Oaxaca, couleur d’espoir
■ Georges LAPIERRE
LA COMMUNE D’OAXACA
Chroniques et considérations
Préface de Raoul Vaneigem
Paris, Rue des Cascades, 2008, 272 p.
Depuis dix bonnes années, le Mexique insurgé alimente de ses fulgurances nos imaginaires fatigués. Qu’on n’y voie pas, ce serait faux, une forme contemporaine d’adhésion à ce tiers-mondisme qui, en d’autres temps, chamboula quelques esprits gauchistes en mal d’exotisme. La cause est tout autre : ce qui se joue au Mexique, et plus particulièrement dans son Sud-Est à forte coloration indienne, c’est, non pas une quelque resucée de lutte de libération nationale, mais l’invention collective d’un mouvement de désobéissance civile axé sur la revendication d’autonomie. Autrement dit, ce n’est pas son folklore local, encore qu’il ait quelques charmes, qui nous attire vers ces marges de l’Empire, mais la claire conscience, affirmée dans les luttes qui s’y développent, que la fin vers laquelle elles tendent – l’émancipation – ne saurait être moins importante que le moyen qu’elles adoptent pour y parvenir – l’autonomie.
Née d’un mouvement de protestation contre les exactions du gouverneur local, Ulises Ruiz Ortiz, la Commune d’Oaxaca constitua, entre juin et novembre 2006, un bel exemple de cette forte aspiration à l’autonomie. Battue en brèche par les diverses avant-gardes léninistes locales – qui mesurèrent rapidement la menace qu’elle représentait à leur égard –, elle s’exprima avec force au sein de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (Appo), mais aussi dans les quartiers et sur les barricades. C’est cette passionnante expérience que décrit Georges Lapierre dans un livre particulièrement vivant, écrit pour partie à chaud, à Oaxaca même, au cœur de l’événement.
Plus précisément, ces « chroniques et considérations » sur la Commune d’Oaxaca se divisent en deux volets : un « avant-propos » conséquent, rédigé après coup (février 2007), tire le bilan de ce que fut, contradictions comprises, ce mouvement de « défi au pouvoir » ; un journal de bord – « Bien le bonjour d’Oaxaca » –, rédigé au jour le jour entre le 29 septembre 2006 et le 26 janvier 2007 [1], raconte, par le menu, le vécu de cette insurrection : manifs, nuits d’émeutes, barricades, réunions de l’Appo, répression policière. Le tout est complété de divers documents inédits émanant du mouvement ou de ses sympathisants et d’une chronologie précise des événements.
Pour qui ne le saurait pas, Georges Lapierre, fin connaisseur des cultures indiennes [2], arpente le Mexique depuis des années. C’est donc en terrain familier, quand Oaxaca s’embrase, qu’il exerce ses talents d’observateur actif. Actif, insistons bien, car G. Lapierre ne s’en laisse pas compter sur la prétendue objectivité du témoin. « Au cours d’un mouvement insurrectionnel, précise-t-il, nous devenons sujets d’une histoire qui se construit ; prétendre à l’objectivité, c’est passer de l’autre côté de la barricade, du côté de l’État. » Son camp, pour sûr, c’est l’autre, celui de l’utopie frémissante. Avec cette utile précision, cependant : tout mouvement véhiculant ses propres illusions, « la lucidité reste de mise » pour y céder le moins possible.
Il serait erroné de ne voir, dans le soulèvement d’Oaxaca, que « le sursaut héroïque d’une dignité sociale en perdition et condamnée fatalement à disparaître ». Au contraire, nous dit G. Lapierre, ce mouvement s’inscrit, à sa place, dans la longue chaîne des luttes développées au Mexique contre le « devenir totalitaire du monde » induit par le modèle néo-libéral. « Ces luttes, précise-t-il, ne sont pas seulement des réactions épidermiques du corps social à la brutalité capitaliste, elles s’enracinent dans la durée, elles n’obéissent pas à l’urgence du moment mais à la patience de la chose qui se construit, à l’obstination de l’idée, à l’entêtement d’un projet qui tend à sa réalisation. » Cette idée, ce projet, c’est la reprise et le perfectionnement, de lutte en lutte, de la tradition assembléiste, constitutive de la culture indienne.
