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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Émancipation ou barbarie :
un entretien avec Anselm Jappe
Article mis en ligne le 11 janvier 2016

par F.G.

■ Nous avons été parmi les premiers à nous intéresser, dans les colonnes de notre bulletin, aux Aventures de la marchandise [1], ouvrage qui conféra à son auteur, Anselm Jappe, une réputation méritée, en France, de théoricien de la critique de la valeur (Wertkritik). Quelques années plus tard, c’est avec un même intérêt qu’un autre de ses livres, Crédit à mort [2], y fut recensé. C’est dire que l’œuvre d’Anselm Jappe ne nous est pas étrangère – et ce depuis que parut, en 1995, la première édition française de sa remarquable étude sur Guy Debord.

Cela ne fait évidemment pas de nous, on s’en serait douté, des adeptes fascinés de la critique de la valeur, de son goût pour l’ésotérisme théorique et de sa prédisposition à la représentation abstraite d’une réalité sociale entièrement déterminée par le « sujet automate ». Si l’idée est intellectuellement recevable de l’inéluctabilité de l’effondrement d’un système capitaliste condamné à se heurter, tôt ou tard, aux limites – interne et externe – de sa folle logique d’accumulation, elle ne dispense pas, nous semble-t-il, de penser la seule question qui vaille, celle de l’émancipation – et de la penser comme héritage assumé d’un élan révolutionnaire empêché. Au contraire. Car désormais la nostalgie relève, pour l’essentiel, de l’utopie. Ce n’est pas le passé qui est regrettable, mais l’idée qu’il aurait pu conduire vers une autre destination, ouvrir sur une autre destinée humaine, déboucher sur un avenir – notre présent – qui n’avancerait pas forcément, comme tout paraît l’indiquer aujourd’hui, vers la barbarie ou le néant. Aucun projet émancipateur ne naîtra jamais d’aucune théorie, même la plus juste. Il lui faut, pour prospérer, opérer le lien avec sa propre histoire, le cultiver, l’enrichir. Encore et toujours. Sans cela, on pourra toujours se targuer d’avoir pratiqué la théorie jusqu’à comprendre le monde, tout en regrettant d’avoir omis de théoriser la pratique qui aurait pu l’empêcher de sombrer. Et nous avec. C’est sur ce détail que nous divergeons avec la pensée antihistorique de l’époque, dont la critique de la valeur n’est peut-être qu’une des expressions. Comme si Marx s’était contenté d’interpréter son monde sans chercher à le transformer.

L’entretien que Anselm Jappe a accordé, en septembre 2015, à Alastair Hemmens pour The Brooklyn Rail (Field Notes) – et que nous reproduisons ici dans sa traduction française [3] – dément quelques-unes de nos préventions, pas toutes, quant à la posture, entre ressassement désabusé et catastrophisme aristocratique, d’une certaine critique en surplomb. Nous l’admettons pour nous en féliciter. Mais il vaut surtout, du moins à nos yeux, pour ce qu’il révèle sur le parcours de l’auteur, sur les influences qu’il a subies, sur les dépassements qu’il a opérés et sur les projets qui l’animent, notamment ces Aventures du sujet moderne annoncées sur lesquelles nous aurons, bien sûr, l’occasion de revenir.– À contretemps.





Commençons par parler un peu de votre itinéraire intellectuel en tant que théoricien critique. Pourriez-vous nous dire quelque chose sur le contexte historique et intellectuel dans lequel votre approche de la théorie critique s’est d’abord développée ? Pouvez-vous évoquer quelques expériences personnelles particulières qui vous ont conduit, à l’origine, vers la critique radicale du capitalisme ?

Une des expressions les plus fortes de la vision du monde partagée par de nombreux jeunes dans les années 1960 se retrouve dans la chanson de Patti Smith Rock ‘n’ Roll Nigger (1978) où elle chante « Hors de la société / Voilà où je veux être ». C’est également l’un des meilleurs résumés des changements qui ont eu lieu depuis lors. Aujourd’hui, on parle beaucoup d’exclusion sociale, de « marginalisation », de la nécessité « d’inclure » toutes sortes de gens dans la société. Être « en dehors de la société » est maintenant considéré comme la pire des choses qui pourrait vous arriver. Cela ne surprend pas étant donné que la plus grande menace dont aujourd’hui la société capitaliste est porteuse pour chacun d’entre nous, est de nous considérer comme virtuellement superflu, ce qui pourrait facilement devenir une réalité. Mais dans mon adolescence qui se situe dans la seconde moitié des années 1970 dans la ville allemande de Cologne, les échos de la rébellion de 68 étaient encore assez forts, même chez les plus jeunes. Et la dernière des choses que moi et d’autres jeunes indisciplinés voulions, était de nous « intégrer » dans une société qui nous semblait méprisable.

