■ Patrick PÉCHEROT
POUR TOUT BAGAGE
NRF Gallimard, 2022, 170 p.
Ça commence avec des grands aplats d’orgue. Un vent lointain. Des craquements d’orages, des craquements de mât dans la tempête. L’attaque d’une basse. Puis la voix du chanteur, éclair fracturant l’ardoise d’une nuit définitive : « Des armes, des chouettes, des brillantes / Des qu’il faut nettoyer souvent pour le plaisir / Et qu’il faut caresser comme pour le plaisir. » En 2001, Noir Désir mettait en musique Des armes, texte de Léo Ferré écrit dans le sillage de 68. Pour un type né au début des années 70 comme ma pomme, ce fut l’occasion de découvrir cet étrange poème à allure d’inquiétant ostinato. Issu de la génération précédente, l’écrivain Patrick Pécherot a peut-être lu le poème en 1969, lors de sa parution dans le cinquième numéro de La Rue, « revue culturelle et littéraire d’expression anarchiste » éditée par le groupe libertaire Louise-Michel. Le mystère demeure. Quoi qu’il en soit, l’ombre de Ferré habite non seulement le titre mais aussi le corps de Pour tout bagage, dernier polar fourbi par Pécherot. « Léo Ferré. On s’en farcissait la caboche, piliers de ses concerts qu’on était. […] Et ses mots, définitifs, comme des coups de feu. Les armes et les mots c’est pareil… Des phrases bien sombres, belles comme une nuit émeutière. À vous laquer le cœur et à vous en mettre plein la vue. On est trop sérieux quand on a dix-sept ans. On s’enflamme à la moindre étincelle. » Faudrait savoir : on est trop sérieux ou on s’enflamme ? Pécherot, déjà, nous enfume. Quant à la référence rimbaldienne, il ne faut pas compter sur elle pour nous éclairer. Surtout que de l’art de la prose au trafic de fusils, l’errance aura été chienne avec le poète de Charleville. Ferré confirmera, quatre-vingts ans après la mort de l’auteur du Bateau ivre : « Des armes, des armes, des armes / Et des poètes de service à la gâchette / Pour mettre le feu aux dernières cigarettes / Au bout d’un vers français brillant comme une larme ».
Édité chez La Noire de Gallimard, Pour tout bagage remplit haut la main le cahier des charges de la ligne éditoriale : une esthétique soignée couplée à un regard éminemment politique. Soit le noir en tenue de critique sociale, rien à voir avec ses faux-cousins de tête de gondole : romans à énigmes ou autre thriller de serial-killer. Avant de raconter une histoire, le polar se doit d’acclimater le lecteur à un tempo et à une ambiance. Coiffé des adjectifs ad hoc ça donne : un tempo lancinant et une ambiance crépusculaire. Une fois le cadre posé, il s’agit d’y glisser un regard acéré sur un monde turpide sans cesse innovant dans le déploiement de ses multiples brutalités. Au milieu de cette jungle toute en surface civilisée, quelques moins cyniques que les autres ou doux rêveurs feront office de héros.
Assumés ou malgré eux. Heureux ou malheureux.
Malgré eux et malheureux, dans le cas qui nous occupe.
Gare aux GARI
Approchant les soixante-dix balais, Patrick Pécherot, ancien syndicaliste CFDT, plume solidement ancrée à gauche qui eut le bon goût de faire ses premiers pas en littérature en rendant hommage au magnifique Jean Meckert (alias Jean Amila pour ses romans à la Série noire), semble ne pas aimer son époque [1]. L’affaire est à la fois banale et tout à fait défendable. Nous vivons des temps d’emballement de la noirceur. Alors la nostalgie vers le « Pop-Club » de José Arthur, les ronéos à manivelle, les vieilles gargotes avec « des nappes vichy qui n’étaient pas rétro », les crobars de Reiser dans Charlie, on ne peut que comprendre. Et savourer. Car question coups d’œil dans le rétro, Pécherot est un artisan qui soigne son affaire. Il faut goûter la minutie d’horloger avec laquelle l’auteur dépiaute les nombreux kodachromes qui parsèment son ouvrage. Car Pour tout bagage est nostalgique. C’est même là sa principale affaire. Quatre décennies plus tard, Arthur se souvient. Arthur est le « je » du roman. Il se peut qu’Arthur soit une projection de Patrick Pécherot, il se peut aussi qu’il soit une incarnation totalement étrangère à l’auteur. La fiction permet toutes les fantaisies. Nous nous permettrons cependant de retenir la première hypothèse. À savoir que, grosso modo, l’auteur et le narrateur ne font qu’un. Ainsi donc, Arthur se souvient. Notamment de ses lycéennes années et de sa bande de potes de l’époque : Antoine « le clown », Paul « le chef de meute », Yvon « le taciturne » et Sylvie « l’égérie ». Les « cinq mousquetaires ». Et, se souvenant, il tutoie un mort nommé Edmond Vuillat.
