■ Nous avons reçu, il y a peu, de Behrouz Safdari, talentueux traducteur du français au persan et ami de notre site, un projet d’ « Appel collectif à la solidarité avec les insurgées et les insurgés d’Iran ». Libellé ainsi, il est aujourd’hui mis en ligne sur son propre site :
« Si partout dans le monde des insurrections s’allument, s’éteignent et se ravivent sous les prétextes les plus divers, c’est qu’elles répondent moins à la hantise du panier vide des ménages qu’à un mobile plus puissant, qui est la volonté de millions d’êtres de vivre selon la liberté de leurs désirs. Or ce sont ces désirs, dont les enfants héritent en naissant, qu’un système économique et social fondé sur le profit a entrepris de réprimer en désertifiant la terre qui les nourrit.
» Déjà les zapatistes du Mexique, les Gilets jaunes de France, la résistance du Rojava avaient montré que l’obstination d’être là dans la tranquille obstination de la vie toujours renaissante dispensait de verser dans l’idéologie de la victoire et de la défaite qui a si longtemps placé les révolutions sous l’enseigne de la mort.
» Ce qui se passe en Iran illustre une situation qui empêche tout retour en arrière. Le mouvement n’a que faire de pétitions, il se passe de ces manifestations cathartiques où l’on rentre à la maison une fois le devoir accompli, il a besoin de la prise de conscience d’individus anonymes confrontés au choix de vivre ou de disparaître. Ce sont ces individus autonomes qui feront basculer vers la vie un monde qui n’a eu d’existence que mortifère. Il suffit que leur pensée rayonne.
» Elle brisera les tentatives de récupération que la gabegie étatique et mondialiste met en œuvre en ignorant un phénomène d’une radicale nouveauté : la lutte a changé de base. »
Par la suite, nous est venu ce texte de l’ami Behrouz que nous publions ici avec grand plaisir. Précisons qu’il ne prétend pas répondre à l’urgence d’information ponctuelle (et de bonne source) que nous ressentons concernant ce mouvement à bien des égards inédit et qui semble depuis deux gros mois saper, dans ses prétentions les plus totalitaires, l’infâme pouvoir théocratique iranien. Déchaînée partout en Iran – et particulièrement au Kurdistan iranien –, la terrible répression [1] qui s’abat sur lui, en nous plongeant du même coup dans un état d’authentique sidération, se révèle, à ce jour, incapable d’en venir à bout. Reste à le soutenir par tous les moyens qui sont à notre portée.
Ce texte, nous dit Behrouz Safdari, est le fruit « d’une longue et amère expérience face à l’imposture multiforme régnant en France au sujet de l’Iran ». Elle se sent à chaque ligne, cette colère rentrée, mais transcendée par la passion critique.
Chaque fois que coagule, à un bout du monde, la belle colère d’un peuple en résistance à l’abjection, le vieux rêve émancipateur se ranime. Aujourd’hui, nos regards sont tournés vers l’Iran. Dans l’espérance et la crainte.
À contretemps
« Si tout système totalitaire est dictatorial, toute dictature n’est pas totalitaire, écrit Éric Faye [2]. Le totalitarisme aspire à une domination totale de l’homme, selon l’expression d’Hannah Arendt, et une fois celui-ci soumis, vise à le changer en profondeur. Il repose sur une Weltanschauung [3], dont seuls les membres du sérail sont habilités à faire l’exégèse, et c’est dans cette explication du monde que prennent source les orientations du régime. C’est en fonction d’elle que le système totalitaire pétrit l’homme. Le IIIe Reich s’est fondé sur le nazisme, le stalinisme sur le marxisme et la révolution iranienne sur l’islamisme : à la fin du XXe siècle, le totalitarisme s’est doté d’une annexe, l’intégrisme religieux, résurgence de phénomènes fort répandus sous l’Antiquité, puis le Moyen Âge et à l’Âge classique (inquisition, Guerre de trente ans). »
Si l’emprise des mystifications des totalitarismes rouge et brun fut, historiquement, bien que d’abord minoritairement, assez tôt dénoncée et brisée par la conscience humainement radicale et sensible, force est de constater que le totalitarisme islamiste continue à hanter et désarmer les consciences.