L’école et la famille, le travail et l’État, la culture bourgeoise et la morale traditionnelle, tout semblait vouloir nous « avoir » et nous forcer à « nous adapter ». Pour moi, comme pour d’autres, le grand défi était devenu de refuser de « s’adapter ». Naturellement, cela s’est avéré beaucoup plus difficile que nous ne le croyions ; mais j’ose dire que j’ai au moins essayé de rester fidèle à l’esprit de ma première jeunesse, dans deux sens : d’abord, dans la tentative, essentiellement par la lecture et la discussion, de comprendre et de critiquer la société capitaliste – appelons cet aspect le côté politique de la rébellion, celui qui vient de la « tête » ; deuxièmement, dans le refus des formes de vie que les autorités nous imposaient – qui était le côté « existentiel » de la rébellion, celui qui vient du « ventre ». Pour moi, le choix était clair : ni militantisme sacrificiel, ni « amour, paix et bonheur » (ni « sexe, drogue et rock ‘n’ roll », qui en était une autre version). Au contraire, pour citer une autre chanson : We gotta get out of this place [On doit se barrer d’ici] (Eric Burdon, 1965). Je choisis alors Saint-Just et Bakounine pour modèles. Un peu plus tard, j’ai commencé à lire Marx, Marcuse et Adorno, mais j’étais également attiré par ce qu’on appelait alors la « contre-culture », surtout dans sa forme hippie. Je participais à un certain nombre de « collectifs », comme on les appelait alors, allant de l’opposition à des mesures scolaires autoritaires au mouvement anti-nucléaire. À quinze ans, une réunion spéciale d’enseignants eut lieu pour discuter de savoir si je devais être ou non expulsé de l’école secondaire, comme punition pour mes articles dans le journal étudiant. Je ne fus pas expulsé, mais il s’en fallut de très peu.

Mes choix intellectuels me servaient essentiellement à approfondir mon esprit rebelle. J’ai l’impression que cela est beaucoup moins fréquent de nos jours. Aujourd’hui, pour certaines personnes, une compréhension critique de la société capitaliste va de pair avec une carrière paisible à l’université (ou la tentative d’en avoir une) et ne semble pas entraîner un rejet de la vie et d’une intégration dans la société bourgeoise. D’autre part, « l’existentiel » refus de la vie bourgeoise est souvent inarticulé et devient facilement une sorte de mode alternatif de vie, qui peut être récupéré par la logique de la marchandise ; l’autre possibilité est que ce refus conduise à l’auto-ghettoïsation totale. Le mécontentement est cependant bien présent, mais il est presque toujours orienté vers un problème spécifique, de la catastrophe écologique au racisme, et très rarement contre la totalité de la société capitaliste. Le postmodernisme a profondément remodelé jusqu’à l’esprit d’opposition.

J’ai grandi dans le mythe de la Révolution française, et en 1974-1975 (quand j’avais seulement douze ans), je pensais que la révolution portugaise en était la répétition contemporaine. Vous pouvez rire de ma naïveté, mais je la préfère à l’attitude de ceux qui, déjà à l’adolescence, se préparaient à « perdre leur vie à la gagner ». Je me situais toujours quelque part entre l’anarchisme et le marxisme hétérodoxe, et n’ai jamais eu de sympathie pour le stalinisme, le maoïsme, le léninisme ou toute autre conception autoritaire de la révolution. Très tôt, je suis aussi devenu conscient de la face sombre du progrès technologique – un thème nouveau à l’époque – et j’ai lu des auteurs comme Ivan Illich et Régine Pernoud. Mais je n’avais pas d’œillères idéologiques : j’ai aussi lu Nietzsche avec beaucoup d’émotion.

Dans le monde anglophone, vous êtes aussi connu pour votre travail sur Guy Debord et l’Internationale situationniste (IS). Je dirais même que votre Guy Debord (1993) est encore, plus de vingt ans plus tard, considéré comme l’ouvrage sur le sujet. Comment avez-vous découvert Debord ? Quel effet, le cas échéant, a-t-il eu sur votre pensée critique ? Et pour quelle raison, à votre avis, votre approche de son travail résonne-t-elle encore si fortement ?

J’ai été amené à connaître les situationnistes dans le contexte que je viens de décrire. Un de mes amis, qui était de quelques années plus âgé et pour moi une sorte de mentor, était l’une des très rares personnes dans l’Allemagne de cette époque qui connaissait les situationnistes. Mais j’ai trouvé leurs idées assez difficiles à comprendre et ils m’ont aussi vraiment choqué : ils étaient opposés à tout le militantisme radical de gauche dont j’étais plutôt proche (même si je m’en méfiais, mais je ne pouvais pas imaginer d’autre type d’action collective). D’une part, je sentais qu’ils avaient ébranlé certaines de mes convictions les plus intimes ; de l’autre, j’étais aussi fasciné par quelque chose de beaucoup plus profond, plus radical, et en même temps poétique, que les tracts que les groupes politiques distribuaient autour de moi, qui adoptaient communément un ton très moralisateur. J’ai également été très séduit par l’appel à une révolution de la vie quotidienne. Néanmoins, ce ne fut que quelques années plus tard que je lus systématiquement le travail de Debord et des autres situationnistes. Le fait d’avoir choisi les situationnistes comme sujet de maîtrise, m’a permis de consacrer beaucoup de temps à les lire. À cette époque j’avais déménagé en Italie et j’étudiais la philosophie à Rome. J’ai fait un diplôme de maîtrise avec Mario Perniola, un professeur d’esthétique qui avait personnellement connu Debord et les situationnistes et avait été proche d’eux autour de 1968. Officiellement, cependant, l’IS n’avait alors pas d’existence dans le monde universitaire, ou dans les médias (il n’y a pas à se plaindre à ce sujet : leur stratégie, consistant à résister à la récupération institutionnelle et spectaculaire, avait bien fonctionné jusqu’à cette époque). Quand, grâce à Perniola, j’ai pu publier une partie de ma thèse de doctorat comme monographie sur Debord, celle-ci était la première qui lui était consacrée.

