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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Éloge des confins
Article mis en ligne le 3 avril 2023
dernière modification le 6 avril 2023

par F.G.

■ Daniel BLANCHARD
LA VIE SUR LES CRÊTES
Essai autobiographique

Éditions du Sandre, 2023, 224 p.

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« Ce bruire du temps qui, en moi comme en toute chose, court à son terme », écrit Daniel Blanchard dans ce livre hors classe, c’est le réel d’un moment où pointe la nécessité non pas de faire bilan, mais ressouvenance à la première personne « des nombreux et divers passagers du possible » que les circonstances de la vie, celle qu’on se construit depuis l’enfance, ont mis sur sa route. Tout compte fait, cet inlassable arpenteur de l’utopie leur doit l’essentiel de ce qu’il a appris, mais aussi cette intuition que « le vrai doit – et peut seulement – être saisi à travers le filtre du temps » – ou, pour parler comme Guy Debord, du « vrai goût » de son passage.

C’est donc à un voyage au long cours dans le temps qu’il nous invite, voyage qui fait sens à chaque page d’un livre écrit de belle plume, comme on disait au temps jadis, celui où sa griffure rythmait la pensée vagabonde et la perspective cavalière. Oui, Daniel Blanchard écrit merveilleusement, et c’est bonheur de le lire en ces temps où triomphe l’autofiction la plus insipide et où le récit autobiographique est devenu le mode d’expression par excellence d’un misérable narcissisme littéraire faisant néant sous copyright. Ici, c’est tout le contraire. Car, plus que de soi, c’est des autres qu’il s’agit de parler, des grands autres, celles, ceux dont l’essentielle rencontre, en amour comme en amitié, en poésie comme en politique, fit résonner en lui « toutes sortes d’harmoniques » qui, d’étape en étape, orientèrent sa manière d’être au monde, de l’appréhender et de vouloir le transformer.

Déjà dans Crise de mots [1], l’un de ses précédents ouvrages composé de quatre essais, apparaissait dans le deuxième – « À propos de ce que fait la poésie » – la figure du père maquisard. Tutélaire et admirée ô combien par son fils, elle fonda, à n’en pas douter, le soubassement de son propre imaginaire de « révolutionnaire » inspiré par cette expérience résistante du père « sur les crêtes » de la vallée de l’Ubaye, dans les Alpes du Sud. Ici, vue dans une focale élargie, cette figure prend de l’épaisseur, de la complexité aussi. Car la vie passante trouble toujours les souvenirs fondateurs. C’est de tout, alors, dont il faut faire liasse de mémoire. D’un côté, ce père : sa voix, des « bribes de son récit », son courage, son goût pour l’amitié, sa pratique de la solidarité, sa fonction de responsable communiste pendant la Résistance, son retour à la vie civile, à Paris et à l’enseignement, son exclusion du parti en 1947, son repli, sa désillusion, la musique, les beaux-arts, les beaux textes et les belles idées comme refuges. Et puis son éloignement définitif, violent même, de l’idée de Révolution (avec majuscule), les staliniens l’ayant trop salie pour qu’il pût encore y croire, même contre eux. De l’autre côté, la mère – « cette voix que j’entends encore comme voguant sur le vide du temps d’où je viens, comme un écho qui le sonde, qui en révèle toute la part de vie engloutie… ». Ce « vide du temps », c’est le passage du « rien » au « je », au « je » d’une naissance au monde, d’une « faculté de commencer ». Et de continuer, jusqu’au rien, l’autre, celui qui ponctue. Entre les deux, il y a du temps, le temps qu’il faut pour vivre une vie.

C’est une qualité majeure de ce livre que de toujours maintenir la « distance juste » sans jamais chercher à rogner l’émotion qui porte la souvenance. Juste distance avec les mythes fondateurs, avec l’enfant qu’on fut, avec les illusions qu’on trimballa, avec l’idée qu’on se faisait du temps avant de comprendre qu’il passait. Cette subite irruption du « on » n’est pas, qu’on se rassure, le fait d’un dérapage stylistique, mais une manière de souligner la part d’universel que comporte ce récit autobiographique de haute facture. S’y reconnaître, c’est attester de sa force d’évocation en activant, toute proportion gardée, sa propre ressouvenance. S’affranchir du père, c’est trahir certes, surtout quand on a tant voulu lui ressembler, mais c’est surtout devenir à soi et pour soi. Contre ce « tu seras celui que je veux » qui fonde souvent la paternité.