L’histoire de l’Appo, que G. Lapierre nous conte dans le détail, est celle de l’affrontement permanent entre deux conceptions radicalement distinctes de l’assemblée : la première, « politique », en fait un terrain de manœuvre où développer une ligne importée de l’extérieur ; la seconde, « assembléiste », y voit « la base d’une organisation politique horizontale de la société ». Alors que les « politiques » cherchent à faire de l’Appo le point fort d’une stratégie de contre-pouvoir qu’elle n’a pas décidée, les « assembléistes » la perçoivent comme la finalité même de la Commune d’Oaxaca : un espace décisionnaire d’autonomie se construisant « en marge du pouvoir, comme critique du pouvoir ». L’intérêt de cette expérience oaxanèque réside pour beaucoup dans le fait que, d’étape en étape et par intégration en son sein de la population des quartiers – les barricadiers – et des communautés indiennes, l’Appo va progressivement sortir de l’orbite des « politiques », jusqu’à les rejeter pleinement quand conviction sera faite que la logique vulgaire des « hommes de pouvoir » préférera toujours son mando yo, obedecéis vosotros – « je commande, vous obéissez » – au mandar obedeciendo – « commander en obéissant » – des zapatistes. En ce sens, la Commune d’Oaxaca marque, certainement, un jalon dans la prise de conscience – de masse, pour le coup – de la nuisance des avant-gardes autoproclamées – « les traditionnels détritus léninistes et trotskistes », précise Raoul Vaneigem en préface d’ouvrage – dans tout mouvement émancipateur.
Il y aurait évidemment beaucoup à dire de ce livre si riche en informations sur le déroulement quotidien de cette insurrection qui, quelques mois durant, libéra Oaxaca de ses touristes nord-américains et inventa un savoir-vivre ensemble, dont les barricades – on en compta par milliers ! – constituèrent sans doute l’expression la plus aboutie. Réellement défensives ou purement symboliques, elles furent autant de « zones d’autonomie » où, entre tours de garde, repas pris en commun et assemblées de quartier, « les chavos bandas (bandes de mômes de la rue) côtoyaient l’étudiant ; l’institutrice, le maçon ou le charpentier ; les mères de famille la prostituée ». On ressent, dans la description de G. Lapierre, cet extraordinaire bonheur d’être ensemble quand l’histoire cesse d’être subie pour devenir une affaire d’hommes et de femmes en mouvement. Et, même au cœur du désastre, quand tombe la barricade et que l’Ordre reprend ses droits, il reste, au fond des mémoires, ce rêve si fortement vécu qu’il tient à l’esprit. Pour longtemps.
« Le 25 novembre 2006, écrit G. Lapierre, la Commune d’Oaxaca est tombée tête baissée dans le piège mis en place par le gouvernement. » Au jeu de la confrontation directe violente, l’État savait par avance qu’il avait tout à gagner. Minutieusement préparé, son plan fonctionna à la perfection : il entraîna la masse des manifestants de ce « samedi noir » sur le terrain de l’affrontement armé. Au soir de ce 25 novembre, le bilan était sans appel : des centaines de blessés, des disparus, des centaines d’interpellations. Allait suivre la prise de contrôle de la ville par la soldatesque. Les jours d’après seront de terreur.
Pour G. Lapierre, la cause est entendue : tant que le champ de la politique se réduit à l’opposition institutionnelle entre pouvoir et contre-pouvoir, la gestion du conflit relève du connu. À terme, et par enchantement électoral, il arrive même que le contre-pouvoir devienne pouvoir, sans que, pour autant, le sort des opprimés ne s’en trouve substantiel-lement modifié. À Oaxaca, au contraire, c’est le fait que « le mouvement insurrectionnel allait échapper à l’État et à ses partisans » – les « politiques » –, en opérant une double jonction avec la population pauvre des quartiers et le monde indien, qui plongea l’État dans l’inconnu et l’incita à choisir d’en finir, militairement, avec cette extrême menace.