Si ce livre a été traduit en cinq ou six langues, et s’il est encore lu aujourd’hui, même après la « découverte » de Debord à la suite de sa mort en 1994, par un large public, et après le flux incessant de publications sur lui, cela pourrait être dû au fait que j’ai essayé de souligner son importance en ce qui concerne la critique radicale de la société capitaliste, à la fois en théorie et dans la pratique, ainsi que le fait qu’il avait réussi à vivre comme il voulait vivre : en dehors du spectacle. La plupart des publications qui ont suivi, ont mis l’accent – trop, dirais-je – sur le côté esthétique de son activité ou sur sa biographie, ou réduit sa critique sociale à une forme de théorie des médias. En tant que telles, elles contribuent, volontairement ou non, à l’incorporation de Debord à l’industrie culturelle postmoderne.

Mais je ne voulais pas favoriser la création d’une légende, ni ne voulais devenir un « spécialiste ». En effet, je continue à me référer beaucoup à ses idées, mais je suis aussi à la recherche de la possibilité de développer une critique de la totalité du système capitaliste. Donc, je ne peux pas sympathiser avec ceux qui développent des applications de téléphone mobile « psycho-géographiques » ou d’autres choses de cet ordre ! Ni avec des universitaires qui encensent Debord comme un « prophète de l’ère des médias », tout en ignorant le fait qu’il a articulé une critique impitoyable de toute forme « autorisée » de vie, y compris presque toutes les formes de contestation, et surtout de l’art ! Cette « victoire amère du situationnisme » était probablement inévitable. Il est d’autant plus remarquable que le noyau de l’analyse du spectacle de Debord constitue toujours un point de repère de la critique sociale et qu’il peut toujours être une importante source d’inspiration. De même, sa vie et son attitude peuvent encore être comprises comme exemplaires – et il n’y a pas beaucoup de personnalités du XXe siècle à propos desquelles on pourrait dire cela !

Une décennie après Guy Debord, vous avez publié Les Aventures de la marchandise (2003), qui était une tentative de fournir – pour la première fois à un large public – un exposé systématique de la théorie critique du capitalisme développée par le groupe allemand « Critique de la valeur », particulièrement celle qui a été formulée par le théoricien allemand Robert Kurz (mort en 2012). Vous êtes sans doute devenu le partisan le plus connu de la critique de la valeur en France. Qu’est-ce que la critique de la valeur ? Comment en êtes-vous arrivé là et pourquoi en est-elle venue à déterminer votre travail ?

Je concevais mon livre Guy Debord non pas comme la contemplation d’un phénomène passé, mais comme une contribution à l’élaboration d’une nouvelle compréhension du capitalisme tardif et des possibilités de le dépasser. Aussi je cherchais d’autres analyses radicales sur l’état lamentable du monde. Vers 1993, je suis tombé sur la critique de la valeur et la revue allemande Krisis. J’ai été particulièrement frappé par l’argument de Robert Kurz selon lequel l’effondrement de l’URSS ne signifiait pas que le capitalisme avait finalement triomphé, mais qu’il avait franchi, au contraire, une autre marche dans la direction de sa crise finale. L’affirmation du groupe Krisis que le fétichisme de la marchandise, et non la lutte des classes, constitue le noyau de la société capitaliste, m’a convaincu d’autant plus que la théorie de Debord avait déjà souligné l’importance des catégories comme l’aliénation, le fétichisme, la marchandise et la valeur (sans renoncer pour autant au paradigme de la lutte des classes). Un autre aspect qui relie les idées situationnistes à la critique de la valeur est la critique du travail. Debord a créé le slogan « Ne travaillez jamais » et a appelé à « l’abolition du travail aliéné ». La critique de la valeur ne considère plus le travail comme opposé au capital et comme agent de son dépassement (comme dans le marxisme traditionnel), mais plutôt comme une partie de la valorisation de la valeur au moyen du travail abstrait. Travail abstrait signifie travail sans qualité, un travail considéré comme une pure dépense d’énergie humaine mesurée par le temps, sans aucun contenu spécifique. Il est, pour cette raison, une forme destructrice de production sociale, car il ne peut tenir compte de son contenu et de ses conséquences. Pour Krisis, l’essence de la théorie de Marx est dans son compte-rendu critique du travail et de la valeur, de la marchandise et de l’argent : ce ne sont pas des catégories naturelles, mais historiques qui caractérisent uniquement la société capitaliste, et elles ne sont pas des catégories neutres dont les forces émancipatrices pourraient se saisir ; elles sont plutôt, dans leur structure profonde, des formes aliénées de l’activité humaine. La production de valeurs d’usage n’existe que comme une sorte d’appendice à la production de valeur, qui consiste à transformer une somme d’argent en une plus grande somme d’argent ; et cela ne peut être fait qu’en ajoutant du travail au travail, sans aucune considération pour sa réelle utilité.

La lutte des classes est la forme dans laquelle le développement historique de la logique de la valeur s’est déroulé. Le mouvement des travailleurs, dans ses différents courants, était surtout une lutte pour une redistribution plus équitable des catégories fondamentales qui n’étaient plus mises en question en tant que telles : l’argent et la valeur, le travail et la marchandise. Il s’agissait donc essentiellement de formes de critique immanente, liées à la phase ascendante du capitalisme, quand il y avait encore quelque chose à distribuer. Mais dès le début, il y avait une contradiction majeure installée à l’intérieur du processus de la production-valeur : seul le travail vivant – le travail dans l’acte de son exécution – crée la valeur. La technologie ne la crée pas. Néanmoins la concurrence entre les différents capitaux oblige également chaque propriétaire de capitaux à utiliser autant que possible la technologie afin d’augmenter la productivité de ses travailleurs. Cela lui permet d’amasser plus de profit à court terme. Toutefois, la valeur contenue dans chaque marchandise particulière diminue d’autant. Seule une augmentation continue de la masse totale des marchandises peut compenser la diminution de la valeur dans chaque produit particulier, mais ce mécanisme crée cette folie qu’est la production pour la production, avec toutes les conséquences écologiques terribles que nous connaissons maintenant. Ce mécanisme de compensation ne peut pas durer éternellement et, à partir des années 1970, la révolution microélectronique a détruit définitivement beaucoup plus de travail qu’elle n’en a créé. Depuis ce temps, le capitalisme se trouve coincé dans une crise sans fin. Cette crise n’est plus cyclique ; elle est plutôt causée par un capitalisme ayant atteint ses limites internes. Seule l’expansion massive de la dette et des marchés financiers continue de masquer l’épuisement profond de la production capitaliste. Face à cette nouvelle situation, la question n’est plus de savoir comment améliorer les conditions des travailleurs à l’intérieur de ce système de marchandises, mais comment sortir de tout le système de l’argent et de la valeur, de la marchandise et du travail. Ceci n’est plus un projet utopique, mais plutôt la seule réaction possible à la fin réelle de l’argent et de la valeur, de la marchandise et du travail, qui est déjà en cours. La seule question est de savoir si la conséquence en sera une émancipation ou une barbarie générale.

