■ Paul MATTICK
LES LIMITES DE L’INTÉGRATION
L’homme unidimensionnel dans la société de classe
Préface de Gary Roth
Éditions Grevis, 2021, 200 p.
Ce texte de Paul Mattick est une critique de L’Homme unidimensionnel : essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée [1], d’Herbert Marcuse. Les questions fondamentales discutées dans ces ouvrages, marquées par les circonstances d’une époque – les années 1960 –, sont toujours les nôtres et méritent qu’on s’y attarde.
À l’origine du débat, on trouve un petit cercle informel de théoriciens radicaux qui, au milieu des années 1960, bataille contre la pensée sclérosée de la vieille gauche nord-américaine, prisonnière de l’orthodoxie marxiste-léniniste staliniste, dont la « guerre froide » et la répression maccarthyste avaient rigidifié les limites et renforcé le sectarisme. Parmi eux, Herbert Marcuse, Howard Zinn, Noam Chomsky, Joyce et Gabriel Kolko, Zellig Harris et Paul Mattick, qui avaient pourtant des parcours de vie et des expériences différentes. A priori, l’écart était grand entre Herbert Marcuse, intellectuel renommé de l’Institut de l’École de Francfort, universitaire brillant et auteur d’une vaste œuvre critique, et Paul Mattick, ancien jeune spartakiste, ouvrier révolutionnaire dans l’Allemagne des années 1920, puis militant dans les conseils de chômeurs de Chicago des années 1930, profond connaisseur autodidacte de l’œuvre de Marx, théoricien du mouvement communiste anti-léniniste ainsi que des théories des crises. Les deux émigrés avaient été également marqués par l’un des puissants bouleversements révolutionnaires du début du XXe siècle, en Europe, la révolution allemande des conseils de 1918-1920, à laquelle ils avaient participé. Mais c’est finalement sur le sol nord-américain qu’ils s’étaient connus et qu’ils allaient confronter leurs analyses du capitalisme moderne et des possibilités de sa subversion.
L’Homme unidimensionnel eut un fort impact sur les courants de la « nouvelle gauche » américaine qui se développa, pendant environ deux décennies, à la faveur d’une forte contestation sociale et de l’opposition à la guerre du Vietnam. Sur bien des points, Marcuse et Mattick avaient des conceptions divergentes. Toutefois, ils partageaient la même idée, selon laquelle la pensée et l’action radicales ne peuvent s’enraciner et se développer que dans un mouvement autonome et indépendant, capable de rompre avec l’aliénation bureaucratique et paralysante des vieilles institutions du monde ouvrier, partis et syndicats. Dans sa préface aux Limites de l’intégration, Gary Roth livre une éclairante mise en contexte des parcours des deux auteurs ainsi que de leurs désaccords politiques [2]. Il souligne aussi le respect mutuel qui liait les deux auteurs, au-delà de leurs divergences. Si Mattick se trouvait en accord avec l’analyse critique que faisait Marcuse de l’idéologie dominante de la société « industrielle avancée », celui-ci, de son côté, reconnaissait que la critique de Mattick de L’Homme unidimensionnel, touchait « le fond de la question » qu’il traitait. Mattick mentionnait souvent un épisode illustrant la considération qu’il avait pour Marcuse et pour son intégrité politique. Professeur à la fameuse université Brandeis, celui-ci avait été rappelé à l’ordre par l’administration après avoir pris la parole lors d’un meeting contre la guerre du Vietnam. Alors que cette université travaillait ouvertement avec l’armée américaine à la mise au point de programmes de contrôle des populations, l’administration avait fait remarquer à Marcuse que la prise en compte des deux aspects d’un conflit devait toujours constituer un devoir académique. Autrement dit, et au nom de la fameuse objectivité des savants, il n’était pas censé prendre position contre la guerre. La réponse de Marcuse avait vite mis fin à la polémique : « Et quel est donc l’autre aspect d’Auschwitz ? ».