L’Iran aura été durant ces dernières décennies à la fois le laboratoire de la monstrueuse épouvante du théo-fascisme et la merveille de son dépassement par une révolution de la vie quotidienne. Le fait d’avoir été ignoré jusqu’à nos jours constitue son tragique.
Les protagonistes du faux et spectaculaire débat entre « islamogauchisme » et « islamophobie » ne font que reproduire la mystification liée au conflit entre « l’axe du Mal » et « le grand Satan ».
Dans un texte écrit en septembre 2022, titré « Dépasser la religion qui, jusqu’à l’écœurement final, fut le cœur d’un monde sans cœur », et dédicacé « aux femmes iraniennes qui brûlent leur voile », Raoul Vaneigem cite en exergue ces vers de Charles d’Avray :
Tu veux bâtir des cités idéales
détruis d’abord les monstruosités
gouvernements casernes cathédrales
qui sont pour nous autant d’absurdités.
J’aimerais à mon tour citer un passage de ce texte en guise d’introduction à mon analyse :
« Cet archaïsme prête une fausse modernité à un mouvement évangéliste qui a toujours servi de couverture spirituelle à l’impérialisme des gouvernements d’Amérique du Nord – qui ne se souvient des couvertures porteuses de germes de la variole que les missionnaires offraient aux Indiens pour les décimer ?
» L’Iran et les États-Unis forment ainsi un couple conflictuel, uni malgré eux par un même puritanisme, un même culte de l’obédience, de l’hypocrisie, de la prédation au nom d’un Dieu impitoyablement bon.
» Chiite ou sunnite, l’islam tient sa survie de la prédominance d’une économie de type agraire qui conçoit les gisements pétroliers comme les produits du sol et la spéculation boursière comme l’effet de leur jaillissement. La grande différence avec les États-Unis est que les femmes iraniennes brûlent leur voile, marque de leur aliénation, alors que bon nombre d’Américaines en sont encore au “bénédicité” et au service paroissial du dimanche. Si puissante que se veuille la politique suprématiste et machiste des États-Unis, elle n’est pas de nature à résister aux coups des femmes insurgées érigeant la volonté de vivre en guérilla. »
Je suis traducteur de textes français en persan. Depuis plus de quatre décennies, je traduis et introduis vers le plateau d’Iran et pour les persanophones des œuvres et des auteurs « inédits » en persan. Le souffle de vie que m’a apporté la lecture de ces textes marqués par un désir d’émancipation exprime la résonnance vitale de cette magie que Giordano Bruno formula en termes de lieur, liable et lien (vinculum, en latin) et Fourier par attractions passionnées.
Or ce désir de partage se heurte toujours aux murs de censure dressés par le régime théo-fasciste iranien et son ministère de la Guidance islamique. D’où la nécessité d’apprendre l’art d’attendre en inventant mille et une astuces pour diffuser ces textes à l’intention de lecteurs las de l’oppression et toujours en quête de libertés. br/>
En septembre 2022, le meurtre de la jeune femme Mahsa (Jina) Amini par la police des mœurs théocratique, qui a lieu trois jours après son arrestation à Téhéran pour le « délit » d’avoir « mal porté » son voile, met le feu aux poudres des colères accumulées par les « filles de Tâhereh », mais aussi par une société saignée à blanc après quarante-trois ans de tyrannie islamiste.
Dans sa version chiite, l’État islamiste iranien est la matrice des variantes sunnite, talibane et Daesh, ou de celle des islamistes d’Algérie qui ont assassiné en 1994, à Meftah, la jeune Katia Bengana parce qu’elle ne portait pas de hijab.
Pour la première fois dans l’histoire mortifère de la « République Islamique », des femmes et des hommes insurgés côte à côte bravent le monstrueux dispositif répressif du régime en reprenant le fameux slogan des femmes du Rojava : « Femme, vie, liberté ». L’insurrection s’étend spontanément à l’ensemble du territoire, dépassant toutes les particularités ethniques, régionales, générationnelles ou de sexe. Les femmes enlèvent leur voile et les jettent au feu tout en dansant et en chantant leur hymne à la vie et à la liberté.