Depuis plus de vingt ans maintenant, j’ai contribué à l’élaboration et la diffusion de la critique de la valeur parce que cette approche est, à mes yeux du moins, la seule qui atteint le cœur même du système capitaliste, au lieu de se limiter à décrire des phénomènes particuliers. Elle prend notamment en compte le fait que, aujourd’hui, au niveau mondial, la production de « populations superflues » est même un problème encore plus important que l’exploitation. Je suis convaincu que ce genre de critique théorique ainsi que ses conséquences pratiques sont la seule alternative à la marée montante du populisme qui restreint sa critique à une opposition aux banques, à la spéculation et à la sphère financière, et qui pourrait aboutir à un mélange dangereux d’opinions de gauche et d’extrême droite.

Peut-être l’argument le plus radical et le plus central de la critique de la valeur est que le travail (ou le labeur) est une forme sociale entièrement négative et destructrice, ce qui est, par ailleurs, historiquement spécifique au capitalisme. En quoi votre critique du travail diffère-t-elle des critiques traditionnelles du travail des « autonomes » ou des anarchistes ? En quoi la critique du travail élaborée par la critique de la valeur se distingue-t-elle des autres « grandes théories » de l’émancipation sociale ?

Pratiquement tout le mouvement des travailleurs – même dans ses formes anarchistes – était une défense du labeur et du « point de vue » des travailleurs. Le travail a été considéré comme un principe ontologique éternel, identique à « l’échange organique » de l’homme avec la nature. En tant que tels, les travailleurs ont été glorifiés comme l’incarnation de ce « bon » principe et les exploiteurs qui possédaient les moyens de production étaient simplement considérés comme des parasites. La marchandise, la valeur, l’argent et le travail abstrait ont été compris comme étant les bases techniques de toutes les formes possibles de la production ; et les sociétés socialistes, communistes ou anarchistes de l’avenir, devaient consister dans la gestion « rationnelle » ou « prolétarienne » ou « démocratique » de ces catégories. Dans le meilleur des cas, il y avait la promesse de leur suppression dans un avenir très lointain. Il faut dire que Marx lui-même était souvent assez ambigu à ce sujet et a quelquefois remis en question le statut du travail supra-historique. Il a décrit la « double nature du travail » – concret et abstrait – et l’a appelée sa « découverte la plus importante ». Plus de cent ans plus tard, la critique de la valeur a redécouvert cet aspect de la théorie de Marx. Cependant, ce que nous pourrions appeler « le marxisme traditionnel » est allé dans la direction opposée : le travail, notamment le travail industriel, serait toujours resté la base de toute société. Bien que les débuts du mouvement des travailleurs, sous la forme de Luddites et de proto-socialistes français, avaient été caractérisés par un certain refus du travail industriel, bientôt le mouvement a été complètement pris dans la mythologie du progrès et du rôle du travail dans sa réalisation. L’objectif est devenu le travail libre, non pas de libérer les gens du travail. Cette approche a atteint son apogée dans l’admiration de Lénine et de Gramsci pour Henry Ford et pour la taylorisation du travail. En URSS, en Chine, et ailleurs, « la révolution des travailleurs » signifiait essentiellement faire travailler les gens de plus en plus et plus fort que jamais, mais en leur disant en même temps qu’ils étaient dorénavant les propriétaires des moyens de production.

La gauche radicale n’a jamais condamné que l’oppression que l’appareil bureaucratique exerçait sur la collectivisation socialiste de la propriété, mais n’a pas condamné le rôle du travail lui-même, ni la façon dont il était organisé. Même les anarchistes ont eu tendance à prendre part au culte de l’ouvrier. Ce n’était que parmi les artistes, les poètes et les bohèmes – en particulier, les surréalistes – que vous pouviez trouver un refus du travail. Après 1968, le rejet du travail a commencé à émerger au sein de certains secteurs de la classe ouvrière, en particulier dans le nord de l’Italie, et chez de nombreux jeunes qui ne se sont plus identifiés à une vie passée à travailler. D’un côté, cela a constitué une sorte de laboratoire pour les formes nouvelles, plus « flexibles », postmodernes, du travail qui prétendent dépasser la distinction même entre travail et loisir. D’un autre côté, dans les tendances « autonomes » et « post-ouvriéristes », on peut trouver un refus du travail hétéronome. Ce refus, cependant, est resté subjectif, sans une compréhension théorique de la double nature du travail, et a donc conduit à des résultats douteux : ou bien on fait l’éloge des machines qui sont censées travailler à notre place, ce qui entraîne une technophilie et l’acceptation d’un processus par lequel les êtres humains sont remplacés par de la technologie, ou bien on célèbre le « free-lance », où les gens sont censés gérer leur propre travail et posséder eux-mêmes les moyens de production (dans le secteur de l’information et de la communication, par exemple), en oubliant que ces gens restent totalement dépendants des mécanismes de marché. Typiquement, les théoriciens post-ouvriéristes parlent de « l’auto-valorisation » comme d’un objectif positif, au lieu de s’interroger sur l’ensemble du processus par lequel l’utilité d’un produit est subordonnée à la « valeur » elle-même donnée par la quantité de travail mort que ce produit contient.