Chez Marcuse, la signification de l’idée de l’intégration capitaliste et de l’avènement de l’ « homme unidimensionnel » est liée à l’idée d’un capitalisme dynamique, en croissance et expansion continue. La « métamorphose du capitalisme » qu’il observait dans les États-Unis de l’après-guerre, il l’expliquait comme une réaction aux conditions de l’affrontement entre les deux blocs capitalistes et à la « guerre froide ». Se produisait alors un « changement quantitatif », caractérisé par « une marée sans cesse montante de marchandises, un niveau de vie toujours plus élevé ». L’essor d’une société de consommation et d’abondance débouchait sur un « capitalisme organisé », désormais en mesure de se perpétuer sans rencontrer l’ancienne opposition de classe. En effet, l’amélioration constante des conditions de vie des travailleurs neutralisait la lutte contre l’exploitation, réduisait les potentialités de contestation, de révolte et de subversion, créait les raisons pour que les opprimés s’intègrent au système. « Les classes mêmes qui incarnèrent jadis la négation du capitalisme y sont de plus en plus intégrées. » Plus précisément, selon Marcuse, on observait le déplacement de l’antagonisme au capitalisme vers la sphère de la consommation et vers les luttes menées par de nouveaux acteurs marginalisés par le système. Les nouvelles forces de contestation, d’opposition, émergeaient en dehors de l’ancien champ de la lutte de la classe ouvrière des pays industriels. C’est cette thèse qui est au centre de l’argumentation de Marcuse, de sa conception de l’avènement d’une société totalitaire intégrée, de l’homme unidimensionnel, que Mattick soumet à la critique.
Après avoir insisté sur le fait que tout état du capitalisme est transitoire, « un système social à la fois productif et destructeur » [3], Mattick s’attaque aux fondements de la thèse de Marcuse, l’idée d’un capitalisme en croissance continue avec des gains de productivité et une reproduction élargie permettant l’amélioration soutenue des conditions de vie. Nous étions, il faut le rappeler, dans les années de la reprise de l’après-guerre. Mattick construit sa critique en partant de la théorie des crises du capitalisme, mettant au centre la baisse tendancielle du taux de profit – théorie qu’il avait reprise et développée à partir des travaux du théoricien marxiste Henryk Grossmann et qui lui avait permis d’élaborer une critique marxiste du keynésianisme et de ses politiques interventionnistes [4]. En 1969, Mattick écrivait : « Rien ne permet de caractériser la situation actuelle, tant à l’échelle du monde entier qu’à celle des diverses nations prises séparément, par la stabilisation, l’organisation et l’intégration, comme le fait Marcuse. Au contraire, le monde capitaliste est infiniment plus instable, désorganisé et désintégré qu’il ne l’était, par exemple, il y a un demi-siècle. [5] » Se projetant à long terme, Mattick défend l’idée que seul un raisonnement « à un niveau d’abstraction élevé (…) permet de porter au grand jour les rapports sociaux fondamentaux, dissimulés par les catégories économiques capitalistes » [6].
C’est sans doute cette démarche qui explique l’intérêt que Marcuse portait à la critique de Mattick, lui reconnaissant sa capacité à questionner et à discuter les fondements de l’avènement de la société de l’homme unidimensionnel. Mattick revient ainsi sur divers thèmes inhérents au mode de production capitaliste d’hier comme d’aujourd’hui : l’idée d’un capitalisme organisé, le rapport entre progrès technologique et abondance, l’opposition entre secteur privé et public dans la production de profit, la question du « loisir » et de l’abolition du travail, entre autres. Il aborde aussi les rapports entre capitalisme (ou socialisme) d’État et les systèmes où domine le capitalisme privé et l’ « unification économique et politique » du monde capitaliste telle que la prédisait Marcuse. Mais surtout Mattick questionne longuement la possibilité de la poursuite du développement du capitalisme dans les années de l’après-guerre, mouvement qui constitue le fondement des idées de Marcuse sur l’avènement d’une société d’abondance et l’évolution du capitalisme. Qu’il le fasse dès les années de l’après-guerre donne à son texte une valeur toute particulière.
Ramenée au présent, si le discours de Marcuse sur l’intégration semble difficilement recevable, la question de la soumission des classes opprimées au système se pose toujours, et avec de plus en plus d’acuité. Plus qu’une intégration enracinée dans l’essor d’une société d’abondance et de consommation de biens et l’amélioration des niveaux de vie, on assiste à une acceptation-soumission nourrie par la crainte de l’effondrement des conditions de travail, de salaire et de vie. À la frayeur de la disparition des sécurités qui soudaient l’« intérêt général » interclassiste d’hier s’ajoute désormais la terreur de la catastrophe climatique vécue en direct et rappelée constamment par ceux qui en sont responsables. La peur et la paralysie forgent la passivité et, à terme, une forme de soumission. Plus qu’une intégration, c’est la désintégration du tissu social qui s’étend.
Seules des luttes capables de récréer du collectif antagonique aux logiques de production de profit et contestant les rapports sociaux capitalistes sont en mesure d’inverser la tendance, de percer le mur de l’impasse qui se profile devant nous. Il ne peut y avoir du commun : on ne produit pas de nouvelle société tant que l’égalité politique formelle couvre l’inégalité sociale. Face à la dynamique capitaliste qui produit sans cesse de la précarité, de l’appauvrissement et de l’isolement, bref, de la séparation, toute lutte sectorielle, marginale, ne peut survivre que dans la contestation globale du système. Le refus de l’organisation existante de la société est la seule perspective mobilisatrice qui peut élargir, et non enfermer. Aujourd’hui plus que jamais, le capitalisme ne peut se transformer, de par son propre mouvement, en un système différent. Il montre, par contre, sa capacité de détruire ses propres conditions de reproduction, avec le désastre social qu’une telle route implique. Tout se passe comme si on assistait au mouvement d’un capitalisme dont les possibilités de rebond se font chaque jour plus rares, et surtout plus destructrices. Une époque où, pour reprendre la formule de Marx, toute solution apparaît, sous le capitalisme, comme un nouveau problème.
