L’unique connaissance requise pour intégrer la société industrielle dans sa nième révolution en cours d’achèvement repose, affirmons-le, sur une familiarité précoce avec la « console » – « de jeu vidéo » comme on dit – console prometteuse d’aventures inédites, équipées de leurs accessoires et innombrables produits dérivés : lunettes, tablettes, casques, gants, puces RFID, glucomètres et autres capteurs, palpables et impalpables.
Tous ces objets, connectés entre eux, esquissent la ronde joyeuse des connaissances et des comportements nécessaires pour réussir dans la vie quotidienne de ce premier tiers de XXIe siècle. Capter l’ « or insaisissable » d’un siècle qui rend caduc tous les acquis précédents ! En 2016, le taux de pénétration mondiale du téléphone mobile a par ailleurs dépassé les quatre-vingt-seize pour cent des sept ou huit milliards d’habitants de la planète Terre, quand bien même la répartition géographique des heureux possesseurs de ce détonnant objet, multifonctionnel, ne serait pas encore régulièrement répartie. Il s’agit pourtant d’une victoire sans appel.
Dès l’âge de cinq ans, la console désirable est effectivement désirée. Elle viendra comme une offrande, un talisman pour que son possesseur puisse amorcer un parcours sans fautes à la surface du globe. C’est le début d’une initiation par une sorte de baptême qui déclenche l’apparition d’une nouvelle conscience électro-Nike.
Celui qui n’était encore qu’un enfant devient soudain un adolescent prématuré capable d’apprendre, entièrement seul, le maniement d’une série d’équipements pratiquement sans limite. Éclairé par la méthode rodée des élevages canins savamment mise au point par le célèbre professeur Pavlov, un des premiers Nobel de physiologie médicale, il accède au monde du divertissement en expansion algorythmique. En peu de temps, le petit ado peut rivaliser avec ses parents dans de passionnants tournois familiaux. L’école n’est plus nécessaire – quoique maintenue pour un temps pour soulager la garde du couple qui en a provisoirement la charge. L’école ne fait que familiariser dans un pesant ennui collectif, certes, le maniement de la console, mais elle permet cependant de découvrir plus vite, notons-le, le vaste univers des objets, systèmes et business modèles qui en émanent.
La jeune pousse apparaît comme une promesse de citoyen ready made, capable de remplir un emploi quelconque dans le flux continu d’un capital fluidifié en net rupture avec ses formes de gélatine pré-numériques. Devenir un sujet conforme, adaptable aux comportements que lui glisse l’oreillette et au travers de ses google glass le fameux moignon, telle est l’évasion ultime.
Passé un certain seuil de doses ad hoc, voyons l’éventail des capacités pratiques et mentales que l’on peut acquérir par une prise en main correcte du joy stick. Nous sommes devant un véritable dialogue jeune-homme-femme-machine où il faut acquérir une dextérité de velours sous une poigne certaine. Pas question de pleurnicher devant sa console. Plus question non plus de se laisser aller dans la déprime d’un avenir incertain – oh, combien fluide ! – puisqu’il s’agit d’acquérir de la gniack, techniquement équipée. Que le plus smart toujours gagne !
À huit ans, en surfant sur le net, le jeune opérateur peut échanger en accès libre avec ses semblables toutes sortes de photos sur les réseaux sociaux. Les plus osées sont le plus convoitées. Glissant sur sa patinette électrique, il fait la rencontre d’étonnants personnages, radico-ludiques – du religieux à la barbe qui frisonne au pédophile sympa à la main agile. Eux, du moins, sont à l’écoute de ses pensées intimes... À dix ans, c’est un plongeon emmailloté dans les combats d’escadrons de chars téléguidés, les guerres éclairs, intersidérales et terrestres, les joutes entre monstres des abymes, les défis entre héros célestes, si purs, si implacables. On peut à volonté afficher sur son écran tactile des chocs inouïs entre des corps d’armées qui s’affrontent et se volatilisent dans les nuées, accéder à un cloud qui fait pleuvoir de fulgurants jeux de cache-cache entre des personnages en lévitation et d’autres encore, rampant sous terre ou léchant des murailles d’acier pour mieux les dissoudre. À douze ans, le frais pré-modelé découvre la consultation de catalogues de ventes aux images plus ciblées que toute réalité imaginable : une réalité effectivement augmentée. Il dispose déjà d’un petit compte bancaire – compte provisoirement bridé – et, sur sa tablette, il peut passer des ordres suivis de livraisons personnalisées. Il sait comment prescrire à ses géniteurs l’achat de telle auto-mobile, se faire livrer telle marque de chaussure de sport, choisir tel séjour dans tel lieu de vacances entrevu dans des clips télévisés. À seize ans, ceux-ci lui ouvrent un vrai compte en banque sécurisé qu’il interroge à volonté sur son portable.
Trois petites caresses sur le mini écran de sa belle montre connectée, et le voici qui s’aventure dans le vaste monde des aventures téléchargeables à volonté (vélibs, covoiturage, véhicules ubérisés et bientôt sans pilotes, haltes Airbnb, accès aux TGV et jets low cost). Son comparateur de prix le guide dans la recherche d’évasions suivies en temps réel par drones et GPS. À dix-huit ans, il se laisse guider en ville poussé par sa valise à roulettes, penché sur son portable, casque d’écoute enfoncé sur la tête. Il décroche alors un stage dans lequel il étonne son employeur par sa souplesse et une superbe créativité qui fermente dans le molleton digital des débutants. Désormais, il sait se réinventer en permanence, changer de modèle quand il le faut en suivant la méthode du développement agile (« Dev¬-Oup’s »). Le monde bouge, certes, mais il n’est pas question de se retourner comme un crêpe... On se couche un soir hacker, mais on peut se réveiller le lendemain matin sous l’aile d’un DRH ou en conseiller virtuel sur le canapé d’un maire ou d’un ministre.
Tout ça, c’est fun ! Le tout est de ne pas se laisser distancer.
Il a gagné son premier salaire... et peut donc déclarer et payer ses impôts sur l’application fiscsympagovern.fr avec son smartphone tout en franchissant sans ralentir les tourniquets du métro, équipé d’une petite puce RFID insérée sous la peau. La pucette compte ses pas, détecte ses rythmes cardiaques, calcule son taux d’adrénaline. Le quotidien n’a plus de secrets pour lui. Résolument confiant dans la panoplie qui l’assiste, il refuse les emplois aidés et décroche un premier prêt de la Banque Publique d’Investissement pour fonder une petite start up avec ses camarades de jeu du Net deux points zéro.
Coaché de la sorte, il sait comment s’adresser aux guichets des gestionnaires publics ou privés qui cadencent les rythmes de la seule et vraie vie. Il n’en connaîtra pas d’autre. L’ordinateur-téléphone-cervelle, cette petite chose qui palpite entre le oui et le non, s’adresse à lui sans relâche et interprète l’ensemble de ses penchants, de ses humeurs.
Libre comme un oiseau fantasque dans la globale apesanteur des bureaucraties dématérialisées, il tape un mot de passe et envoie de quelques pichenettes un SMS confirmant son consensus dans l’urne de la participation.
Enfin, la voilà, cette fameuse ère de la destruction créatrice dont les meilleurs agents savent extraire la valeur marchande, briser les tabous et librement casser les codes de la culture et de la communication.
J. F.