L’approche de la critique de la valeur est très différente, car elle insiste sur la « double nature » du travail dans la société capitaliste (et seulement dans la société capitaliste) : la valeur d’usage de tout produit n’a pas d’importance ; ce n’est que la quantité de travail abstrait qu’il « contient » (ou « représente ») qui compte. Cela signifie que le travail, en tant que tel, est réduit à la simple dépense d’énergie humaine. C’est le côté abstrait, le côté « de la valeur », dans sa forme visible d’argent, qui domine le côté concret. Les lois de la création et de la circulation de la valeur s’imposent à l’ensemble de la société et ne laissent pas de place pour des décisions subjectives conscientes, même pas pour les « classes dirigeantes » : ceci est ce que Marx appelle « le caractère fétichiste de la marchandise ». Il n’y a rien de naturel, mais plutôt une inversion de la relation normale entre abstrait et concret. La tyrannie absurde du travail dans la société moderne est la conséquence directe du rôle structurel du travail abstrait. Si nous ne prenons pas cela en compte, toute rébellion contre le travail reste superficielle.

Avec les récents événements de Grèce, encore frais dans l’esprit de chacun, il est clair que la crise financière de 2008 était loin d’être un simple malaise dans un corps capitaliste autrement en bonne santé. Contrairement à ceux qui attribuent tout simplement ces crises à une mauvaise gestion ou à la cupidité capitaliste, comment la critique de la valeur peut-elle nous aider à comprendre ce qui se passe structurellement, derrière l’apparence de ces effondrements presque fatals des systèmes financiers et des économies nationales ?

Les théoriciens bourgeois ont toujours cru que le capitalisme est « éternel » parce qu’il est, selon eux, en conformité avec la « nature humaine ». Pour eux, toutes les crises ne sont que cycliques et transitoires : elles sont comprises comme le résultat des déséquilibres entre l’offre et la demande, ou sont même saluées comme une forme de « destruction créatrice ». Pour les marxistes, le capitalisme est transitoire et voué à être un jour dépassé, mais son abolition a toujours été prévue comme le résultat des actions révolutionnaires de la classe ouvrière ou d’un autre adversaire organisé. La possibilité que le capitalisme puisse avoir des limites internes qui seraient atteintes un jour n’a presque jamais vraiment été prise en considération après la mort de Marx. Lorsque le courant dominant du marxisme a prédit un effondrement final, il a toujours supposé que ce serait sous la forme d’une révolution politique qui résulterait des conditions intolérables créées par l’exploitation capitaliste. Il y a cependant un facteur très important qui n’a pas été pris en compte : la diminution de la masse de la valeur (et donc des bénéfices) dans le long terme que j’ai mentionnée auparavant. Ce problème n’est apparu que de façon limitée : la chute du taux de profit.

Après que le capitalisme a trouvé le moyen d’intégrer avec succès des critiques immanentes, en particulier pendant le boom keynésien-fordiste qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, de nombreux marxistes se sont définitivement convaincus que ce capitalisme ne rencontrerait plus jamais une crise économique sérieuse et que seul un mécontentement subjectif pourrait apporter son dépassement. Les situationnistes, comme l’école de Francfort, se sont entièrement tenus à cette perspective. Cependant, comme je l’ai dit avant, cela a totalement changé après les années 1970. L’accumulation du capital a atteint ses limites parce que son fondement, l’extraction de la plus-value du travail vivant, est devenu de plus en plus réduit, l’importance du travail vivant diminuant continuellement. Le résultat en est que le capitalisme est maintenant capable de survivre seulement grâce à la simulation ; je veux dire, par l’anticipation des bénéfices futurs – qui n’arriveront jamais – à travers le crédit. La critique de la valeur l’a énoncé depuis 1987. Dans les années 1990, les données empiriques semblaient aller à l’encontre de cet argument, mais, après 2008, tout le monde a commencé à parler d’une crise profonde. La réalité est que l’année 2008 était juste un choc précurseur de la crise du capitalisme et qu’elle n’était en aucune façon un véritable effondrement. Mais même dans la gauche et la gauche radicale, la croyance en la vie éternelle du capitalisme est étonnamment tenace !

Il est très fréquent qu’on attribue la crise aux marchés financiers accusés d’étouffer « l’économie réelle ». La vérité est tout le contraire : le crédit seul permet une simulation continuelle de la production-valeur – qui signifie profits – une fois que l’accumulation réelle en est arrivée à un arrêt presque complet. Même l’exploitation massive de travailleurs en Asie ne contribue que très peu à la masse globale des profits. Remplacer la critique du capitalisme par la critique des marchés financiers est du populisme pur et signifie simplement qu’on évite les vraies questions. Le drame véritable est que tout le monde est toujours obligé de travailler pour vivre, même lorsque le travail n’est plus nécessaire dans la production. Le problème ne provient pas de la cupidité d’individus particuliers – même si cette cupidité est évidente – et il ne peut pas être résolu à partir d’une base morale. Les banquiers et les personnages du même acabit – qui, on ne peut le nier, sont très souvent des personnages clairement désagréables – ne font qu’exécuter les lois aveugles d’un système fétichiste qui doit être critiqué dans son ensemble.