La société totalitaire intégrée qu’envisageait avec crainte Marcuse ne s’est pas vérifiée ; on tendrait plutôt vers une société « instable, désorganisée et désintégrée », pour reprendre les mots de Mattick, où des traits totalitaires remplacent progressivement les principes de l’idéologie démocratique de l’intérêt général. Pour Mattick, ce sont les difficultés dans la production de profit et la rentabilité du capital, et non l’évolution de la société de consommation, qui posent les limites de l’intégration. Ce sont les limites des politiques keynésiennes et leurs effets contradictoires qui vont à l’encontre d’une évolution vers un capitalisme organisé où le progrès technologique engendrerait l’abondance et annoncerait l’abolition du travail, l’intégration et l’avènement de l’homme unidimensionnel. À l’encontre de l’analyse de Marcuse, Mattick ramène constamment sa critique aux facteurs destructifs du capitalisme, à ses déséquilibres. S’il considère qu’une société d’exploitation rend impossible le passage à une société unidimensionnelle, il questionne aussi l’existence possible d’une société capitaliste qui aurait la capacité d’effacer toute opposition de classe.
En cinquante ans, la position respective des deux auteurs par rapport à la situation réelle s’est bien évidemment modifiée. Dans les années 1960, l’analyse de Marcuse trouvait une large acceptation, paraissait correspondre à l’évolution de la situation alors que la critique de Mattick, son intention de porter au grand jour les rapports sociaux fondamentaux, se perdait dans les méandres d’un récit théorique qui semblait sans lien avec la situation réelle. Avec le temps, pourtant, l’idée d’une société d’abondance et d’une amélioration générale des conditions de vie des travailleurs dont parlait Marcuse a mal résisté à l’évolution du capitalisme. Elle s’est vue niée par la tendance à un appauvrissement général, par l’accroissement des inégalités sociales, par la concentration de la richesse, par la prolétarisation de couches salariées auparavant appelées « classes moyennes ». De même, et au contraire de ce que suggère Marcuse dans son livre, le développement des nouvelles technologies, loin d’ouvrir sur une société de loisir, a fait apparaître une masse croissante de travailleurs déqualifiés, précaires et mal payés. En revanche, le déclin des formes traditionnelles de lutte traduit indiscutablement l’effondrement du vieux mouvement ouvrier, incapable de survivre au rétrécissement de l’ancien champ de négociation que le capitalisme lui avait concédé. Cela étant, compte tenu du développement massif d’un travail salarié précaire et fragilisé, le combat contre l’appauvrissement général tend à se déplacer à nouveau du champ de la consommation et de la distribution vers celui de l’exploitation. De récentes luttes, nées hors du champ de la production, ont recherché dans la question sociale les repères nécessaires pour maintenir leur dynamique. Ce fut le cas, en France, avec la mobilisation des Gilets jaunes. C’est ainsi que, aujourd’hui, on peut prétendre que les positions se sont inversées. L’idée du développement d’un capitalisme organisé et capable de générer une continuelle amélioration de la condition de vie des exploités, telle que Marcuse la défendait, est en décalage avec la marche actuelle du capitalisme et avec ses conséquences sociales, alors que la critique de Mattick se trouve plus en prise avec les questions économiques et sociales de la période. Les arguments critiques de Mattick, qu’il a organisés par ailleurs dans une critique du keynésianisme, se trouvent aujourd’hui confirmés par la marche du capitalisme. Plus encore, ils permettent d’interpréter la réaction néolibérale du capitalisme privé à l’interventionnisme d’État.
Entre-temps, il est vrai, nous sommes passés d’une période de croissance soutenue par l’État à celle d’une stagnation où l’interventionnisme, toujours présent, ne joue plus le rôle dynamiseur du capitalisme qui lui était naguère attribué.
Aujourd’hui comme hier, ces questions sont les nôtres et le débat ne peut que stimuler la pensée critique et la recherche de voies nouvelles nécessaires d’opposition au monde tel qu’il est. Pour autant que cette possibilité puisse émerger du désastre en cours et prendre forme dans des luttes collectives revendiquant leur autonomie et un projet émancipateur.
Charles REEVE [7]