Au lendemain de la défaite, pourtant, la Commune d’Oaxaca n’était pas tout à fait morte. Elle se déplaça de la ville vers les montagnes, en territoire indien, où elle vit encore, au sein des communautés, dans l’attente de nouvelles échéances. « La patience, le temps indien, écrit G. Lapierre, prend le pas sur l’urgence et l’impatience “révolutionnaire” du monde occidental. C’est une partie d’échecs où les coups et les avancées sont mûrement réfléchis en fonction d’une stratégie à long terme, mais où il s’agit aussi de saisir l’occasion quand celle-ci se présente. » 2006 en fut une, il y en aura d’autres, c’est sûr.
Monica GRUSZKA
Des anarchistes en temps de guerre
■ Michel SAHUC
UN REGARD NOIR
La mouvance anarchiste française au seuil de la Seconde Guerre mondiale
et sous l’occupation nazie (1936-1945)
Paris, Éditions du Monde libertaire, 2008, 166 p.
Aux dires de statistiques hasardeuses mais vraisemblables, la mouvance anarchiste française aurait coalisé, à la fin des années 1930, environ 6 500 militants répartis en diverses organisations, dont les plus importantes étaient l’Union anarchiste (UA) et la Fédération anarchiste de langue française (FAF), sur le plan strictement anarchiste, et la Confédération générale du travail - syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR), sur le plan syndical. Un temps, l’arrivée aux affaires du Front populaire sembla donner des ailes à l’anarchisme militant, mais son intervention dans le mouvement social de mai-juin 1936 fut, au vu de ses faibles forces, plus verbale qu’effective. Quant à la révolution espagnole de juillet, elle eut, un temps encore, l’avantage de le mobiliser, avant de le diviser profondément. Au-delà des Pyrénées, en effet, l’anarchisme ibérique, plus effectif que verbal pour le coup, emprunta rapidement une stratégie d’unité antifasciste – participation de la CNT-FAI au gouvernement de Front populaire, militarisation des milices, politique d’effort de guerre – qui compliqua grandement ses relations avec ses frères libertaires d’en deçà. Au bout du compte, la mouvance anarchiste française se scinda entre inconditionnels, critiques et opposants à la ligne appliquée par les instances dirigeantes de la CNT-FAI. Si la défaite espagnole solda, en apparence, les divergences, elle laissa – et pour longtemps – quelques traces. À l’aube du second conflit mondial, c’est donc une mouvance anarchiste de faible implantation, divisée en courants contradictoires et très largement démoralisée par les échecs répétés qui va devoir affronter une situation historique absolument inédite et particulièrement complexe.
Il faut savoir gré à Michel Sahuc de s’être lancé, avec courage, dans cette honnête évocation historique d’une des périodes les plus sombres de l’anarchisme français. Courage, parce que l’auteur, qui se réclame de cette filiation, savait par avance qu’il y trouverait matière à alimenter son « regard noir ».
Quand vient l’heure de la mobilisation générale, le 3 septembre 1939, la mouvance libertaire, toutes tendances confondues, n’échappe pas à cette « liquéfaction complète des organisations ouvrières », dont parla si bien Victor Serge [3]. Ses locaux, placés immédiatement sous étroite surveillance policière, sont rapidement désertés. Sa presse se voit désormais interdite. Privés de lien organisationnel, ses militants se débrouillent comme ils peuvent, empruntant des voies parfaitement contradictoires : certains, comme René Frémont, répondent à l’ordre de mobilisation ; d’autres, comme Charles Ridel [4], organisent leur fuite vers l’étranger ; d’autres encore, comme Maurice Joyeux, choisissent l’insoumission. Au bout du compte, la dernière apparition publique de l’anarchisme, son chant du cygne, aura été la diffusion – controversée – du tract « Paix immédiate », élaboré par Louis Lecoin et Nicolas Faucier et signé par des personnalités influentes – dont un certain Marcel Déat.