Kurz appelle ce processus la « désubstantialisation de l’argent ». Comme seul le travail vivant crée la valeur, il en forme la « substance ». Il ne s’agit pas d’un processus imaginaire : l’énergie humaine a réellement été dépensée et elle existe dans une quantité certaine (même si elle peut être très difficile à mesurer). La valeur ne peut pas être créée par décret, elle ne peut être créée que par un véritable travail au cours d’un processus – et il doit être un « travail productif » dans le sens capitaliste (ce qui signifie qu’il ne consomme pas seulement des capitaux, mais contribue à les reproduire). L’argent peut être créé par décret – mais quand il ne correspond pas à la quantité réelle du travail qu’il est censé « représenter », il n’a pas de « substance » et perd sa valeur dans quelque forme d’inflation (encore que depuis des décennies, l’explosion de l’inflation massive a été reportée par le placement de grosses sommes de capital fictif dans les marchés boursiers, les marchés immobiliers, et ainsi de suite). C’est ici que la critique de la valeur se trouve en contraste frappant avec presque tous les économistes de gauche, qui ne sont généralement que néo-keynésiens.

Vous travaillez actuellement sur un nouveau livre, Les Aventures du sujet moderne, qui sera le pendant de votre travail initial sur la critique de la valeur, mais qui explore plus en détail le « côté subjectif » de la formation sociale capitaliste. Vous affirmez que la forme-sujet, exactement comme le « travail », est une spécificité historiquement liée au capitalisme et aussi qu’elle est destructrice. En vous basant sur le travail de l’auteur états-unien Christopher Lasch, vous affirmez également que cette subjectivité capitaliste est une forme de narcissisme. Pourriez-vous nous expliquer quel est le lien entre votre critique du travail et celle de la forme-sujet ? Comment la « subjectivité » peut-elle être aussi historiquement spécifique au capitalisme ? Pourquoi la forme-sujet est-elle narcissique et quel rôle la critique (conservatrice) que Lasch adresse à la société moderne a-t-elle joué dans le développement de votre argumentation ?

Assez tôt, la critique de la notion de « sujet » est devenue un élément clé de la critique de la valeur. Pour le marxisme traditionnel, comme pour presque toute la philosophie moderne à partir de Descartes, le sujet est quelque chose qui a toujours existé. C’est un fait ontologique. Les marxistes ont rapidement identifié le sujet avec la classe ouvrière qui assure la médiation entre l’homme et la nature et qui « fait » l’histoire sous la forme de « sujets révolutionnaires ». Dans cette perspective, « l’émancipation » (ou « révolution ») signifie que le sujet, qui jusqu’alors a été refoulé, gagne enfin tous ses droits. Les « philosophies du sujet » traditionnelles ont été sévèrement attaquées depuis les années 1950, notamment au nom du structuralisme, de la linguistique et de la psychanalyse. Il y avait bon nombre de bonnes raisons justifiant cette « déconstruction » du sujet. Mais au lieu de déconstruire le sujet en tant que catégorie historique, on a déclaré qu’aucun sujet n’avait jamais existé, ni ne pourrait jamais exister et qu’il s’agissait juste d’une « erreur épistémologique ». La critique de la valeur, en revanche, s’est axée sur le concept marxien de fétichisme de la marchandise : les hommes font effectivement leur propre histoire, mais de façon inconsciente. Les hommes créent des structures (« lois économiques », « impératifs technologiques », et ainsi de suite) qui finissent par les dominer, de la même manière que dans la religion. Le seul vrai sujet dans la société capitaliste est la valeur, que Marx appelle le « sujet automate » : la valeur fait en sorte que la société humaine la serve pour veiller à ce que son accumulation ne se termine jamais. Les hommes sont devenus les serviteurs de leurs propres pouvoirs aliénés. Pourtant, cela fait partie d’un processus historique. L’histoire, comme elle s’est déployée jusqu’à ce point, peut être décrite comme une succession de différentes formes de fétichisme et de formes inconscientes et aliénées de médiation sociale. Cela n’a rien à voir avec une « condition humaine » éternelle. Cette situation peut être dépassée, du moins en principe. Ce dépassement, cependant, ne peut plus être imaginé comme le triomphe d’un « sujet » préexistant ayant survécu sous les cendres de l’aliénation capitaliste. Nous ne pouvons plus prétendre que le « peuple », les « masses », les « travailleurs » sont, dans leur essence, intacts, préservés de la logique de la marchandise (la concurrence, la cupidité, l’opportunisme, etc.). Cela aurait pu être le cas dans des endroits où la modernité a à peine commencé à émerger – mais il ne peut plus en être question aujourd’hui. Si les « masses » acceptent le système, ce n’est pas simplement le résultat de la « manipulation des médias » ou de quelque chose du même genre. Ceci est également la limite de tous les discours qui appellent à la « démocratisation ».