Ce n’est pas la première fois que l’infâme régime théocratico-affairiste iranien est confronté à un mouvement de révolte contestataire. En crise de stabilité permanente depuis qu’il existe, il ne doit son maintien qu’à la terreur répressive qu’il est capable d’exercer.
Cela dit, à partir du Mouvement Vert de 2009, le cycle des soulèvements s’est accéléré et radicalisé. La succession des révoltes sociales écrasées de plus en plus férocement – notamment en 2017 et 2019 – va de pair avec une radicalisation des consciences s’exprimant par des revendications de plus en plus nettement subversives tendant à en finir avec le régime théocratique.
C’est en tenant compte de cet héritage des luttes, qui commencent en même temps que l’instauration du régime islamiste en 1979, que l’on doit comprendre l’ampleur et le sens de l’insurrection en cours. Loin d’être un phénomène surgissant ex nihilo, elle est l’aboutissement de quarante-trois ans de résistances sociales et de dissidences sensibles et quotidiennes. Il s’exprime d’abord – et radicalement –, dans la levée en masse des femmes contre l’islamisation de l’univers sensible et sensoriel de la société. Par l’instauration, en 1979, de la théocratie islamiste en Iran, une dictature aux habits et aux impératifs sociopolitiques modernes (régime monarchique) a été remplacée par une dictature idéologique, un régime de terreur répressive à visée totalitaire qui définit ses « ennemis » selon une grille idéologique dont le but est de fabriquer « un nouvel homme » islamique.
Pour mieux situer ce qui suivra, j’ai choisi deux brefs extraits de mes traductions. L’un, de Raoul Vaneigem : « Il n’y a rien de plus redoutable pour les libertés authentiques que les libertés fictives, si ce n’est leur révocation et la réaction de mort qu’elle propage. » Le second, de Marcel Moreau : « Un jour, les Occidentaux se poseront-ils enfin cette question à la fois simple et terriblement impérieuse : comment traiter avec les régimes où le rabaissement de la femme est institutionnalisé ? »
Notre résignation à l’inadmissible est infinie. Alors, nous continuerons de recevoir, avec les honneurs dus à leur rang, les misogynes au pouvoir et, au besoin, d’offrir à leur concupiscence hypocrite le temps d’un divertissement, une mille et unième nuit en compagnie de l’élite de notre vénal sérail. Et nous continuerons de faire comme si l’apartheid monstrueux dont je parle n’en était pas un. Je crois que nous avons même brisé jusqu’au beau ressort qui pourrait nous pousser à aider comme il le faudrait celles qui, en assumant tous les risques, osent se rebeller contre leurs maîtres et la situation qu’ils leur imposent. Ce serait trop demander à notre réalisme, pourtant en veine de verbiage égalitaire. Ce serait sans doute aussi trop demander à certaines féministes, parmi les plus promptes à brandir le drapeau de leur sexe, à la moindre occasion. Comme beaucoup de faux « révolutionnaires », elles ont l’émotion opportuniste – et l’indifférence sélective.
Que voulez-vous, c’est plus fort que moi : chaque fois que, curieux je me penche sur les comportements d’une société, je commence par subordonner mes réactions à la place que cette société fait à la femme. Je crois bien que la condition qu’on lui fait fonde, au cours des âges, le premier des racismes.
Tout mon travail de traduction est essentiellement mené dans le sens du français vers le persan. Fasciné par les astres d’orientation que j’ai trouvés dans la constellation poético-libertaire de l’émancipation en langue française, je désire partager mes repères avec les persanophones et contribuer ainsi à réparer les dégâts, à combler les lacunes dues à la longue histoire de despotisme et d’obscurantisme que connaît mon pays natal.