Cette juste distance, l’auteur la maintient tout au long d’un récit dont le pire écueil eût été, surtout quand d’affinités profondes et engageantes il s’agit, de céder au regard enchanté de la bienveillance mémorielle, celle qui lisse les aspérités et minimise les conflits au nom du message qu’on veut laisser à la postérité et qui pourrait se résumer ainsi : « Nous nous sommes tant aimés ». Certes, nous dit Daniel Blanchard, mais en en payant souvent le prix de l’amertume. Par chance, il n’y a chez lui nulle prédisposition au ressassement et moins encore aux règlements de comptes post festum. « Qui se plaît au souvenir conserve ses espérances », disait Chateaubriand.

Pour l’auteur, ce temps de la jeunesse où l’on se cherche en se perdant fut borné par l’insurrection algérienne de novembre 1954 – un retour des maquisards –, puis par l’insurrection hongroise de novembre 1956 – un retour des conseils ouvriers dans le bloc glacé du communisme de caserne. À l’occasion de la révolte de juin à Poznan (Pologne), qui précéda de quelques mois celle de Hongrie – une authentique révolution ouvrière, pour le coup –, il entre en contact avec la confrérie militante alors presque clandestine de « Socialisme ou Barbarie », ce groupe-revue à l’influence relative mais qui marquera durablement le débat d’idées de la seconde moitié du XXe siècle. Il a déjà eu en main quelques numéros de la revue, mais la rencontre avec ses animateurs opère à proprement parler dans une salle de l’Hôtel des Sociétés savantes de la pari-sienne rue Danton. C’est Claude Lefort, de retour de Pologne, qui mène les débats. « L’image de cet homme, de ses gestes amples, de l’intensité, de la vigueur de son articulation m’est restée, sans doute parce qu’elle donnait vie, clarté, à ces mots impressionnants – “socialisme”, “ barbarie”… – qui avaient fasciné mon esprit comme une énigme féconde. » À l’heure du débat, le jeune Blanchard intervient. Il n’en revient toujours pas, d’ailleurs, d’avoir trouvé la force de demander la parole. Chaulieu (Castoriadis) lui succède, qui salue l’intervention de ce camarade qu’il ne connaît pas. C’est là comme une cooptation. Et c’est ainsi que l’entend Alberto Véga, l’Espagnol du groupe, un ancien du POUM et ex-bordiguiste, qui servira à Daniel Blanchard d’intercesseur. Un an plus tard, le 23 octobre 1957, ils franchissent ensemble la porte métallique de la rue de la Sourdière où se réunit la fraternité des « sociaux-barbares ». Il y militera activement, sous le pseudo de P. Canjuers, en souvenir du haut-plateau surplombant le Verdon et ses gorges. Pendant huit ans et avant de la quitter, juste avant son autodis-solution en 1967.

Aux aguets des métamorphoses du système d’exploitation et de domination des années 1960, S. ou B. se différenciait, par son souci permanent de comprendre le monde, des « quelques sectes “ultra-gauche” qui cultivaient un étroit corpus idéologique bloqué », mais, comme elles, et plus largement comme certaines dissidences trotskistes et anarchistes, le groupe faisait partie de ces quelques « foyers secrets » formant « univers parallèle » et assumant l’audace « de refuser de s’incliner devant la double hégémonie idéologique du libéralisme capitaliste et du prétendu marxisme stalinien ». S’il n’est de souvenirs porteurs que susceptibles de rendre l’émotion du vécu qui les a construits, ceux du temps de cette expérience de S. ou B. évoquée par Daniel Blanchard restituent en quoi elle fut si singulière, passionnante et importante pour lui. C’est qu’au fond elle lui fit toucher du doigt une vérité qu’il n’avait fait que pressentir à travers l’histoire de son père : il faut des alliés substantiels pour faire cause commune, et du sensible pour faire communauté humaine. Ce « nous », cette « liberté stimulante », la revue à faire, la famille des « camarades », les bouffes chez Véga, les séances de ronéo chez Mothé, les soirées chez Corneille (Castoriadis) bercées par la voix de Billie Holiday : autant de traces inoubliables d’un temps d’ouverture et de traversée des possibles.

