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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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« La vie ne cesse d’attendre
le moment de sa contre-offensive »
À contretemps, n° 11, mars 2003
Article mis en ligne le 12 août 2005
dernière modification le 5 novembre 2014

par .

Guy DEBORD
CORRESPONDANCE
Volume 3, janvier 1965-décembre 1968

Paris, Librairie Arthème Fayard, 2002, 310 p.

En cette sombre époque où le « règne mondial de la marchandise » a fini par envahir l’espace même de sa critique, un des traits dominants du « spectacle » réside sans doute dans la capacité de ses supplétifs médiatico-publicitaires à couvrir d’éloges ses opposants les plus résolus. Guy Debord, qui connaissait la musique [1], en fait régulièrement les frais depuis que, post mortem, l’« inusable bourgeois » de ces temps maudits, désormais post-modernes, commente son œuvre avec un bel enthousiasme, prouvant ainsi, autre trait d’époque, qu’elle « raffol[e] de jugements autant qu’elle répugne à la lecture » [2]. Que quelques faux témoins puissent regimber en s’interrogeant sur la pertinence critique d’un Debord finalement récupérable par un toujours insignifiant Sollers, révèlent, au moins, leur inconséquence, au pire, leur douteuse intention. Mais passons, c’est du troisième volume de sa Correspondance [3] dont il s’agit de parler ici.

« Pour l’Internationale situationniste, précise Alice Debord dans une courte présentation de l’ouvrage, les années qui vont de 1965 à 1968 sont marquées par une implication déterminante dans ce que l’on pourra appeler le cours de l’Histoire. » Ces années-là sont celles de quelques retentissants scandales, de la publication de deux livres importants [4] et de Mai 68, que Debord appela « la charge ». Beaucoup des lettres que regroupe ce troisième volume sont adressées à Raoul Vaneigem et à Mustapha Khayati, complices des années de braise ; d’autres, celles de l’année 1968 essentiellement, sont collectives, comme l’aventure qui les portait et « l’époque troublée » qui les accoucha.

« Monsieur, camarade, (rayez vous-même)… »

Ce troisième volume de la correspondance de Debord, comme les précédents, infirme certains traits d’une réputation mal acquise et, à bien des égards, auto-construite. On y découvre, par exemple, un type généreux et fort civil, ne « fai[sant] pas souvent des paris sur la bêtise définitive des gens » (les italiques sont de lui), patient, délicat et ouvert au dialogue, dès lors qu’il le juge « fertile ». Ainsi, cette réponse à un contradicteur (17 juillet 1965) : « Mais pourquoi vous répondre ? À cause d’une phrase vraiment triste sur la province et la solitude. La non-communication est si manifestement servie par les idées toutes faites et la mauvaise foi… » Ou encore, cette entrée en matière d’une longue et remarquable lettre à Branko Vucicoviv (27 novembre 1965) : « Je voudrais défendre “les situationnistes” du reproche que vous leur faites ; non certes dans l’intention de vous convaincre, de loin et en peu de mots. J’essaierai de vous montrer que votre lecture est sur ce point trop simple, et que la question – en elle-même discutable – de notre “intolérance” n’est certainement pas bien posée en ces termes. » On préviendra donc le lecteur friand d’invectives qu’il ne trouvera là que faible matière à alimenter son penchant, car, dans ses lettres, Debord manie finalement fort peu le mépris. Quant aux insultes – également rares –, il les réserve pour l’essentiel aux « intellectuels en place, engagés dans une carrière », aux révolutionnaires auto-proclamés et à quelques anciens « situationnistes ». Le trait dominant de cette correspondance, c’est, au contraire, qu’elle révèle chez son auteur un indéniable intérêt pour la discussion argumentée, ce qui n’exclut pas le tranchant du jugement, mais suppose toujours le respect de l’adversaire. « Je ne tire aucune sorte de plaisir de l’humiliation des gens », écrit-il le 20 mai 1967. Sur ce point, les « portraituristes » de Debord en intransigeant définitif y seront sûrement pour leurs frais. Et tant mieux : le grand imprécateur qu’ils ont imaginé ou cru connaître ne l’était pas forcément, ou pas toujours, ou bien moins qu’ils ne le prétendaient.

