■ Roger Langlais (1941-2018), solitaire et fraternel, était de cette sorte d’homme qu’on pourrait qualifier de généreux discret. Si discret qu’on ignore encore des pans entiers de son œuvre, picturale notamment. Si discret que chacune de ses manifestations de présence venait à l’improviste, à la dérobade, subrepticement. Il fut un abonné attentif d’À contretemps qui nous fit parfois savoir que sa lecture lui réservait quelques plaisirs. C’était assez pour nous, car nous savions l’homme doté d’une érudition aussi fine que discrète et, de ce fait même, capable d’apprécier à sa juste valeur la perspective critique dans laquelle nous prétendions nous situer. Il arriva même qu’il nous prodiguât des conseils, qu’il nous servît de passeur, qu’il nous offrît des illustrations. Sur le seuil, toujours à sa manière, il était des nôtres, de notre famille d’ombres.
Nous fûmes quelques-uns, le 14 septembre dernier, à nous retrouver au Cimetière parisien de Saint-Ouen pour un dernier salut à Roger. La cérémonie fut discrète, aussi discrète qu’il l’eût souhaité, pourfendeur du « culte de la charogne ». Il faut avoir, pour les amis disparus, le sens de l’hommage. Les deux témoignages qui suivent y prétendent. Notre amitié à Fatia, sa compagne, et à Florian, son fils.– À contretemps.
Hommage à l’en-dehors
Quand un ami disparaît, à la peine s’ajoutent souvent les regrets de n’avoir pas su ou pu réaliser, par trop d’affairement sans doute, par négligence un peu, des projets que le temps aura irrémédiablement engloutis dans le puits sans fond des illusions perdues. Concernant Roger Langlais, mon plus grand regret sera de ne pas avoir donné suite à un entretien pour lequel Monica Gruszka et moi-même l’avions sollicité en 2001 et auquel il semblait disposé à se prêter. Au point de nous adresser, dans le prolongement de cette rencontre, quelques pièces d’archives et des repères chronologiques devant, écrivait-il, « “nous“ servir peut-être ». Ils ne servirent pas, mais ils font trace, ici même, dans cette évocation de « Rojelio », comme il signait les lettres qu’il m’adressait.
Roger fut depuis ses origines, un fidèle et attentif abonné d’À contretemps en version papier. Malgré nos sollicitations, il n’y écrivit pas, mais il lui arriva, parfois, de s’improviser conseiller « littéraire », de nous ouvrir des pistes, de nous offrir des illustrations et même de nous mettre en relation avec de précieux collaborateurs, comme Alain Segura, qui devint un ami. Lorsque, en 2014, décision fut prise de renoncer à la version papier d’À contretemps, trop absorbante pour nos faibles forces, pour consacrer nos efforts, dès l’année suivante – dans une perspective renouvelée et moins strictement bibliographique, pourrait-on dire –, au site du même nom, Roger continua de nous suivre, en nous prodiguant ça et là approbations ou critiques, selon ses humeurs et convictions.
J’ai connu Roger au mitan des années 1980. Il exerçait alors la fonction de correcteur. Un peu en franc-tireur. Adhérent du syndicat, il se situait dans cette mouvance anarchiste nettement anti-syndicaliste, mais qui voyait au moins un avantage au fait d’appartenir à cette fraternelle confrérie disposant du contrôle de l’embauche en presse parisienne : une manière de vivre, à bon tarif et sans aliéner trop de son temps à la tâche salariée. Après avoir exercé ses talents au Matin de Paris, il se retrouva à L’Humanité, ce qui, convenons-en, dut avoir quelque chose de jouissif pour cet iconoclaste qui, quelques années plus tôt, avait concocté, pour le premier numéro de L’Assommoir [1], dont il était directeur de publication, un fort dossier sur « La France stalinienne », orné en couverture d’un portrait choc du « petit père des peuples » à moustache tricolore.
Sans tonitruance – plutôt le contraire, on lui aurait donné quitus de sa réserve –, Roger était fait du bois qui étaye la passion du négatif. Cultivé jusqu’à l’invraisemblable, cet ancien bouquiniste accordait patience à ses intuitions et conscience à ses refus. Il avait plusieurs cordes à son arc, qu’il savait tendre à l’extrême pour décocher ses flèches. On l’aurait dit sorti d’un brûlot de l’anarchie « fin de siècle » passé des mains des surréalistes à celles des situationnistes. C’est ainsi que Roger, passionné de Libertad et ami d’Ivan Chtcheglov, fut aussi l’inspirateur de la superbe « une » du Monde libertaire de novembre 1966 – n° 126 – où un faire-part annonçait : « André Breton est mort. Aragon est vivant… C’est un double malheur pour la pensée honnête. »
En amont, il avait été membre du groupe Spartacus [2], où il fit, en principe, ses premières armes polémiques. De 1961 à 1963, sous la houlette de G. Munis et animé dans un premier temps par Louis Janover et Bernard Pécheur, le groupe, en solo ou en coproduction, s’illustra en effet dans la rédaction de tracts au ton généralement incendiaire [3]. De courte durée, l’expérience se prolongea, après autodissolution de Spartacus en mai 1963, par l’édition de deux tracts, réalisés par les seuls Roger Langlais et Bernard Pécheur : « Refus d’obéir » (14 juillet 1963) et « Un cadavre ne fait pas le printemps » (juillet 1964).