M. Sahuc a raison d’insister sur l’influence pernicieuse, puis néfaste, que le « pacifisme intégral » – prôné par la Ligue internationale des combattants de la paix (LICP), La Patrie humaine et d’autres feuilles de la même trempe – exerça sur les anarchistes français. Il a raison d’insister sur le fait que cette « promiscuité » apporta davantage aux pacifistes qu’aux anarchistes. Elle contribua, en tout cas, au gré des événements, au glissement de certains militants libertaires vers un abandon progressif de leurs positions révolutionnaires au profit d’un pacifisme sans âme, objectivement complice du nazisme. À l’heure des comptes, cette dérive se paiera cher.
Ainsi, dans un chapitre intitulé « Compromissions et collaborations », M. Sahuc tente un bilan des accommodements avec l’État français auxquels cédèrent – par pacifisme exacerbé, par anticommunisme viscéral, mais aussi, bien que très rarement, par antisémitisme – certains militants de la mouvance libertaire d’avant-guerre. Si ces cas sont finalement peu nombreux, ils n’en demeurent pas moins troublants pour ce qu’ils signifient d’opportunisme et de lâcheté, mais surtout de crétinerie politique. Car il en fallait, et outre mesure, pour s’aveugler à ce point sur la paix pétainiste et sur la nature du nouveau régime. Pour M. Sahuc, il est clair que Vichy sut parfaitement utiliser les réseaux d’un René Belin, ancien cégétiste devenu ministre du Travail, ou d’un Hubert Lagardelle, théoricien inspiré avant 1914 du « socialisme ouvrier » devenu secrétaire d’État au Travail dans le second gouvernement Laval en avril 1942, pour s’attirer les faveurs d’ex-pointures syndicalistes révolutionnaires. « Effets “pervers” de la politique des copains, écrit-il, qui servira à quelques-uns de prétexte pour rentrer dans les officines de Vichy. » D’autres, sans aller jusque-là, crurent utile de se servir des organismes de secours ou d’entraide créés par Vichy – le Comité ouvrier de secours immédiat (COSI), par exemple – pour servir leur propre cause, au prix de douteuses connivences avec les adeptes de la Révolution nationale. D’autres, encore, n’hésitèrent pas à fournir de la copie à L’Atelier, La Gerbe ou Germinal, ces feuilles pro-nazies où le dégueulis antisémite côtoyait, à longueur de colonne, l’ouvriérisme néo-proudhonien le plus franchouillard. D’autres, enfin – de peu d’envergure militante avant guerre et en quantité infinitésimale, c’est vrai –, descendirent très bas dans l’infamie en se faisant supplétifs des miliciens [5]. Pour M. Sahuc, la cause semble entendue : rien ne justifiait qu’un militant anarchiste ou syndicaliste révolutionnaire se rangeât, peu ou prou, dans le camp de la collaboration, sauf à être gagné aux thématiques du « pacifisme intégral ». L’examen de ces dérives – passagères ou définitives – prouve que ce fut presque toujours le cas. Au point que l’auteur d’Un regard noir n’est pas loin de penser, comme Jean-Pierre Biondi, que « les pacifistes extrêmes ont peut-être été, au sens sartrien du terme, des “salauds”. [6] »
Reste, il faut le répéter, que cette dérive vers la collaboration – qui provoqua des dégâts autrement plus sérieux sous d’autres latitudes de « gauche » – fut extrêmement minoritaire chez les anarchistes. Faute de pouvoir peser à sa manière sur le cours de l’événement, la mouvance libertaire s’en tint, dans sa très grande majorité, à une sorte d’attentisme sans gloire, mais sans reniement majeur.