Ce n’est pas la première fois que Daniel Blanchard évoque ce moment de l’automne 1959 où, d’un coup d’un seul, Guy Debord entra – et un peu plus – dans le champ de vision du social-barbare P. Canjuers [2]. Un numéro de l’Internationale situationniste qui arrive dans la boîte aux lettres de S. ou B. Une prise de contact. Une rencontre dans un bistrot de la « Montagne Geneviève » où, pour chacun, le signe distinctif est un numéro de sa revue. Voilà le début, précise l’auteur, d’une « longue conversation » dérivant dans ce Paris en noir et blanc encore fier de ses ruines. Il y eut, bien sûr, du jeu là-dedans, « ce “jeu du monde” auquel s’est toujours trouvée confinée l’activité des révolutionnaires hors des époques de fractures sociale et politique ». En sortit un texte en forme de « préliminaires » programmatiques et quelques précieux instants, sinon de réelle connivence, du moins de complicité. Au ton que Daniel Blanchard emploie pour évoquer, à diverses reprises, la figure de Debord, on ne peut d’ailleurs que constater que ce croisement de routes fut suffisamment marquant à ses yeux pour qu’il en gardât un sentiment mélancolique. La chose est d’autant plus étonnante que cette rencontre, éclairante mais sans suite, fut de courte durée. Elle semble pourtant s’être figée dans la mémoire de l’auteur comme fondatrice d’une nostalgie revendiquée. Car seule la mélancolie, nous dit-il, est capable de projeter la vérité d’un moment vécu au présent dans « le vrai goût du passage du temps ». Ce fut un moment de brillance, d’éclaircie, de liberté.

Vient un temps où, toujours, les familles comme les tribus suscitent l’ennui. « Ce devait être en 1964, écrit Daniel Blanchard… Cette constatation m’a fort affligé : participer au Groupe [avec majuscule d’origine] n’était plus une aventure, c’était devenu un fonctionnement. » Simple comme une évidence. Bien sûr, les raisons sont plus complexes : l’entité s’est scindée pour la seconde fois un an plus tôt, les thèses un peu désespérantes de Castoriadis sur le « capitalisme moderne », – « infondées », dit l’auteur – désarment pour partie la fonction critique de S. ou B. Tout cela est vrai, tout cela est matériau pour historiens. L’ennui, en revanche, c’est un soupir du dedans qui, pour ne pas en mourir, oblige au pas-de-côté. Daniel Blanchard n’hésite pas. D’autant qu’il a besoin de se ressourcer pour soigner sa « crise de mots » en se dépouillant du « capital gelé de la connaissance discursive », comme disait le vieil Hegel, en se raccrochant au poétique (Bonnefoy et Du Bouchet), en écrivant, en voyageant… et en acceptant la proposition d’une jeune femme, Helen Arnold, une copine de S. ou B., de vivre ensemble. Pour la vie, puisqu’ils font toujours équipage d’amour partagé [3].

C’est Mai 68 qui, du côté du Mouvement du 22 mars, les remettra, l’un et l’autre, non pas dans le sens, mais dans le contre-sens, de l’histoire en les allégeant du poids des habitus militants et des convenances avant-gardistes. Car si le bouillonnement de ce mois de mai a marqué si durablement, si intensément, celles et ceux qui ont eu la chance d’en être, c’est précisément parce que, même gazeux, l’air qu’on respirait y était léger comme un rêve de communauté possible. C’est ce même mois, vers sa fin, qu’au centre universitaire Censier Daniel Blanchard et Helen Arnold sont alpagués par une petite bande de situs de leur connaissance qu’accompagne « un homme d’âge mûr, trapu, en veste militaire et béret noir ». Ils apprennent que ce Murray à l’étrange dégaine est venu de New York pour s’informer sur le mouvement, mais que, ne parlant pas français, il cherche un interprète. Helen, elle-même d’origine américaine et traductrice, se propose. Sans se douter que de cet instant naîtra une amitié de presque quarante ans avec Bookchin, cet « authentique indigène du Lower East Side de Manhattan ».

« Communiste à dix ans et trotskiste à vingt ans », Bookchin, né en 1921 dans une famille de prolétaires juifs et émigrés de Russie, éditait à la fin des années 1960, avec un petit groupe de jeunes libertaires, le mensuel Anarchos, qui avait déjà, écrit Daniel Blanchard, « cette singularité – ce mérite – de lier critique du capitalisme et dénonciation des calamités écologiques ». Divers séjours effectués par Daniel et Helen aux États-Unis à la fin des sixties et au début des seventies tissèrent avec lui et sa femme Bea des liens affinitaires indéfectibles. Au point de participer de près, mais sans s’y impliquer exagérément, à l’expérience communautaire du Coffee House de Burlington (Vermont), terre où les thèses de Bookchin avaient essaimé dans ce qui pouvait apparaître comme « un des foyers les plus vivants de la “contre-culture” » étatsunienne de l’époque. Au départ, pour sûr, il y a, nous dit Daniel Blanchard, ce désir de cesser de « veiller indéfiniment le cadavre de Mai 68 » pour encore attiser sa flamme. Bien sûr, ce que l’auteur découvre à Burlington, ce n’est pas une « révolte active », mais « une sécession, dont Murray [leur] avait certes vanté le potentiel libertaire, mais qui ne visait nullement à subvertir l’ordre établi, si détesté qu’il fût ». Une sécession politique, activiste ou contemplative, voire mystique, qui n’intéressait, en somme, que la « petite et moyenne bourgeoisie blanche ». « C’est pourquoi, souligne-t-il, je [m’en] suis senti tout de suite étranger. » Même si cette sécession pouvait avoir le charme de ses incohérences.