Quand il m’arrive de traduire du persan en français, ce n’est pas pour proposer une nouvelle traduction d’un quatrain de Khayyâm ou tout autre texte de la littérature classique persane. Il s’agit plutôt de « traduire le texte de la réalité » (Nietzsche), la réalité vécue en Iran. Et cette réalité est souvent si mal représentée et traduite en France qu’elle apparaît, a fortiori depuis l’irruption de la révolution sociale sous le signe de « Femme, vie, liberté » en septembre dernier, comme un OVNI dans le ciel hexagonal.
Aperçu généalogique de cet OVNI : depuis la constitution d’un État chiite extrémiste duodécimain par la dynastie safavide au tournant de XVIe siècle, certaines autorités cléricales élaborent un projet doctrinal de prise de pouvoir exclusif. Au début du XIXe, un certain Mullah Ahmad Naraqi formule la doctrine du « Gouvernement du Juriste » – juriste islamiste, s’entend. Cette doctrine est reprise et consolidée par Khomeini qui va en faire la base de la « République islamique » instaurée après la chute de la monarchie des Pahlavis en 1979.
L’allié et rival historique des monarques en Iran, le puissant appareil du clergé chiite, a joué un rôle déterminant dans la répression sanglante du dernier mouvement réformateur et millénariste en Perse, le mouvement des Bâbi au XIXe siècle, dont faisait partie la poétesse Tâhereh Qurratu l’Ayn, qui fut assassinée par étouffement à l’appel d’une fatwa chiite. Dans la dédicace de son livre, Le Mouvement du libre-esprit, réédité en 2005, Vaneigem lui rend hommage : « À celles et à ceux qui, en s’efforçant d’instaurer une société humaine où le bonheur de chacun soit solidaire du bonheur de tous, ont lutté et persistent à se battre pour débarrasser la Terre de la peste religieuse. À la mémoire de la poétesse persane Tâhereh, dite Qurratu l’Ayn, qui en 1848, ôta publiquement son voile, déclara qu’elle ne le porterait plus jamais et appela les femmes de son pays et du monde entier à se libérer de la tyrannie masculine. »
Le soulèvement populaire contre le régime monarchique en 1977-79 poussa les puissances occidentales à envisager un changement à la tête de l’État destiné à stopper le potentiel socialement subversif et géopolitiquement déstabilisateur du mouvement. Lors de la Conférence de Guadeloupe tenue en janvier 1978, États-Unis, Royaume-Uni, France et Allemagne de l’Ouest discutèrent de la crise politique en Iran, de la situation au Cambodge, de la violence en Afrique du Sud, de l’influence croissante de l’Union soviétique dans le golfe Persique, du coup d’État en Afghanistan et de la situation en Turquie. Mais l’une des principales questions abordées fut la crise politique en Iran qui avait conduit à un soulèvement contre la dynastie des Pahlavis. Les quatre dirigeants conclurent qu’il n’y avait aucun moyen de sauver la position de Mohammad Reza Pahlavi comme Shah d’Iran et que, s’il restait à la tête du pays, cela pourrait aggraver la guerre civile et entraîner une intervention de l’Union soviétique. Il fut décidé pendant ladite conférence de choisir l’option Khomeini – déjà connu et reconnu comme ferme opposant au communisme et aux forces de gauche – et de proposer la médiation du commandement de l’armée américaine entre forces militaires royales et clergé chiite pour rassurer ce dernier sur la neutralité de l’armée royale dans un processus de transition.
Contrairement à la propagande et désinformation qui durent depuis quarante-quatre ans, loin d’être la seule perspective portée « naturellement » par « une société traditionnelle et religieuse » à l’issue de l’insurrection de 1979 en Iran, le projet théocratique de Khomeini fut surtout élaboré et construit par un projet géopolitique.
À l’opposé de ce que prétend la même propagande, il existait en Iran, même avant son arrivée au pouvoir, et quoique minoritairement, une perception critique du projet de Khomeini de Gouvernement islamique. Ainsi, certes peu implanté, un courant de gauche non stalinien – et donc critique de la vision de « l’unité nationale anti-impérialiste » – avait averti sur les périls sociaux qu’entraînerait le projet khomeiniste, prévenu de ses liens idéologiques avec les Frères musulmans et rappelé les prises de position extrêmement misogynes de Khomeini et les risques qu’encourraient, sous son pouvoir, les avancées en matière de droits des femmes conquises sous la monarchie de Pahlavi.
