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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Les veines ouvertes de la Modelo
Article mis en ligne le 9 janvier 2022
dernière modification le 7 février 2022

par F.G.


■ David RAPPE
ESPOIRS DÉÇUS
Engagements antifranquistes et libertaires
durant la transition démocratique espagnole

Préface de Freddy Gomez
(Nouvelle édition revue et augmentée)
Atelier de création libertaire, 2021, 192 p.


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À Perpignan, la rue Jean-Payra se prolonge au nord par le pont Joffre qui enjambe la Têt tandis que, si vous la descendez vers le sud, vous vous dirigez vers le cœur de ville. Au numéro 40 de la susdite rue, il n’y a plus rien. Ou plutôt si : subsistent, au rez-de-chaussée d’un immeuble modeste, la grille métallique et la vitrine opacifiée d’une ancienne boutique de « modèles réduits, radiocommandes et maquettes ». Le nom de l’échoppe est affiché en lettres rouges : « Modélisme 66 ». Au mitan des années 1970, ce local était occupé par une librairie espagnole. Une photo d’époque permet de visualiser l’enseigne de la « Librería española » sur fond de bandes horizontales jaunes et rouges. « La librairie était à la fois un lieu fréquenté par des Espagnols avides de livres interdits en Espagne mais aussi par des jeunes qui venaient chercher du matériel de propagande », résume, dans ses mémoires [1], le militant libertaire Henri Melich (1925-2021), alors gérant de la boutique.

Outre-Pyrénées, un franquisme crépusculaire continuait à corseter l’Espagne en attendant une mue démocratique censée intégrer le pays aux mœurs libéralisées d’un marché européen en construction. En attendant cet avenir de doux commerce, nombre d’Espagnols désireux de s’encanailler ou de s’équiper en littérature politique subversive passaient la frontière et atterrissaient à Perpignan. Outre des cinémas pornos et des sex-shops, la cité nord-catalane abritait alors des groupes politiques formant une espèce de base arrière dont le travail consistait à soutenir des militants libertaires actifs en Espagne par un acharné travail de propagande et des déploiements logistiques opérés dans l’ombre des clandestinités. Une fois Franco disparu, il s’agirait de dénoncer les mécanismes toujours à l’œuvre d’un autoritarisme d’État bien présent – notamment dans ses historiques domaines régaliens : armée, police, justice – et la fable d’une « transition démocratique » supposée réconcilier les deux faces d’un peuple déchiré par la guerre, l’exil et accessoirement quelques décennies de dictature. Un activisme qui impliquait le passage transfrontalier de documents (livres, brochures, tracts), mais aussi d’armes et de personnes – notamment ces camarades espagnols en danger qu’il fallait exfiltrer vers la France en empruntant quelques chemins de contrebande à travers les Pyrénées. Notons à l’occasion que nombre de ces routes montagneuses avaient été ouvertes ou cartographiées par des guérilleros espagnols maquisards ou exploités en tant que main-d’œuvre forestière durant la Seconde Guerre mondiale. L’Histoire savait avoir de la suite dans les idées.

C’est cette période du postfranquisme, à la fois complexe et décisive, que l’historien et militant libertaire David Rappe étudie dans son livre Espoirs déçus, sous-titré « engagements antifranquistes et libertaires durant la transition démocratique espagnole ». Une transition longue de sept ans (1975-1982), véritable feuilleton national où vont se heurter, violemment, le réveil des mémoires révolutionnaires, les manœuvres des tenants de la rente franquiste, les appétits de quelque bourgeoisie libérale et le déploiement de structures réformistes (syndicales et politiciennes) censées fluidifier l’aggiornamento d’une vitrine nationale-catholique devenue soudain anachronique. Anachronisme qu’il convient cependant de relativiser quand on sait que le pays adoptera, en 1978, le format « progressiste » de la monarchie constitutionnelle. Franco mort, le roi devait lui survivre. En ce sens la symbolique devait s’imposer d’elle-même : celle d’un continuum vertical du pouvoir, même si l’Espagne nouvelle formule sut se munir de l’appareillage ad hoc propre aux démocraties libérales. Soit le panel de libertés formelles à caractère plus ou moins réel, paravent brandi avec orgueil pour masquer la consistance autocratique de ladite transition. Il suffit pour s’en convaincre de lire ce résumé proposé en fin d’ouvrage par David Rappe : « Il y a bien l’existence d’un cycle de violences propre à la période de transition. Avec au minimum 3 200 actions violentes en sept ans et plus de 700 morts, l’Espagne connaît le même degré de violence que l’Italie des années de plomb. » Violences au nombre desquelles il faudra compter le dynamitage de la librairie d’Henri Melich et d’un local anarchiste perpignanais (« L’Escletxa ») dans la nuit du 14 au 15 juillet 1976.