Le 4 mars 1965, Debord envoie un télégramme à Raoul (Vaneigem) – « Moitié déjà lue magnifique – stop… » –, qu’il prolonge, le 8, d’une longue lettre de « louanges ». Il vient de lire la première moitié du Traité de savoir-vivre, où il décèle « du Nietzsche, du Fourier, l’héritage légitime de la philosophie, au meilleur sens » [5]. Au même moment, Debord travaille, lui, à La Société du spectacle (« une suite de thèses probablement assommantes à la lecture, écrit-il, mais qui peuvent donner à penser ») et il prévoit que ces « deux ouvrages (…) confluant dans la même perspective » se soutiendront « comme des arcs-boutants dans la construction ogivale ». Debord n’a aucun doute sur l’impact de ces deux forts textes. Il a raison, ils porteront. Si les preuves d’admiration sont rares, chez Debord, elles n’en existent pas moins. Ainsi, une belle lettre du 25 avril 1966 à Raoul Haussmann, dadaïste allemand et collaborateur, de 1916 à 1924, de la revue Die Aktion –, se termine ainsi : « Veuillez recevoir, cher Monsieur, le témoignage de notre sympathie et de notre admiration (toutes choses que la rumeur publique nous accuse, assez inexactement, de n’accorder à personne). » De même, en amitié, Debord est prêt à tout, même à la bienveillance. Seule la trahison est rédhibitoire. Au fond, le personnage que révèle cette correspondance, c’est probablement l’authentique, celui que ni les calomniateurs ni les admirateurs n’ont encore statufié, un homme encore jeune dont « la prétention à l’antiréussite spectaculaire commence à être confirmée par des années de pratique », à travers un mouvement – l’IS – qu’il porte évidemment à bout de bras avec la ferme volonté de n’en faire ni une « institution » ni un « souvenir », lui qui se méfie autant de « l’agitation politique vulgaire » que des « coups de clairon de victoire de l’IS fédérant le nouveau prolétariat ». Le moins qu’on puisse dire, en tout cas, c’est que, tout à la fois stratège [6] et cheville ouvrière de son Internationale, Debord s’attelle à subvertir le monde avec constance et en commençant par le début.

Debord et l’anarchisme

Pour Debord, ce qui se joue en cette époque d’élaboration d’une « analyse théorique de la société moderne », c’est d’abord une quête de « cohérence », que seules la rigueur et la clarté peuvent rendre possible. D’où son insistance à traquer le confusionnisme, à limiter l’adhésion à des thèses mal comprises, mais aussi à dénoncer les « prétentions glorieuses » qu’accorderait, en soi, « l’appartenance à l’IS ». On peut s’amuser, bien sûr – et il le faut – de quelques outrances peu engageantes du rituel situationniste, mais il serait réducteur de n’y voir que l’effet d’un fonctionnement élitiste. Cette « cohérence », tant prônée par Debord, exigeait sans doute une implication théorico-pratique difficilement conciliable avec le traditionnel recrutement d’adhérents « employables, et donc subordonnés ». Les anarchistes y virent souvent une preuve accablante de dérive autoritaire et de suffisance aristocratique. Il fait peu de doute, désormais, que, sur ce point, ils ont tapé à côté. En choisissant de se dissoudre, l’IS – et Debord en premier – a fait taire la critique. Celle-là du moins, car rares sont les avant-gardes qui finissent par s’autodétruire.