3 mai 1974, sur fond de franquisme agonisant et garrotant, le banquier espagnol Angel Balthazar Suarez est enlevé à Puteaux par les GARI (Groupes d’action révolutionnaire internationalistes). Deux mois auparavant, le militant libertaire Salvador Puig Antich a eu la nuque broyée à la Modelo, prison de Barcelone. Des deux côtés de la frontière, des groupes s’activent et se démènent pour précipiter la chute du caudillo et de sa clique. Le 7 et le 8 mai, des communiqués des GARI informent qu’ils exigent la libération de leurs camarades emprisonnés, la liberté conditionnelle pour d’autres et la publication de leurs communiqués dans la presse espagnole. Deux semaines plus tard, le banquier sera libéré contre une rançon de trois millions de francs. Arthur et ses camarades chevelus et boutonneux suivent l’affaire de près. Ils se sentent pousser une vocation : « Les GARI ne faisaient aucune victime… Balaises ! On voulait y jouer, nous, aux GARI. Ils étaient redresseurs de torts, héros de cinoche, pour tout dire. C’était tentant, comme les berlingots chipés chez le marchand, la première cibiche, le premier baiser, les slaloms à mobylette ou un tag sur une gendarmerie. » Des gosses voulant jouer dans la cour des grands. Une bande de duveteux et de seins naissants précocement grisés par la geste révolutionnaire. Ils identifient un mouchard opportunément nommé Billard. Le plan est simple : armés d’un flingot, ils vont harceler la balance en tirant régulièrement un pruneau pas loin de sa tronche. Foutre les nerfs de Billard en pelote, faire comprendre au sycophante qu’on sait qui il est. Un coup de billard à trois bandes. Las, l’affaire se passe mal : lors d’une séance de tirs depuis la banquette d’ « une DS fauchée qui sentait la clope et l’eau de toilette », Edmond le passant a la riche idée de ficher sa silhouette dans la ligne de mire. Et de mourir.
Les nanarchistes
Presqu’un demi-siècle plus tard, Paul, ancien « zébulon des seventies » devenu entre-temps patron de presse style July de Libé, reçoit les premiers chapitres d’un manuscrit intitulé Les Nuits de plombs. Le texte, anonyme, raconte l’épopée meurtrière des cinq lycéens et entend balancer le blaze des auteurs d’un crime jamais élucidé. Paul n’aura pas le temps de pousser ses investigations, il calanche accidentellement en 2020 ; et c’est Arthur qui prend le relais. Pécherot tient là son fil narratif. Bouffé par le remords d’un homicide con comme la lune, Arthur part à la recherche de ses anciens coreligionnaires. Sa confrérie de « nanarchistes », comme il dit. Arthur arpente le pays et ses souvenirs d’une époque qui n’est plus. Il n’est tendre ni avec le passé ni avec le présent. Au début, le lecteur savoure. Mais rapidement, il s’agace et sent monter en lui une gêne qui peu à peu vire colère. Arthur est un mix de pacifiste fatigué et de contemplatif désabusé. Allergique à toute bruyante violence. Qu’elle soit celle du Capital et de ses milices, des révolutionnaires armés, des zadistes ou des Gilets jaunes : il fout tout ça dans un grand sac et balance tout à la baille. Surtout, Arthur est marqué au fer rouge par la mort d’Edmond. Le macchabée, victime collatérale, le hante. Arthur ne pardonne pas aux jeunes enflammés qu’ils ont été. Un homme est mort par leur inconséquence crâne. Y’a pas que l’enfer qui soit pavé des meilleures intentions, l’utopie sociale aussi. On se jette dans la bagarre pour se construire un phalanstère harmonieux, on se retrouve à gérer le legs d’une morgue pleine. Page 154, citant le type ayant liquidé l’ancien secrétaire général de la police de Vichy René Bousquet en 1993, il s’interroge et nous déroute : « Les égarés de la révolution qui flinguaient sans état d’âme étaient-ils si différents ? »
Cherchant Yvon, un des rares lascars de la bande à avoir gardé intactes ses convictions de jeunesse, Arthur atterrit dans une ZAD montée contre un projet de parc éolien. Arthur est dépassé, autant par la question énergétique que par les nouveaux habitus militants. Aussi à l’aise qu’un clébard à trois pattes dans un jeu de quilles, il rumine : « Aujourd’hui, quatre éoliennes dans le décor déclenchent une émeute. Sus aux méchantes bêtes, inutiles et nuisibles ! Je ne pige plus trop. Une fois pour toutes, j’ai décidé de m’en foutre. Tant de gens brassent plus d’air qu’un parc éolien sans produire un watt de jus… » Arthur a l’art de la formule. Et des flemmes intellectuelles. L’emprise industrielle, l’artificialisation des sols, l’autonomie énergétique, la défiguration paysagère, toutes ces questions-là – sûrement trop techniques ou utopiques – lui passent au-dessus de la citrouille. À moins qu’elles ne manquent par trop de romantisme.