L’originalité de la démarche de David Rappe tient à la façon dont il va construire son récit, mêlant à la grande histoire, tant officielle qu’officieuse, le parcours de militants impliqués dans le soutien aux forces anarchistes espagnoles. En guise de figure centrale, Bernard Pensiot (1948-2018) est cet ami et camarade que l’auteur va côtoyer pendant de nombreuses années du côté de Lyon et avec lequel il va réaliser une série d’entretiens en 2008 et 2009. Issu d’une famille prolo de Saône-et-Loire, Pensiot débarque à Perpignan à l’automne 1973. Cette année-là, de l’autre côté de la frontière, la marmite sociale est en pleine ébullition. Salvador Puig Antich, militant de l’auto-dissous Movimiento Ibérico de Liberación (MIL), est arrêté le 25 septembre 1973. Deux mois plus tard, le 20 décembre, Luis Carrero Blanco, chef du gouvernement franquiste, est envoyé ad patres par un spectaculaire attentat de l’ETA. Condamné à mort, Puig Antich est garrotté, à la Modelo, la sinistre prison barcelonaise, le 4 mars 1974. Autant dire que le Perpignan libertaire de l’époque est sous tension.

Antimilitariste, syndicaliste, écologiste, féministe ̶ il participera à la création du MLAC (Mouvement de libération de l’avortement et de la contraception), Pensiot est à l’origine du Collectif libertaire d’entraide de Perpignan. Rapidement mis en cheville avec des militants proches de la mouvance Frente Libertario [2], il va alors multiplier les actions au sein d’un réseau, clandestin et cloisonné, de soutien aux libertaires d’Espagne. Début 1975, toujours à Perpignan, Bernard va rencontrer Victor Simal, fils de réfugiés cénétistes. Sentant que le vent est en train de tourner en Espagne, Simal a décidé de se rapprocher de la frontière, « là où il sent que les choses se passent, que “ça va péter” ». Pensiot et Simal sont deux hommes de réseau, deux électrons libres dont on va suivre les pérégrinations et les incroyables prises de risque durant ces années charnières. Jusqu’à ce coup de filet de février 1978 qui les enverra à l’ombre de la Modelo.

[bleu marine]Internationalisation de la menace[/bleu marine]

Côté espagnol, suite à la mort de Franco, les espoirs sont aussi grands que profondément viciés quant à une possible renaissance du mythique anarchosyndicalisme des années 1930. Forte de quelque 300 000 adhérents début 1977, la CNT devient le troisième syndicat d’Espagne. David Rappe n’hésite pas à parler d’ « explosion libertaire », décrivant une CNT désireuse de rassembler le plus largement possible : « On y trouve autant de syndicalistes que d’antisyndicalistes, des anarchistes de la vieille école, des jeunes issus des mouvements de contre-culture et des activistes des groupes autonomes. » La fête culminera le 2 juillet 1977 au parc de Montjuic de Barcelone où un meeting cénétiste réunira entre 250 000 et 300 000 personnes. Une acmé qui ne fera pas illusion aux yeux de Bernard Pensiot : « Chez beaucoup de militants de l’intérieur, il y avait un manque de connaissance de la propre histoire de la CNT. La mythification de la révolution de 1936, de figures telles celle de Durruti, de l’image de la barricade ou encore de la lutte armée contre le fascisme masquait les nécessités d’analyser les processus d’évolution d’une société et de ses rapports de force. Parmi les militants de l’exil, beaucoup avaient déjà atteint un âge bien avancé. Ils étaient, en tant que retraités, en dehors des réalités des luttes sociales et connaissaient mal les réalités sociales de l’Espagne postfranquiste. »

Ce cumul de tensions contraires [3] ne tardera pas à couper les jarrets de l’élan cénétiste : début 1978, le syndicat enregistre la perte de presque deux tiers de ses effectifs. Malgré son affaiblissement, la CNT n’en constitue pas moins un caillou dans la godasse de ceux qui veulent transitionner en paix. Refusant de signer les pactes de Moncloa à l’automne 1977, la CNT a réaffirmé son opposition à la fiction d’une paix sociale pondue par quelque instance supérieure sur le dos des travailleurs. En janvier 1978, le théâtre de la Scala de Barcelone est mis à feu lors d’une manifestation. Quatre personnes périssent dans l’incendie. David Rappe : « La CNT est désignée comme responsable. Onze personnes au total, la plupart affiliées à la CNT, sont arrêtées et présentées comme un “commando anarchiste”, “bras armé” de l’organisation. » Il sera prouvé plus tard que l’incendie est dû aux talents criminels d’un indic de la flicaille. Mais en attendant, les autorités espagnoles se servent de l’aubaine pour grossir un danger susceptible de saper le processus de stabilisation institutionnelle. Et l’ex-haut fonctionnaire franquiste, devenu ministre de l’Intérieur, Rodolfo Martín Villa de pointer du bout de sa badine « le développement anarchiste, enraciné en Catalogne et dans le sud de la France ».