À vrai dire, on peut aisément comprendre que les militants anarchistes aient éprouvé quelques difficultés à se joindre au chœur patriotique d’une Résistance étroitement contrôlée par les gaullistes et les staliniens. Il leur manquait sans doute l’essentiel : la foi dans le tricolore. Pourtant, ici ou là, nombre d’entre eux, comme le prouve M. Sahuc, parvinrent à se convaincre que les circonstances du moment exigeaient qu’on abandonnât pour un temps les principes et qu’on intégrât les rangs de la France combattante. Ils le firent comme ils le pouvaient et de toutes les manières possibles : en rejoignant la résistance syndicale, les maquis FTP existants ou les rangs de l’Armée secrète (AS), en travaillant en étroite collaboration avec les nombreux maquis d’anarchistes espagnols, en participant au côté de militants du Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) au mouvement « L’Insurgé » de Lyon, en tentant de créer une résistance libertaire autonome. Le livre de M. Sahuc fourmille de détails sur la participation des libertaires au combat antinazi. Multiple, sans coordination ni ligne directrice, il fut affaire d’individus conscients de la nécessité de s’impliquer dans l’histoire, ne fût-ce que pour avoir quelque chance d’exister comme mouvement au sortir de la guerre. C’est cette conviction qui poussa, par exemple, Charles Ridel à quitter l’Amérique latine où il s’était réfugié pour revenir dans le jeu en rejoignant, sous le nom de Louis Mercier, les Forces françaises libres. C’est cette même conviction qui fit d’Albert Guigui-Théral (alias Varlin), anarchiste et correcteur d’imprimerie, le représentant de la CGT « clandestine » auprès de Jean Moulin. C’est encore cette conviction qui incita André Arru à organiser, en zone Sud, un noyau de résistance spécifiquement anarchiste, dont le rôle sera éminent dans la reconstruction postérieure du mouvement libertaire.
À la lecture de ce livre, il apparaît qu’au vu de ses faibles forces et à l’exception de quelques glissements impardonnables en terre d’infamie, la mouvance libertaire a fait ce qu’elle a pu. En ces heures où une porte ouverte au premier persécuté à étoile jaune venu relevait déjà de l’héroïsme, beaucoup de femmes et d’hommes qui s’en réclamaient ont tenu leur rang. Sans doute, la grisaille de l’époque et le non-dit couleur muraille ont-ils dévasté aussi quelques consciences libertaires rendues muettes par la peur du risque. Sans doute, eût-on préféré que, comme l’armée des ombres de leurs frères de l’Espagne vaincue, les libertaires français aient eu plus d’âpreté au combat. Il faut croire qu’ils n’en avaient pas la force collective. D’où cette histoire, entre ombre et lumière, que M. Sahuc nous raconte simplement, c’est-à-dire sans volonté de juger ni désir d’occulter.
Après tout, nul ne dit que, confrontée à un séisme du même type, la mouvance anarchiste d’aujourd’hui ferait mieux que celle d’hier, qui, globalement, n’a pas démérité.
José FERGO
Tirer dans le tas
■ Walter BADIER
ÉMILE HENRY
De la propagande par le fait au terrorisme anarchiste
Saint-Georges d’Oléron, Éditions libertaires, 2007, ill., 224 p.
L’historiographie anarchiste a longtemps traité par le mépris les jeteurs de bombe des années 1892-1894.Aux yeux de ses spécialistes, la geste de ces fugaces météorites reléguées dans la catégorie abstraite des exaltés, ne semblait, in fine, posséder qu’une seule vertu : celle d’avoir largement contribué à la mue de l’anarchisme, en démontrant, par ses excès mêmes, ce qu’il ne devait surtout plus être. Il fallut attendre qu’un regard historique plus subtil fût porté sur ces années de braise pour qu’émerge une vision moins idéologique des propagandistes par le fait. Les travaux d’Alain Pessin et de Gaetano Manfredonia y contribuèrent beaucoup, ouvrant le champ à d’autres études, comme celle – fort intéressante – que Walter Badier consacre à Émile Henry .
Dans la nomenclature « terroriste » de l’époque, précise W. Badier, Émile Henry occupe une place tout à fait à part et d’autant plus paradoxale qu’il est la figure « qui incarne le mieux la propagande par le fait », mais aussi celle qui « s’éloigne le plus de l’image “traditionnelle” du poseur de bombe ». C’est que, doté de capacités intellectuelles indéniablement supérieures à celles de ses acolytes, Henry ne se contenta pas, comme Ravachol, de lancer des bombes, il en justifia la cause. En ce sens, W. Badier n’a pas tort de dire qu’il fut le seul théoricien de la propagande par le fait, pratique qui s’inscrivait logiquement dans sa démarche illégaliste.