Après ces rappels, il convient de s’arrêter sur les éléments ayant contribué à construire cet OVNI persique made in France en examinant leurs dimensions intellectuelles, militantes, affairistes, lobbyistes. Lors d’une discussion avec l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo et l’économiste François-Xavier Verschave, je leur disais que la « méthode Françafrique » avait inventé des modes d’emploi mondialisés, dont l’Iran était une illustration souvent méconnue. En voici un aperçu dans divers champs d’application : Raison, État, Affaires, Médias, Université, Intellectualité, Idéologie, autant de déclinaisons qui dominent, depuis un demi-siècle, en France, par leur emprise falsificatrice, les représentations de la réalité iranienne :
a) Pendant que certains iraniens essayaient d’avertir du projet de Khomeini, des intellectuels français – comme Sartre et Foucault – se rendaient à Neauphle-le-Château pour soutenir le Guide Suprême de la future théocratie. En effet Sartre et Simone de Beauvoir étaient déjà profondément séduits par un intellectuel chiite iranien, Ali Shariati – dont les idées contribuèrent à l’élaboration de la théocratie en Iran –, au point que Sartre avait déclaré : « Je n’ai pas de religion, mais si je devais en choisir une, ce serait celle de Shariati. » L’approche foucaldienne consistant à mythifier la révolution « spirituelle » iranienne n’a cessé, quant à elle et jusqu’à aujourd’hui, de sévir dans l’intelligentsia extrême gauchiste postmoderne en France et ailleurs [4].
b) « En 1974, la France a signé avec l’Iran du Shah, un vaste contrat de coopération nucléaire qui comprend la vente de centrales et d’équipements nucléaires, et un contrat d’enrichissement d’uranium. L’Iran a prêté un milliard de dollars à la France et est entré à hauteur de 25 % dans le capital d’Eurodif, l’usine d’enrichissement d’uranium de Tricastin. Il doit recevoir en retour 10 % de l’uranium enrichi. Khomeini, une fois au pouvoir, rompt l’accord sur le volet de la vente des centrales nucléaires, mais pas sur le contrat Eurodif et réclame l’uranium. Paris refuse aux Iraniens le droit d’exercer leur statut d’actionnaires d’Eurodif et refuse de rembourser le prêt effectué par le gouvernement du Shah. Il faut attendre 1991 pour qu’un accord définitif sur le contentieux Eurodif soit trouvé. La France verse plus de 1,6 milliard de dollars à l’Iran qui ne réclamera pas l’uranium produit. Mais en 1991, l’ancien premier ministre iranien Chapour Bakhtiar, réfugié en France, est assassiné par trois hommes. L’un d’eux avouera à son procès avoir été envoyé par le gouvernement iranien. » Mais le maintien des affaires commerciales avec le régime théo-fasciste iranien demeure toujours au-dessus de tout souci moral. Car, selon l’idéologie du MEDEF, « si on limitait nos relations commerciales avec les régimes démocratiques dans le monde, on se ruinerait » [5].
Les affaires étant les affaires, et de la même façon que la société française Lafarge avait reconnu avoir fourni Daesh en Syrie, on a appris récemment que l’entreprise Cheddite France vendait ses grenades lacrymogènes, balles en caoutchouc et munitions de LBD à la version chiite de Daesh en Iran [6]. .