C’est dans ce contexte de fabrique d’une internationalisation de la menace que Bernard Pensiot et Victor Simal tombent tous deux dans des pièges tendus par les limiers de la police espagnole. Racontée à des années de distance, l’affaire prend des allures de mauvais polar avec ses traîtres de service (« El Rubio », ancien militant autonome retourné par les flics, et Eduard Solé, cénétiste réfugié en France mais aussi indicateur du consulat d’Espagne), sa guerre des polices entre « los grises » (la police urbaine) et la Guardia civil et ses séances de torture. « Bernard est attaché à l’aide de menottes à une grille de sa cellule, sur la pointe des pieds, de telle façon que ses poignets soient bien au-dessus de sa tête. Une position qui est vite intenable. Tous les muscles sont tendus et finissent par créer une douleur insupportable. Comme on a tendance à vouloir baisser les bras, les menottes finissent par s’incruster dans les poignets, jusqu’à en arracher la peau. » Quant à Victor, son patronyme aux relents sémitiques lui vaut quelques attentions particulières : après une blague à base de gégène, « il a droit à un crayon enfoncé dans les parties génitales en faisant remarquer que “Simal, c’est un nom juif”… “Trois jours de démocratie active”, dira-t-il… avec menace de mort : s’il ne parle pas, on va lui tirer une balle dans la tête et le balancer dans les égouts de la ville. » La flicaille et sa théâtralité de basses œuvres. S’ouvre alors un des chapitre le plus étonnant et passionnant du livre : le récit de luttes carcérales menées par les prisonniers dans le but non seulement d’améliorer leurs conditions de détention – matérielles bien sûr, politiques également puisque les taulards veulent avoir voix au chapitre concernant la gestion de leur quotidien –, mais aussi d’exiger une amnistie générale (indulto total). Une amnistie a bien été décrétée en 1976, mais elle ne concernait que les « délits et fautes d’intentionnalité politique et d’opinion » et excluait de son champ d’application les détenus de droit commun, encore appelés « sociaux ». Or « beaucoup de prisonniers de droit commun revendiquaient avoir commis des délits car ils n’arrivaient pas à vivre dans la société franquiste. Ce qui leur donnait une connotation politico-sociale ».

[bleu marine]Moloch carcéral[/bleu marine]

Emprisonnés, Bernard, Victor et d’autres camarades (citons-en les principaux : Pep, Boni, Andrés, Nanda et Conchi) se rapprochent alors de la COPEL (Coordinadora de Presos Españoles en Lucha), coordination nationale de prisonniers fonctionnant sur la base d’assemblées générales de détenus (politiques et sociaux) capables d’impulser dans les prisons espagnoles d’impressionnantes mutineries. Refus de regagner les cellules, occupations des toits des prisons, grèves de la faim, autant d’actions pouvant aller jusqu’à des automutilations collectives (« los cortes ») au cours desquelles des cohortes de prisonniers se tailladent les veines. « Là, le spectacle est impressionnant. Le sol est couvert de taches de sang. Il y a du monde partout, assis par terre, debout par groupes, en train de discuter, de lancer des slogans, de chanter, le poing en l’air, le sang dégoulinant le long des bras. » Quand les enfermés n’ont plus que leur propre corps à supplicier pour interpeler le monde du dehors. Macabre et radicale scénographie. Dans une séquence voisine et distante d’un millier de kilomètres, les militants de l’IRA enchristés dans la prison du Maze (Irlande du Nord), à poil sous leur couverture, iront jusqu’à maculer leur cellule de merde humaine. Sang, merde, les fluides corporels comme ultimes carburants de ces dignités décidées à ne jamais ployer.

À la Modelo, s’ouvre alors un cycle d’actions/répressions qui voit les prisonniers obtenir quelques avancées, toujours fragiles et temporaires, comme cette parenthèse plutôt savoureuse de taule autogérée : pendant plusieurs mois de l’année 1978, les détenus ont le contrôle de la plupart des espaces de la prison. Les cellules restent ouvertes et les matons se retranchent au niveau de l’enceinte. Alors chacun repeint sa cage et s’y bricole quelque intimité où le moche disparaît le temps de quelques artifices décoratifs. La bouffe arrive de l’extérieur, Victor fait le cuistot dans sa cellule « restaurant ». « Il y avait même une cellule “boîte de nuit”, avec des néons rouges et verts, où musique et pétards animaient des nuits enfumées ! Les matons frappent même aux portes des cellules avant d’entrer ! » L’espace de quelques semaines, le quotidien des taulards est rythmé par des AG de plusieurs centaines de personnes. Même si dans le fond, personne n’est dupe sur la frêle nature de l’embellie.

Bien décidée à mater la chienlit carcérale, l’administration pénitentiaire sait qu’en dernière instance l’ordre moral et la force physique sont de son côté. Elle sait aussi que les prisonniers ne se satisferont jamais de ces quelques miettes de liberté arrachées à l’ombre des barreaux. Certains s’activent déjà pour creuser des tunnels d’évasion. Bernard et Victor vont enchaîner les grèves de la faim jusqu’à ce que le moloch carcéral les régurgite sans autre forme de procès à l’automne 1978. Pas brisés pour autant, les deux hommes continueront, inlassablement, à porter le fer.

Espoirs peut-être déçus, mais pour sûr tenaces !

Sébastien NAVARRO

Avant-propos (F. Gomez)