Cette parenthèse vermontoise aura tout de même eu l’avantage – en plus d’entretenir le lien jamais défaillant avec Bookchin, dont Daniel et Helen furent les introducteurs en France – de convaincre l’auteur de la force projective de l’injonction qui fut au fondement de cette contre-culture américaine des seventies, à savoir le Do it ! (Fais-le !) qui l’inspirait. Ce « faire » comme condition utopique d’un réel, acceptable parce que choisi, livra avec le temps, on le sait, partie du mouvement de contestation étatsunien à se renier. En devenant yuppie, comme Jerry Rubin, ou en inventant, dans la Silicon Valley, la danse de mort des algorithmes qui nous accablent. Mais pour Daniel Blanchard, ce « do it yourself ! » eut pour avantage de le ramener personnellement à cette question de base : « Qu’est-ce que je désire, en mon for intérieur, “faire” et que je n’ose pas envisager comme possible ? » Au point de fuite des révolutions, il y a toujours de l’incertain. Il exige d’ « apprendre à se déprendre », comme disait Georges Henein, sans jamais oblitérer le rêve qui les a portées. Pour Daniel Blanchard, la réponse à la question du « quoi faire », du quoi choisir de faire, sent l’évidence : fabriquer des livres, devenir imprimeur, remonter la pente de la défaite, retrouver le sentier des crêtes.

L’Imprimerie Quotidienne, atelier et commune libre de Fontenay-sous-Bois, va lui en offrir l’occasion. Au commencement de l’aventure, en 1973, il y a une équipe de jeunes libertaires soixante-huitards qui ont en commun, outre des idées subversives, un vif penchant pour le dessin, le texte et les caractères d’imprimerie. Convaincus de la nécessité de maintenir une tradition typographique de qualité qui commence à décliner, ils achètent ou récupèrent du matériel et s’approvisionnent en papier de qualité. Pour vivre, la bande accepte certaines commandes commerciales, des catalogues d’expositions, des tirages limités de très belle facture de certains ouvrages, comme le Laure, de Georges Bataille. Pour le reste, la bande de la Quotidienne, qui a aussi vocation à éditer pour son propre compte, sait quoi imprimer, et elle choisit bien. De la revue Utopie et des Cahiers d’utopie aux très beaux livres de cuisine du « Couteau dans la plaie ». C’est elle qui publiera, sous logo de la Librairie Parallèles et encré en vert, le premier texte de Bookchin diffusé en français, Vers une technologie libératrice. Traduit et préfacé par Helen et Daniel, il avait été refusé par nombre d’éditeurs ayant pignon sur rue au prétexte que l’écologie n’avait pas d’avenir. Prescience de l’expertise !

Quiconque a fréquenté, comme c’est mon cas, la Quotidienne de Fontenay en ces années d’utopie active sait l’ambiance fraternelle qui y régnait. Surtout le soir autour de la table quand, dans le fracas des verres qui s’entrechoquaient, l’assistance ressentait la force de ses élans et de ses refus. On comprend que Daniel Blanchard ait trouvé, en ce lieu, des raisons de se ressourcer.

Il y a toujours des passages dans une ville qui mènent on ne sait où. C’est toujours ceux-là qu’il faut emprunter. Dans la vie, c’est pareil. En regardant vers le haut, nous dit Daniel Blanchard, vers les crêtes. Son livre est un bonheur. Il touche juste, y compris dans sa compréhension des limites du projet d’émancipation quand il contribue, comme c’est désormais fréquent, à séparer plutôt qu’à réunir. « Qu’une infinité d’autruis s’épanouissent, écrit-il en fin d’ouvrage en écho à l’époque, mais qu’ils n’exagèrent pas avec leur altérité… » Prétendre, et plus que jamais, au refus des identités et des assignations plutôt que de s’en faire des hochets.

Freddy GOMEZ


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