c) Un ancien directeur de la DST en France au courant, à ce titre, des agissements terroristes des vastes réseaux de la République islamique d’Iran à l’encontre de ses opposants politiques en exil, écrivait déjà en 2009 : « La machine de propagande de l’Iran mène des opérations de désinformation complexes qui pourraient paraître accidentelles ou spontanées pour un esprit sans méfiance. […] Entre ingéniosité et mauvaise foi, le partage ne se fait pas si facilement pour des hommes politiques qui peuvent vouloir sincèrement rapprocher l’Iran et la France et gomment les énormes différences, divergences ou encore antagonismes entre ces deux pays. Aussi le sénateur Aymeri de Montesquiou, qui préside le groupe sénatorial France-Iran, se dépense beaucoup pour valoriser les positions officielles iraniennes. Il déclare le 9 janvier 2009 : “L’Iran et l’islamisme sont deux choses différentes. Le meilleur allié contre l’islamisme c’est l’Iran”, et encore : “Les journalistes alimentent cette thèse fausse selon laquelle peut-être, dans les années 80, l’Iran a joué un rôle dans le terrorisme”. »
Puis en donnant d’autres noms de personnalités politiques françaises engagées dans les affaires commerciales avec l’Iran, il écrit : « La composition du groupe d’amitiés France-Iran est d’ailleurs fort intéressante puisqu’y figurent l’ancien ministre des Affaires étrangères, Hervé de Charrette, et le meilleur spécialiste socialiste de la défense, Jean-Michel Boucheron, ancien président du groupe. Parmi les amis fidèles de l’Iran s’inscrivent encore Roland Dumas, Dominique de Villepin, Robert Baer, la sénatrice Nathalie Goulet. » [7]
Le régime théocratique s’investit largement dans des campagnes de désinformation et dans des stratégies de diabolisation contre la résistance iranienne et a mis en place un appareil élaboré pour les mettre en œuvre. Le Vevak [la version théocratique du Savak] dirige l’ensemble, assisté de l’ICCO (l’Organisation islamique pour la culture et la communication), des ministères des Affaires étrangères et de l’Orientation islamique et du corps des Gardiens de la révolution (pasdaran). Ces relais, dont l’efficacité dépasse celle de l’ancien directeur de la DST, se recrutent parmi les « chercheurs » auréolés d’une compétence autodécernée – Bernard Hourcade, Azadeh Kian-Tibault et Fariba Adelkhah – et qui véhiculent l’idée d’un vrai débat au sein de l’appareil religieux. » [8]
Dans cette catégorie, il faut ajouter par exemple le nom d’un personnage mafieux, Ehsan Naraghi, dont les textes et les interventions ont fait de lui un expert vedette d’iranologie dans les milieux culturels et médiatiques en France pendant de longues années et jusqu’à aujourd’hui. « Son parcours est édifiant : membre de Toudeh [parti communiste prosoviétique devenu allié indécrottable du régime islamiste] dans les premières années du règne du Shah, il offre ses services à la Savak. Il est évidemment arrêté dès la révolution et emprisonné avec la belle promesse d’une rapide exécution. Il choisit de changer à nouveau, sinon de métier – il en serait incapable –, du moins d’orientation. Pour mieux convaincre de sa bonne volonté, il n’hésite pas à participer à la torture psychologique de ses anciens camarades en dispensant des cours obligatoires à destination des prisonniers qui résistent le mieux à la torture physique et se fait une spécialité de la chasse aux opposants qu’il connaît particulièrement bien. […] Il agit de même à l’encontre des autres adversaires du régime, comme Salman Rushdie, au sujet duquel il déclare dans le journal Kayhan du 5 mai 1984 : ‘’Comme je l’ai déjà affirmé dans mes autres écrits, j’ai été ravi d’entendre qu’une telle fatwa a été délivrée, car j’ai vu dans le livre de Salman Rushdie une insolence et un manque de respect vis-à-vis des musulmans… J’ai toujours été conscient de l’arrogance des Occidentaux et surtout de leur orgueil intellectuel”. »
Au sujet de la torture, il la tient pour justifiable « à cent pour cent » en déclarant : « On ne peut pas dire d’emblée que la torture est une mauvaise chose » (entretien à la chaîne de télévision Voice of America, le 12 novembre 1999). Quand « le pasdar aux mille coups de grâce », allusion à son rôle dans les exécutions, accède à la présidence de la République, il le salue en ces termes : « M. Ahmadinejad est issu du peuple. Il est capable de conjuguer le traditionalisme nationaliste et islamique avec le modernisme… ».
De 1986 à 1999, Naraghi est nommé conseiller à l’Unesco par le régime islamiste. Il profite de son poste pour intervenir et faciliter les contrats de vente d’armes par les pays européens à l’Iran. Or il est en même temps reconnu comme un éminent sociologue iranien sur la scène académique et médiatique en France et se voit parfois interviewé à côté de sociologues comme… Bourdieu !