S’il y en a d’autres qui manquent cruellement de romantisme, c’est bien ces affreux, sales et méchants Gilets jaunes croisés lors du road-trip. La scène sent le vécu ou bien le récit raconté par un proche de l’écrivain. C’est-à-dire qu’elle est peut-être vraie. Mais transposée dans une fiction qui aborde les Gilets jaunes comme une contingence perturbant les déambulations du narrateur, elle permet juste à Pécherot d’épancher ses grossières préventions à l’égard du soulèvement fluo. Qu’on en juge. Arthur se retrouve coincé dans un bouchon causé par les Gilets. Les motifs de la colère, Arthur semble s’en battre le coquillard. Lui ce qu’il veut c’est rouler peinard vers son point de destination, soulager son âme pécheresse de ses méfaits de jeunesse, et non pas subir une prise d’otage à gueule de chantage. Genre tu signes la pétition et on te laisse filer. Arthur est un rétif mélancolique. Si le passé le désenchante, le présent le terrasse. Son regard sur les gueux est dénué de bienveillance. Hors de question qu’il signe la pétoche brandie sous son nez. D’autres manifestants rappliquent, le ton monte. Un geste malheureux de la part du conducteur et c’est le coup de boule qui part. Le nez d’Arthur pisse du raisiné, son âme un jus amer et atrabilaire : « Quarante ans plus tôt, je les aurais peut-être applaudis, moi, les gueux. Avec le recul, je les voyais autrement. Rejetons des coupeurs de tête, sans culotte et sans plus de jugeote. La meute, c’est jamais bon. » « Foule haineuse », avait dit Macron. On n’est pas loin du compte.
Au cas où on n’ait pas compris, Pécherot en remet une couche quelques pages plus loin. Cette fois, la bagnole d’Arthur roule mais c’est l’autoradio qui invite les Gilets dans son habitacle. Exaspéré par un ramdam qu’il juge suspect, le conducteur commente : « Ils exigeaient des états généraux qui ébranlaient les princes, des référendums populaires sur le prix de l’essence, le chômage, les impôts, le sida, les traités internationaux et les horaires des bureaux de poste. […] Un fin stratège en appelait à des manifs pot-au-feu. Tous les légumes sont bons pour faire bouillir la marmite sociale. […] Je n’ai pas le bec à ça, moi. Les grosses bouffes me font lever la lippe. Je ne suis pas marrant convive ; il n’est pas nô-ô-tres, il n’a pas bu son verre comme les au-autres… On me croit bégueule. Rien de plus faux, c’est mon drame. » Bégueule, on voit pas trop le rapport. Arthur n’a rien d’un boomer déconstruit sur-jouant la pruderie. Par contre, dans le genre surplomb sarcastique mâtiné d’un certain mépris social, on doit pas être loin de la vérité.
Vieux et con à la fois
Plus tard, Arthur chemine avec Sylvie sur les bords du lac Léman. Ancienne camarade de lutte, Sylvie est devenue une espèce d’avocate à succès spécialisée dans les causes perdues. Elle lui dit franco :
« Tu ne virerais pas vieux con, toi ?
– Bien sûr que si.
– Méfie-toi, bientôt tu nous chanteras “c’était mieux avant”…
– Bien sûr que non. Avant tout était pire, ou presque. On était même obligés d’enlever des banquiers pour que ça se sache.
– Alors ?
– Alors, avant c’était facile, je croyais comprendre le monde. »
Comprendre le monde, c’est pourtant simple pour qui dispose d’un minimum de capital culturel et de jugeote critique. Il suffit juste de mettre en sourdine ses a priori et de croiser le verbe avec quelques trimeurs et autres déchards en colère de nos démocraties raffinées. Certains auteurs de polar contemporains font ça très bien et continuent à entretenir le feu sacré de leurs aînés. D’autres, effectivement, virent vieux cons et l’assument. Pour les consoler et nous avec, on se mettra dans les feuilles Les Anarchistes de Ferré. Publié la même année que Des armes, en 1969, sur l’album L’Été 68, le poème épique n’a rien perdu de sa jeunesse et pourrait se décliner sous plusieurs latitudes – y compris celles d’un vulgaire rond-point. « Ils ont tout ramassé / Des beignes et des pavés / Ils ont gueulé si fort / Qu’ils peuvent gueuler encore / Ils ont le cœur devant / Et leurs rêves au mitan / Et puis l’âme toute rongée / Par des foutues idées ».
Sébastien NAVARRO