pas à leur avantage. Depuis la Croix-Rousse, ils essayent de marcher sur le centre de la ville où le feu des canons les arrête. Ils multiplient également les incursions dans les communes de banlieue pour prendre les armes des Gardes nationaux ; l’insurrection armée ne déborde pas la ville, et bientôt un certain découragement gagne les insurgés. Les chefs d’atelier, d’ailleurs, se tiennent de plus en plus à l’écart des combats. Déjà dans la soirée du 11, en état d’infériorité, les insurgés sont sur la défensive. Un chirurgien des hôpitaux écrit : « Ils occupaient le quartier à une soixantaine, ils étaient très jeunes, mal vêtus, munis surtout de mauvais pistolets, de sabres démodés et de piques de leur fabrication. »
Répression judiciaire et mise en veilleuse
du mouvement ouvrier à Lyon
Dans le Lyon soumis à l’ordre des négociants et du gouvernement royal, les pertes humaines, ainsi que les dégâts matériels, sont considérables : 332 militaires hors de combat dont 121 tués ; le nombre des civils morts est également élevé : près de 200 personnes de tout âge et de toute condition (insurgés tombés aux barricades, exécutés sommairement ou victimes des représailles). Du côté de la population, le chiffre de blessés atteint près du double de celui des morts. Voilà qui atteste la détermination des insurgés, faibles numériquement mais qui ont tenu en échec les forces de l’ordre pendant trois jours. L’insurrection maîtrisée, Thiers, ministre de l’Intérieur, organise la répression judiciaire et de nombreux Lyonnais quittent la ville. Il recommande de bien faire la différence entre républicains et mutualistes, d’une part, et population ouvrière, de l’autre : « Distinguez bien le comité mutualiste de la classe ouvrière. Il n’est pas sage de faire le procès de la classe entière. » Le gouvernement, qui craint l’entité ouvrière, cherche à prouver que l’insurrection n’a été que le fruit d’agitateurs étrangers aux travailleurs. Une trentaine d’ouvriers en soie, pourtant, ont été tués pendant l’insurrection. Le procès contre les accusés d’avril 1834 se déroulera du 5 mai 1835 au 23 janvier 1836. En mai 1836, les 121 condamnés seront amnistiés.
La répression a rudement frappé le mouvement ouvrier lyonnais, mais sans l’éradiquer. Si les arrestations ont désorganisé la Société mutuelle, les ferrandiniers, organisés de manière plus clandestine, parvinrent à se réunir. De même, la tradition du mutualisme s’est également maintenue à travers la presse ouvrière : L’Écho de la Fabrique, disparu en mai 1834, fut relayé par L’Indicateur et La Tribune prolétaire avant de reparaître en 1835. Les événements de 1831 et 1834 continuèrent à accélérer le mouvement d’émigration des métiers vers les campagnes. Les négociants y trouvaient une main-d’œuvre plus docile et moins chère et les autorités des travailleurs plus dispersés – même en cas de regroupements en manufactures – et par conséquent plus contrôlables. La crainte du chômage n’y jouait plus son rôle de détonateur : le paysan-tisserand pouvait s’en retourner vers l’activité agricole en cas de crise de cette « nouvelle » fabrique.
Par l’importance de ses actions, le mouvement ouvrier lyonnais agit comme reflet de la montée générale des luttes des travailleurs pendant les quatre premières années de la monarchie de Juillet. Le gouvernement de Louis-Philippe s’est d’ailleurs très vite ressaisi face au risque d’explosion sociale. En s’assumant comme représentatif d’une monarchie au service d’un capitalisme en expansion. De la lutte des Canuts sont nées les Associations mutuelles. Le compagnonnage, lui, a subi un déclin marqué. L’Association du devoir mutuel, structurée en loges comme une organisation de compagnons, se transforme, début 1834, en une organisation basée sur le type de travail effectué dans la Fabrique et assez proche, dans sa forme, d’un syndicat à la manière de ceux qui naîtront à la fin du siècle. Les chefs d’ateliers, qui ont été à l’origine de l’organisation des travailleurs, étaient considérés par les négociants comme des « intermédiaires superflus et inutiles » entre eux et la masse des compagnons. Ceux-ci ne les considéraient pas comme des ennemis et une solidarité existait entre maîtres et tisserands. Cela dit, une opposition est aussi apparue entre chefs d’atelier et compagnons après la grève de février 1834. L’action collective des Canuts fut soutenue par la grève générale ou partielle ; les revendications furent considérées comme relevant de droits dus aux travailleurs. En clair, la légitimité du combat ouvrier se voyait affirmée.
Dominique MANDOUIT et Jean-Louis PANNÉ
Le Peuple français, n° 10, avril-juin 1973, pp. 19-22.
BIBLIOGRAPHIE : Édouard Dolléans, Histoire du mouvement ouvrier, 1830-1871, Armand Colin, 1948 ; Octave Festy, Le Mouvement ouvrier au début de la monarchie de Juillet, 1830-1834, Cornély , 1908 ; Arthur Kleinclausz, Histoire de Lyon, P. Masson, 1948 ; Robert J. Bezucha, « Aspects du conflit de classe à Lyon, 1831-1834 », Le Mouvement social, n° 76, juillet-septembre 1971.
Sous les pavés la grève
1834 : les Canuts pour l’Association