Le réseau des iranologues en France au service des ayatollahs, dont Bernard Hourcade est le chef de fil visible, a réussi son coup de maître en présentant l’arrestation en Iran de l’un de ses membres comme un coup porté contre une figure dissidente ! Or cette « éminente chercheuse » franco-iranienne, Fariba Adelkhah, vedette omniprésente dans les médias français depuis ces trente dernières années, et dont le portait a décoré la façade de l’Hôtel de Ville parisien en signe de soutien de la France aux droits de l’Homme et de la Liberté, n’a jamais caché ni son soutien au régime islamiste ni ses liens avec le clan d’Ahmadinejad. Il suffit d’écouter ses propos lors d’une intervention médiatique avant son dernier voyage en Iran où elle est prise dans les jeux de rivalité (parfois féroces) entre divers services de renseignements [9].
d) Pendant les années 1980, déjà, les manifestations des exilés iraniens en France contre les vagues d’exécutions en Iran étaient violement attaquées par les militants du PCF (et de la CGT), qui, tout comme leur parti frère en Iran, soutenaient le régime islamiste et considéraient ses opposants politiques comme des « ennemis à la solde de l’impérialisme américain ».
Le stalinisme ne sévissant plus au même titre que par le passé, c’est la mentalité postmoderne qui imprègne désormais les courants gauchistes – y compris, peut-être surtout, dans leur version extrême –, les rendant aveugles et insensibles à la « décence ordinaire » et à l’intelligence sensible des humains en lutte dans leur vie concrète.
Ainsi, le site « Lundi Matin » vient de publier quelques textes en rapport avec l’actuelle situation en Iran, avec cette note introductive : « Pour comprendre l’importance et les enjeux du soulèvement actuel en Iran, il est nécessaire de se pencher sur ce qu’a été la “révolution iranienne” de 1979 et la contre-révolution qui l’a suivie. Or l’histoire de cette révolution est très mal connue en Occident, nous pourrions même dire qu’elle a été sciemment incomprise tant elle échappait aux canons de la gauche de l’époque. Quelques-uns se sont néanmoins attelés à ne pas se satisfaire du prêt-à-penser qui vit dans l’insurrection un accès de violence barbare contre le progrès et une régression dans un totalitarisme arriéré. Nous pensons évidemment à Michel Foucault, mais aussi et surtout aux travaux de “La bibliothèque des émeutes”, collectif de théoriciens anonymes qui prirent la révolution iranienne comme point de départ de leurs recherches. Les auteurs ayant disparu et leurs ouvrages étant désormais introuvables, nous reproduisons ici un long extrait du magistral “Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979”, d’Adreba Solneman. Si le ton et le vocable peuvent parfois paraître agaçants, le contre-récit proposé est documenté et brillant. » En note de bas de page, il nous est « vivement conseillé » d’approfondir notre connaissance de l’approche foucaldienne, en lisant un ouvrage publié en 2015 consacré au sujet.
Il nous est déjà arrivé de lire – et même de traduire – certains textes publiés sur le site « Lundi Matin ». Mais là, il semble que, ne sachant pas trop quoi dire sur ce qui se passe en ce moment en Iran, les éditeurs nous renvoient à des textes qui ont bien mal vieillis : le pire de Foucault et des Téléologies modernes, ce courant ex-néo-post-situationniste assaisonné à la sauce du « chiisme révolutionnaire ».
Pourquoi décèle-t-on un tel niveau de confusion chez tant de militants de la gauche radicale ? C’est sans doute cette confusion qui les empêche de se faire une idée assez claire de la théocratie islamiste, de son pouvoir fasciste, de ses horreurs, mais aussi qui les rendent incapables de se solidariser clairement, activement, avec des femmes et des hommes qui se confrontent à ce régime en inventant des formes de lutte et de vie en commun inédites et inspirées, comme disait Orwell, de la plus évidente common decency.
Behrouz SAFDARI