Le sujet moderne a été formé par l’intériorisation des contraintes sociales qui dans les sociétés précédentes étaient imposées aux individus de l’extérieur. Le panoptique de Jeremy Bentham est le paradigme de la « liberté » du sujet moderne. Le siècle des Lumières, et Emmanuel Kant en particulier, sont généralement crédités d’avoir inventé l’autonomie du sujet moderne. Cependant, les philosophes des Lumières – Kant en est une fois de plus le meilleur exemple – ne permettent pas d’identifier le « sujet » avec « l’être humain » en tant que tel, mais uniquement avec ceux qui ont démontré qu’ils sont « responsables » : en d’autres termes, ceux qui ont réussi à contrôler leurs pulsions et désirs humains spontanés. La première condition pour être un sujet était de se mettre soi-même à travailler, de se concevoir soi-même comme un travailleur, et de développer toutes les qualités nécessaires à la concurrence capitaliste : le manque d’émotion, le déni de satisfaction immédiate, la dureté de cœur envers soi-même et les autres, et ainsi de suite. Les femmes et les personnes non européennes n’ont pas eu le statut de sujet. Bien sûr, plus tard dans l’histoire, il leur a été possible d’y parvenir, mais seulement après avoir prouvé qu’elles avaient les mêmes qualités (négatives) que les hommes blancs qui étaient encore, néanmoins, considérés comme les seuls vrais sujets. Le statut de « sujet » est donc en grande partie relié au travail, et le dépassement de la société moderne – où les gens sont définis essentiellement par leur contribution à la production de valeur abstraite par le travail – sera également le dépassement de ce que nous appelons le « sujet » ; non pas pour le remplacer par des structures « objectives » aveugles, mais plutôt par le réel épanouissement de l’individu.

Je suis en train de pousser plus loin la critique du sujet en la reliant à la notion de narcissisme, en particulier grâce à ma lecture de l’œuvre de Lasch. Le narcissisme peut être compris comme la forme psychologique qui correspond au capitalisme postmoderne, de la même manière que la névrose classique décrite par Freud correspondait au capitalisme classique. Toutefois, le narcissisme ne signifie pas simplement une excessive estime de soi. Comme Lasch l’a montré, cela signifie une régression profonde vers le mélange des sentiments d’impuissance et de toute-puissance qui caractérise la toute petite enfance. La culture humaine est un effort continu pour aider l’individu à surmonter cette forme primitive et infantile de détresse. Le capitalisme tardif, au contraire, stimule une régression vers ces structures primitives, principalement par le biais de la mentalité consumériste. C’est pour cette raison que nous pouvons véritablement dire que les individus postmodernes sont souvent extrêmement immatures et expliquer pourquoi certains d’entre eux sont la proie facile d’un comportement violent, pouvant aller jusqu’aux fusillades dans les écoles et phénomènes similaires. Aujourd’hui, la société marchande est basée non pas tant sur la répression du désir (même si cela continue d’exister) que sur la création du sentiment qu’il n’y a ni frontières ni limites. La psychanalyse est plutôt utile pour comprendre le caractère pathologique de la société contemporaine, qui n’est pas simplement un moyen injuste, mais rationnel, d’exploiter des gens pour le bénéfice d’autres, mais est, pour sa plus grande part, une course irrationnelle, destructrice et autodestructrice conduisant vers l’abîme. Ceci est devenu particulièrement évident avec la crise capitaliste des dernières décennies. Celle-ci n’est pas simplement due à des « excès » du néolibéralisme. Cette irrationalité est au cœur même de la structure de la valeur et de son indifférence à tout contenu, à toute qualité, au monde lui-même. Chez Descartes, en 1637, nous pouvons déjà trouver toute la structure narcissique d’un sujet qui est totalement déconnecté du monde extérieur. Nous devons remonter le temps pour rechercher les racines lointaines de la société marchande fétichiste et narcissique.

Dans votre collection d’essais de 2011, Crédit à mort, vous soutenez que le nouveau rôle de l’art qui a pris forme à la période d’après-guerre, témoigne également du tournant narcissique dans la société capitaliste. Alors que dans le passé, l’art avait la tâche de défier son public et de le juger, d’être difficile, aujourd’hui il cherche à flatter les expériences et le jugement de ses spectateurs. Dans le cadre de cette argumentation, vous avez également affirmé que nous devons répondre avec une hiérarchie de valeurs culturelles. Pensez-vous que, contrairement à ce qu’écrit Debord, il est toujours utile de sauver l’art ou qu’une telle chose est encore possible ? Quelle hiérarchie des valeurs selon vous pourrait lutter contre cette démocratisation postmoderne et narcissique de la culture ? Pourquoi devrions-nous traiter la décomposition de l’art différemment de la décomposition du travail et du sujet ?

Un des aspects les plus importants, et peut-être les plus choquants, de l’agitation situationniste a été leur condamnation de l’art comme une autre forme de spectacle et comme une forme de l’aliénation des pouvoirs humains en général. Pour Debord, l’art, comme la religion ou la politique, était une des formes dans lesquelles les capacités humaines ont été développées, mais hors du contrôle humain. Il était alors temps de les ramener à la vie quotidienne. Il n’y avait pas de mépris pour l’art dans cette attitude. Au contraire, l’autodépassement de l’art (au sens hégélien de la préservation et de l’abolition à un seul et même moment) que prônaient les situationnistes était conçu comme le point final du processus dans lequel l’art mettait en question sa propre existence, en particulier en France, où il avait atteint un point culminant avec les dadaïstes et les surréalistes. Les situationnistes voulaient compléter l’autodestruction de l’art au nom d’un « art de la vie quotidienne » supérieur qui intégrerait les aspects positifs de ce que l’art avait été.

Cependant, ce projet, qui a été annoncé à l’origine dans les années 1950 et 1960, avait toujours besoin d’une révolution sociale pour être réalisé. Ce qui en est au contraire advenu, à partir de 1968, a été la montée d’une nouvelle forme de capitalisme, de son « troisième esprit », comme Luc Boltanski et Eve Chiapello le nomment, qui s’appuie fortement sur la tradition artistique et bohème, incorporant une « critique artiste » dans de nouvelles formes de travail qui sont maintenant présentées comme des formes de réalisation de soi. Cela a entraîné une énorme expansion de l’industrie culturelle qui a complètement transformé la culture en une marchandise et un outil pour vendre des marchandises. En effet, il y a eu une réintégration de l’art et la culture dans la vie de tous les jours, mais seulement de façon perverse. En conséquence, il doit être redit que l’art pourrait, ou devrait essayer d’être ce qu’il a toujours été à son meilleur : une représentation de ce qui pourrait être, le rêve d’une vie épanouissante, ou aussi bien, la condamnation d’un monde insupportable.