Quatre ans plus tard, au début de 1968, il récidiva, avec Guy Bodson et Bernard Pécheur, en créant le groupe « Pour une critique révolutionnaire » dont la production fut vaste, cinq années durant, en brochures, textes, correspondances, tracts, affiches sérigraphiées [4] et typographiques, fac-similés, papillons, journaux sérigraphiés, détournements de journaux (bulletin de la Compagnie internationale pour l’informatique [CII], Rouge, Vive la révolution) et de comics. En 1971, le groupe comptait une vingtaine de membres à Paris, dans les Hauts-de-Seine et dans le Val-de-Marne.
En 1976, il choisit et présenta, pour les Éditions Galilée, des écrits d’Albert Libertad, édités sous le titre Le Culte de la charogne et autres textes [5] et, selon le même principe, d’Émile Pouget, réunis sous celui du Père Peinard. En 1977, ce fut chez Plasma – collection « Table rase » – qu’il édita, sous le titre Coup pour coup, des textes d’Émile Henry et réédita, dans la même collection, Hurrah !!! ou la Révolution par les Cosaques d’Ernest Cœurderoy. Dirigé par le regretté Pierre Drachline, qui fut son ami, Plasma lui offrit, de surcroît, la possibilité de travailler, avec Marcel Mariën, en 1978, à une édition, en fac-similé, des douze numéros de la revue surréaliste belge Les Lèvres nues (1954-1958) et de réaliser, avec son complice Bernard Pécheur, les deux premiers numéros de l’époustouflante revue L’Assommoir, déjà évoquée.
On pourrait s’en tenir là… Après tout, c’est déjà bien pour une vie d’en-dehors entêté à fuir la lumière. Dans son cas, pourtant, il ne saurait être dit qu’il ne restera du temps traversé que les traces, tangibles, qu’il y aura laissées. Ce serait manquer au principe d’affinité. Il y avait, chez cet anarchiste radicalement existentiel, une double disposition – qui est rare – pour l’excès et pour la retenue. C’est ainsi, du moins, que j’ai perçu Roger, et c’est pourquoi j’aimais à le fréquenter. On gagne toujours à côtoyer des êtres qui s’apprécient jusque dans leurs différences, toujours affirmées. Pour le moins une pleine estime réciproque, qui fait une base sûre pour l’amitié. Dans ce monde étrange qui se détruit sans cesse, il s’agit de se reconnaître encore comme éléments connivents.
Freddy GOMEZ
Un opposant à presque tout
Il est bien difficile d’évoquer un ami qui vient de disparaître, sans doute parce qu’un peu de soi-même s’emporte avec lui. Je revois Roger, l’ami Roger Langlais, assis sur le muret à côté de ses boîtes de bouquiniste, son mégot de Gitane maïs coincé aux lèvres, les jambes croisées, les pieds ballants, et cet air mi-amusé, mi-méfiant à me considérer. Amusé, parce que ma visite dominicale était plus que prévisible, méfiant parce que l’actualité fournissait toujours une occasion d’échanger nos points de vue, parfois divergents. Je revois son œil en alerte, son profil légèrement tendu. C’était il y a des années, mais ces années n’ont pas la valeur que le temps leur accorde. Roger avait acquis à ce poste une présence intemporelle.
Puis-je dire que je l’ai connu ? Je suis convaincu du contraire. Roger ne se livrait pas. Il pouvait dérouler une analyse et l’explorer dans tous ses recoins, sans y mêler des observations personnelles, encore moins intimes. Il savait exposer une forme précise d’objectivité, qui exprimait ce qu’il pensait, à laquelle il n’y avait rien à ajouter, et parfois aussi rien à redire.
Des années avant Mai 68, il avait chevauché le monde de l’art et de la poésie. Ses connaissances étaient exceptionnelles dans des genres littéraires considérés comme mineurs. Mais il faut poser mieux son personnage. Roger était le Parisien que le Moyen Âge a suscité dans les universités de la Montagne-Sainte-Geneviève. Il était aussi le « petit romantique » des années 1830, mais indifférent à toute forme de reconnaissance dont il n’aurait pas su ni voulu s’accommoder.
Le sens du négatif à l’œuvre dans la société le travaillait, il était un opposant à presque tout, calmement mais résolument, avec cet air d’indifférence que les anarchistes affichent en tirant sur leur pipe. Anarchiste, Roger l’était noblement, c’est-à-dire avec hauteur et dégagement. Aucun propos militant n’est jamais sorti de sa bouche.
C’est son rapport aux livres et à l’écriture qui m’avait lié à lui. Mais sa palette d’expression était vaste. Graveur, peintre, dessinateur, il abritait tous les talents qu’un inspiré réunit en sa demeure.
Sa silhouette, pour moi, est à jamais inscrite sur un fond de ciel de Paris.
Alain SEGURA