Divisé en trois parties – l’engagement militant, l’affaire Henry proprement dite et son impact –, le livre de W. Badier s’attache à comprendre comment un jeune homme promis aux plus hautes destinées – il fut admissible à Polytechnique dès l’âge de 18 ans – bascula avec une telle force dans la marginalisation sociale et pourquoi, une fois devenu anarchiste, il se fit, aussi radicalement, l’adepte du « tirer dans le tas ». Henry lui-même, rappelle W. Badier, indiquait que le cours de sa vie avait pris cette dimension d’inéluctabilité le jour où il avait décidé de choisir le « malheur du savoir » contre « la béatitude de l’inconscience ». Savoir, c’était suivre les traces de son aîné, Fortuné, et renouer avec celles de son père, le communard. Convaincu, dans un premier temps, que seule comptait l’éducation des exploités, Henry se détacha vite de cette voie pour en explorer une autre, plus ardue, plus hautaine aussi. Rapidement, la certitude que les masses acquiesçaient à leur propre malheur lui fit admettre cette idée folle qu’ « il n’y a pas d’innocents ». Le reste est affaire de cohérence.
Dans les milieux libertaires, on reprocha beaucoup à Henry d’avoir dénaturé la propagande par le fait en la ramenant à sa plus simple expression : un cri de désespoir sans autre cause que ce désespoir lui-même. À cela, l’auteur de l’attentat du Café Terminus – exécuté à 22 ans – répondit : « J’ai bien le droit de sortir du théâtre quand la pièce me devient odieuse et même de faire claquer la porte en sortant, au risque de troubler la tranquillité de ceux qui sont satisfaits. » Le crime peut aussi avoir du panache
C’est la figure de cet anarchiste atypique que l’excellent livre de W. Badier nous restitue, dans toute sa dérangeante complexité.
Marcel LEGLOU
Les aventures de Demetrio Macias
■ Mariano AZUELA
CEUX D’EN BAS
Préface de Valery Larbaud
Traduit de l’espagnol par Jeanne et Joaquín Maurín
Arles, Les Fondeurs de briques, 2007, 144 p.
Éminent représentant de ladite génération des « romanciers de la révolution », Mariano Azuela (1873-1952), médecin de son état, débuta sa carrière littéraire sous la dictature de Porfirio Díaz. La révolution mexicaine le verra s’engager, comme médecin, dans les troupes de Pancho Villa.
Paru en 1916, Ceux d’en bas s’attache à raconter la révolution du côté des sans-grade, ceux dont l’histoire ne retient jamais les noms. Ici, c’est Demetrio Macías, un paysan vivant dans l’État de Zacatecas, qui prend la tête, en pleine tempête révolutionnaire, d’un détachement de va-nu-pieds. Mais M. Azuela ne fait pas dans le dithyrambe ou l’envolée lyrique. Chez lui, l’idéalisme n’est pas de mise. Ses paysans n’ont rien de ces figures christiques qui encombrent la littérature paroissiale ou/et révolutionnaire ; les siens puent la sueur, tirent dans tous les sens, se soûlent sans compter et n’ont de la révolution qu’une idée très vague.
On a beaucoup reproché à M. Azuela sa vision négative de l’homme du peuple, et c’est vrai qu’elle sous-tend une conception élitiste du processus révolutionnaire, celle qui induit, comme une évidence, son nécessaire encadrement par qui sait – ou devrait savoir – vers où l’orienter. Curieusement, cependant, le seul personnage du roman qui aurait pu incarner ce rôle – l’étudiant en médecine Luis Cervantes – finira par déserter la lutte et émigrer aux Éats-Unis où, comme de juste, il fera des affaires sur le dos des combattants. Comme si, dans ce chaotique jeté de l’histoire, il n’était d’autre alternative que l’engloutissement dans l’à-peu-près ou la fuite dans le déjà connu. Au fond, M. Azuela avait tout du pessimiste. Et c’est probablement ce pessimisme qui donne son incomparable part de vérité tragique à cet étrange roman.