Le problème est qu’il semble vraiment difficile aujourd’hui de trouver un art qui ait la capacité de nous faire sortir de nos habitudes mentales, comme les avant-gardes ou quelqu’un comme Edward Hopper étaient capables de le faire. Il va sans dire que la subversion et la transgression sont tout simplement devenues des arguments de vente. L’art devrait provoquer chez nous un choc existentiel et nous conduire à nous interroger (même en déployant la beauté – « choquant » ne veut pas toujours dire « laid »), au lieu de confirmer tout simplement ce que nous sommes déjà. Cela signifie que nous pouvons juger les œuvres d’art sur leur capacité à entrer dans un dialogue enrichissant avec le spectateur (ou le lecteur). Si nous le faisons, je pense que nous allons probablement découvrir que Moby Dick n’est pas au même niveau qu’un manga. Et il faut le dire haut et fort, au lieu de se cacher derrière le nivellement pseudo-démocratique de tous les jugements qualitatifs. La valeur est indifférente à toute qualité et à tout contenu ; la culture devrait se dresser contre cette abolition de la différence.

Enfin, comment pensez-vous le développement et la forme d’un mouvement d’émancipation humaine dans le meilleur des cas ? En d’autres termes, que devraient faire les êtres humains dans le contexte de la crise du capitalisme ?

La question n’est plus de savoir si nous pouvons échapper au capitalisme, mais comment cela va se produire, parce que cette société s’effondre déjà tout autour de nous, même si elle le fait à des vitesses différentes dans les divers secteurs et régions du monde. Une très grande partie de l’humanité a déjà été désignée comme « déchet » et est condamnée à survivre, comme elle le peut, souvent dans des décharges ou par le recyclage des ordures. L’argent, la valeur, le travail et la marchandise sont abolis, mais dans une forme cauchemardesque. Peu de travail effectif est nécessaire dans la production, mais nous sommes tous forcés de travailler pour vivre. Actuellement, l’argent en circulation est la plupart du temps « in-substantiel », basé uniquement sur le crédit et la confiance. La production de valeur est en baisse. La vraie question est maintenant de savoir comment construire des alternatives ; celles-ci ne peuvent exister que dans un monde au-delà du marché et de l’État. Il n’y a plus de politiques ou de systèmes « économiques », même ceux qui se veulent plus « équitables » ou « alternatifs », qui puissent résoudre ce problème, car ils sont tous basés sur l’accumulation du travail abstrait. Le seul rôle que l’État peut jouer dans tout cela est d’être l’administrateur de la répression de la misère créée par la crise du capitalisme. Aucun parti, aucune élection, aucun gouvernement « révolutionnaire », aucune prise du Palais d’Hiver ne peut conduire à autre chose que l’administration continue de la société marchande dans des conditions de perpétuelle aggravation. Voilà pourquoi toute politique de gauche a complètement échoué dans les dernières décennies. La gauche n’a même pas été en mesure d’imposer des politiques économiques keynésiennes ou de réinstaurer l’État-providence pour remplacer le néolibéralisme. Ce n’est pas une question de manque de volonté. Les « lois économiques » ne peuvent pas être « humanisées ». Elles ne peuvent qu’être abolies afin de revenir à une société où la satisfaction des besoins n’est pas fondée sur une « sphère économique » reposant elle-même sur le travail.

Ce qu’il nous faut, par conséquent, on pourrait l’appeler une sorte de « révolution grassroots », c’est-à-dire, qui prenne les choses par la racine, qui ne craigne pas la nécessité de faire face à ceux qui défendent l’ordre au pouvoir, en particulier quand il s’agit de s’approprier les éléments de base – le logement, les installations de production, les ressources – en court-circuitant la médiation de l’argent. Nous devons unir les luttes socio-économiques – contre les expulsions de logement, par exemple, ou l’expropriation des terres par les grandes entreprises – avec les luttes environnementales et anti-technologiques – contre les mines, les nouveaux aéroports, l’énergie nucléaire, les OGM, les nanotechnologies, la surveillance – et la lutte pour changer la manière de penser de la population – dépasser la psyché de la marchandise. Cela signifierait une véritable transformation de la civilisation, qui irait bien au-delà d’un simple changement politique ou économique. Les transformations dont je parle vont beaucoup plus loin que dire simplement « nous sommes quatre-vingt-dix-neuf pour cent », ce qui est juste une forme de populisme opposant une infime minorité, ceux qu’on appelle les « parasites », à « nous », les travailleurs honnêtes et les épargnants. Nous sommes tous profondément enracinés dans cette société et nous devons agir ensemble à tous les niveaux pour en sortir. L’humanité a été entièrement victorieuse dans sa lutte pour devenir les « maîtres et possesseurs de la nature », comme Descartes l’a dit, mais elle est aussi plus impuissante que jamais face à la société qu’elle a créée.

[Source : The Brooklyn Rail (Field Notes), septembre 2015.
Traduit de l’anglais par Christian Isidore Angelliaume
www.palim-psao.fr/2015/11/on-doit-se-barrer-d-ici-entretien-d-anselm-jappe-avec-alastair-hemmens.html]

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