Une bonne partie du troisième volume de cette Correspondance – et particulièrement celle de l’année 1967 – a, précisément, trait aux rapports de Debord avec l’anarchisme – et les anarchistes. Dans une lettre du 11 décembre 1966 à Guy Bodson, auteur d’un article sur l’IS dans le Monde libertaire, qui déchaînera la tempête au sein de la Fédération anarchiste, Debord s’exprime ainsi : « Le principal mérite de ton article est certainement de dire combien nous sommes proches des anarchistes, sur des options fondamentales, et en même temps de montrer où réside une différence qui est essentielle. » La « différence essentielle » porte sur Marx et sur l’appréciation de « sa méthode théorique ». Quant à la confluence, elle se fait sur la « critique de l’État », où l’anarchisme, écrit-il le 28 avril 1966 à Christian Lagant, s’est montré certainement plus sagace que le socialisme « assez malencontreusement » dénommé « scientifique ». Mais au-delà de cette proximité théorique ponctuelle, c’est surtout du côté de la mémoire historique que s’opère le lien entre Debord et l’anarchisme, un lien qui relève davantage du sensible que du politique. Les « mérites historiques précis » qu’il lui accorde, Debord les revendique, comme il admet, dans une sévère missive du 3 janvier 1967 au comité de rédaction du Monde libertaire – ce journal qui, écrit-il par ailleurs, « ressemble beaucoup trop à la presse de son époque » –, le rapprochement « nostalgique » opéré, en ses pages, par Charles-Auguste Bontemps entre la brochure situationniste De la misère en milieu étudiant et la prose libertaire du début du siècle. Ce qu’il ne tolère pas, Debord, c’est « l’incohérence tranchante » d’un anarchisme qui n’admet pas qu’on puisse le critiquer. Avec le recul, cette canonnade contre les « joyeuxistes » [7] et les « archéo-anarchistes de bureau de tabac » [8] – et les ricochets qu’elle provoqua – a sans doute quelque chose de dérisoire, mais elle permet de fixer le principal reproche que Debord adressa à l’anarchisme et à ses diverses « valeurs de musée » – son caractère idéologique, son « confusionnisme » et son « incohérence » –, préfigurant ainsi l’irruption post-soixante-huitarde d’un néo-anarchisme mâtiné de marxisme, que Debord jugera d’ailleurs, avec raison, tout aussi confus et incohérent. Que ses rapports avec les anarchistes aient souvent reposé sur des malentendus et des conflits n’infirment en rien cette communauté d’imaginaire avec le « vieux mouvement anarchiste – dont effectivement, écrivait-il avec Khayati et Viénet le 16 juillet 1967, une importante part se trouvera sûrement justifiée et réalisée par le prochain courant révolutionnaire ». À bien le lire, il apparaît que les « vieilles traditions » de révolte et d’insoumission portées par l’anarchisme définissaient, pour Debord, le territoire par excellence d’une « rencontre (…) avec des exigences du type le plus moderne » et d’« un dépassement des anciennes positions de la critique révolutionnaire » qui, bon gré mal gré, eurent lieu au printemps 1968, du moins dans l’esprit de quelques prolétaires bizarres, enragés et théoriciens de l’ « anti-carrière » qui siégèrent au Conseil pour le maintien des occupations (CMDO).

Le moment de la « contre-offensive »

« Ce qu’il y a d’apparemment osé dans plusieurs de nos assertions, pouvait-on lire dans le numéro 10 d’Internationale situationniste (mars 1966), nous l’avançons avec l’assurance d’en voir suivre une démonstration historique d’une irrécusable lourdeur. » La démonstration vint à son heure. Pour Debord, ce moment de la « contre-offensive » fut celui du « désir reconnu du dialogue, de la parole intégralement libre », cet instant où « la présence réelle des hommes et du temps » [9] suspend le commentaire pour que passe la vie. Si Debord écrivit peu alors, c’est qu’il vécut beaucoup. Notons simplement que, le 15 mai, dans une lettre collective envoyée aux « membres de l’IS », Debord, Khayati, Vaneigem et Viénet envisagent, pour le mouvement, dans un « ordre de probabilité décroissante », « les développements possibles suivants » : a) épuisement ; b) répression ; c) révolution sociale ? ». On n’y verra pas la preuve d’une géniale capacité d’analyse, mais le lucide exposé d’une situation. Hormis quelques allusions culinaires (les recettes du « potage enragé » ou de la « croustade Gay-Lussac » envoyées à Vaneigem le 15 août), la maigre correspondance de l’après-mai reste discrète sur ce qui faillit être une « épreuve de force majeure ».

« J’avais trente-six ans en 1968, je n’étais plus un enfant. C’est avant que j’avais fait le pire. » [10] Cet « avant » – que Debord trimballa sans doute comme une ancienne nostalgie – dura quinze bonnes années, le temps que la théorie critique devînt pratique et que l’ « égalité d’indépendance » qu’elle prétendait instituer entre ses partisans provoquât quelques ruptures. Ici, cet « avant », ce sont les trois années de batailles qui précédèrent le soulèvement d’un printemps où, sans trop y croire, l’IS prôna le « pouvoir aux conseils ouvriers ». En avril 1963, Debord écrivait à Ivan Chtcheglov : « Tu dis que l’époque est de plus en plus morte. Mais : oui et non. Il nous semble, à beaucoup de signes, que des forces vivantes commencent à se chercher, à surgir derrière les décors officiels (…) du lamentable théâtre de l’époque. C’est encore à jouer. » C’est ce que nous raconte ce volume, un jeu qui précéda « la charge »… et le repli. On attend la suite.

Freddy GOMEZ