Dans une admirable préface à l’édition française de cet ouvrage – initialement parue en 1930 aux Éditions Fourcade et reprise dans cette belle réédition –, Valery Larbaud s’interrogeait en ces termes sur le supposé détachement avec lequel M. Azuela avait composé son tableau : « Il ne juge pas les actes de ses personnages, ne sous-entend, n’indique jamais ce qu’il pense et ce qu’il voudrait que nous pensions des gens et des actions qu’il nous fait voir. Tout son effort consiste à nous les faire voir tels qu’ils lui apparaissent. Et c’est là que se trouve sa morale : dans la recherche de la juste expression de la vérité vivante qu’il appréhende. »
On ne saurait mieux dire. Par son style dépouillé, presque froid, débarrassé en tout cas de toutes fioritures, Ceux d’en bas rompt définitivement avec cette littérature de circonstance que la révolution mexicaine produisit en série et qui, parce que c’était son rôle, entretint ad nauseam la mythique figure du héros. Ici, rien de tel, non parce que les héros sont fatigués, mais simplement parce qu’ils savent à peine qu’ils font l’histoire et, encore moins, que sa roue finit toujours par les broyer.
José FERGO
Les fantômes de Tlatelolco
■ Paco Ignacio TAIBO II
68
Préface de Claude Mesplède
Traduit de l’espagnol par S. Cortés et P.-J. Cournet
Montreuil, L’Échappée, 2008, 128 p.
En cette année commémorative, Mai 68 finit par saturer les esprits, même les plus voraces. Labellisé « rebelle » par les maîtres du marketing – dont quelques-uns firent leurs premières armes dans les Beaux-Arts occupés –, l’anniversaire a, une fois encore, placé sur le devant de la scène médiatique nos habituels pantins vieillissants tout juste extraits de leur mangeoire néo-sociale-libérale pour célébrer les vertus forcément réformatrices de ce joyeux printemps. Le tout se traduit en royalties, pour eux, et en colères rentrées, pour tous ceux qui conservent de cette époque un enthousiasmant, mais lointain souvenir. Ici, nous avons résolument choisi le contretemps. Qu’on ne compte pas sur nous pour participer, d’une façon ou d’une autre, à cette pathétique célébration !
Il reste que, toute règle ayant son exception, le livre de Paco Ignacio Taibo II mérite un sort à part. D’abord parce qu’il est édité par une petite maison dont nous apprécions et le travail et les choix éditoriaux. Ensuite parce que cette évocation passionnée, à la fois drôle et tragique, de ce 68-là nous transporte en un ailleurs où la fête se termina dans le sang. L’occasion est bonne de rappeler, pour le coup, l’extrême discrétion avec laquelle la presse française « de référence » traita, à l’époque, les faits d’armes du Bataillon Olimpia, cette unité militaire chargée de nettoyer Tlatelolco (la place des Trois-Cultures), le 2 octobre 1968, pour que s’achève enfin la fête subversive et que puisse s’ouvrir, en toute tranquillité, la fête olympique. L’obscène manifestation sportive valait bien un massacre – quelques centaines de morts et de disparus. Ce funeste 2 octobre, rappelle Paco Ignacio Taibo II, « se substitue, dans la mémoire collective, aux cent jours de grève » qui le précédèrent. « Le mouvement de 68, par la magie noire du culte de la défaite et des morts, est devenu Tlatelolco. »
Pourtant, hors sa fin traumatique, ce 68, raconté avec verve par l’écrivain, alors proche du trotskisme mais déjà iconoclaste, eut quelques points communs avec le nôtre : une même référence – mythique – à la classe ouvrière, un même désir de rompre la monotonie des jours, un même sentiment de revivre la prise du Palais d’Hiver, une même musique à fleur de peau. Si le récit de Paco Ignacio Taibo II touche tant, c’est sans doute qu’il restitue, au plus près de ses souvenirs, cet étrange mélange de légèreté et de pesanteur, de passion et de rigueur, d’extrême joie et d’infinie tristesse qui caractérisèrent, et pas seulement à Mexico, cette irruption de l’imaginaire soixante-huitard.
Paco Ignacio Taibo II raconte qu’il s’est résolu à écrire ce récit pour répondre à la demande d’un jeune manifestant qui lui reprochait, en 1998, de garder pour lui seul cette mémoire d’un si beau combat. « Il y a des amours qui durent, lui déclara-t-il, même pour ceux qui ne les ont pas vécus. » Au bout du compte, le jeune manifestant avait raison : l’histoire tient beaucoup de la « dette amoureuse ». Nos passions chevauchent toujours le temps, pour s’y ressourcer.
Freddy GOMEZ
La révolte en chantant
■ Christiane PASSEVANT et Larry PORTIS
DICTIONNAIRE DES CHANSONS POLITIQUES ET ENGAGÉES
Préface d’Alain Pozzuoli – Postface de Serge Utgé-Royo
Paris, Éditions Scali, 2008, 464 p., ill.
Qui n’a éprouvé, dans l’exaltation des combats ou dans la froidure des défaites, ce besoin de se nourrir l’esprit ou de se réchauffer l’âme en chantant, à plusieurs, quelques couplets conquérants ? Qui n’a ressenti, aux heures d’espérance ou de marée basse, ce bonheur fugitif du refrain qu’on reprend en chœur et qui, un temps, fortifie les passions ou abolit les solitudes ? La chanson – celle qui chronique l’oppression, qui dénonce les tueurs, qui porte nos rêves d’un autre futur – nous est autant nécessaire que l’air que nous respirons. Pour résister à l’étouffement.
Grâce aux efforts de Christiane Passevant et de Larry Portis [7], la chanson « politique et engagée » a désormais son dictionnaire. Et quel dictionnaire ! À le feuilleter, c’est l’histoire sociale qui défile sous nos yeux, cette histoire tissée de conquêtes et de massacres, cette histoire qui perdure, même au gré d’un présent peu glorieux, cette histoire mise en mots et en notes, d’époque en époque, ici et ailleurs, par d’indispensables troubadours, dont il faut protéger plus que jamais l’intermittente espèce contre les diktats des marchands de merde. En tout, c’est la bagatelle de 300 chansons qui ont été exhumées par les savants auteurs de ce précieux livre, illustré, par ailleurs, d’une centaine de photos et documents. Venant de France et d’ailleurs, ces 300 chansons – populaires, combattantes, persifleuses, incendiaires ou détournées – font, chacune, l’objet d’une rigoureuse mise en perspective historique.
Bien sûr, il se trouvera toujours quelques esprits chagrins pour pointer tel ou tel oubli – et comment n’y en aurait-il pas ! – ou pour reprocher à l’ensemble sa tonalité franco-anglaise dominante. Mais, outre le fait que nos deux auteurs, tout en élargissant au maximum le champ de leur recherche, ont opéré leur choix en fonction de leur propre subjectivité, ce dictionnaire n’a, évidemment, ce qui serait grotesque, aucune prétention à l’exhaustivité. Il s’agissait simplement, comme l’écrivent C. Passevant et L. Portis, de « présenter un échantillon d’un genre universel qui fait partie de la richesse de chaque culture ». Au vu du résultat, l’objectif est, nous semble-t-il, largement atteint.
Dans une chaleureuse postface à ce dictionnaire, Serge Utgé-Royo – qui a, par ailleurs, contribué à l’enrichir de quelques savoureuses anecdotes et précieux détails historiques – écrit : « La chanson dont il est question ici se souvient, mais permet aussi l’expression immédiate de millions de femmes et d’hommes qui espèrent, luttent, se moquent, se dressent, souffrent, apostrophent, en appellent à l’avenir, exigent le bonheur, rien que ça. »
Rien que ça… Pour que continue de rougeoyer la braise et de se chanter la révolte.
Monica GRUSZKA