Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Digression sur un moment fasciste
Article mis en ligne le 10 juillet 2023

par F.G.


La scène restera à jamais inscrite dans la mémoire de l’abjection.

PDF

Ça se passe à Nanterre (Hauts-de-Seine), le 27 juin. Une bagnole est à l’arrêt ; sur le côté, deux flics armes au poing ; l’un des deux, coude gauche posé sur le capot, a pointé la sienne vers le pare-brise ; on entend l’autre aboyer : « Shoote-le ! » ; quand la caisse démarre, le tireur en position se déplace vers la vitre ouverte du conducteur et « shoote », en effet ; une seule fois ; quelques mètres plus loin, le véhicule s’encastre sur un obstacle. Nous sommes place Nelson-Mandela (force des symboles !). Nahel, dix-sept ans, a été abattu de sang-froid. Pour n’avoir pas de permis de conduire et pour « refus d’obtempérer », dira le cagoulé de l’Ordre bleu.

De n’avoir pas été filmée, cette scène, comme tant d’autres, serait tombée dans le puits sans fond de l’oubli, et le zélé tireur d’élite à bout portant – déjà décoré par l’infâme préfet Lallement pour services rendus pendant le mouvement des Gilets jaunes (on devine lesquels) – aurait pu dérouler son argumentaire en toute tranquillité, le même que d’habitude, sans que personne ne le conteste.

Honneur à cette femme qui a filmé un crime d’État !

Un de plus et, à voir le soulèvement qu’il entraîne, peut-être, souhaitons-le sans trop y croire, un de trop.


Ultime fait d’arme de Bernard Cazeneuve, déjà responsable – en tant que sinistre de l’Intérieur – de la mort, à Sivens, de Rémi Fraisse le 26 octobre 2014 et dernier chef de gouvernement du piteux Hollande, la loi police de 2017 dont il fut l’initiateur a élargi de manière si floue les conditions dans lesquelles les flics pourraient faire usage de leurs armes que le nombre de tirs pour « refus d’obtempérer » a doublé depuis sa mise en œuvre. Cette loi d’allégeance à l’extrême droite flicarde, adepte du « permis de tuer » [1], a déjà provoqué, depuis 2020, deux fois plus de décès que la moyenne observée dans la décennie 2010 [2]. La conscience tranquille, les allumés de la gâchette en uniforme cartonnent, désormais, les supposés non obtempérant, surtout quand ils ont la peau mate, sans risque de se voir sanctionnés. On comprend, dès lors, l’entêtement que mit le corps à faire en sorte qu’une autre loi interdît qu’on les filme. Sans succès pour l’instant.


« Le fascisme, écrivit Brecht, n’est pas le contraire de la démocratie mais son évolution par temps de crise. » Pour ce qui concerne la période historique que nous vivons en France, on pourrait parler d’un moment fasciste dont la principale caractéristique relèverait d’une remise en cause, pensée et/ou assumée par l’État, des libertés publiques jugées contraires à l’intérêt supérieur d’un ordre politico-économique – en crise structurelle – reposant essentiellement sur deux dispositifs de dressage de masse : des médias soumis à ses consignes et chargés de les propager et une police capable de les appliquer sans faillir et couverte d’avance dans toutes ses dérives. Un moment fasciste, ce n’est pas le fascisme, mais la mise entre parenthèses des us et coutumes fondant l’État de droit et, conséquemment, son glissement vers un État de non-droit. La récente dissolution des « Soulèvements de la terre », les menaces de définancement de la LDH, le non-renouvellement de l’accréditation d’Anticor, le niveau de répression extrême appliqué à tout mouvement social, les entraves diverses et variées à toute expression de dissensus attestent d’une évidente marche en avant vers la remise en cause, progressive et méthodique, de tout ce qui contrarie l’idéologie marchande et liberticide de l’État macronien. Il ira jusqu’au bout parce que telle est sa logique. Ou il sombrera en ayant ouvert royalement la voie au post-fascisme national et rassemblé autour de « la » Le Pen – comme on dit « la » Meloni.

Ce moment fasciste, nous le vivons. Il suffit d’accéder à n’importe quelle chaîne de désinformation en continu pour s’en rendre compte : la police nous y parle chaque jour, et à jet constant (pas seulement à 20 h). Cette police, on la connaît. On sait le lobbying dont elle fut capable pour obtenir son « permis de tuer » de 2017. On sait les méthodes mafieuses dont elle fait preuve à chaque occasion pour se dédouaner de ses « bavures », quitte à salir la mémoire d’un jeune type exécuté à bout portant sans représenter aucune menace. On sait qu’elle est gangrénée par un virilisme à faire peur. On sait que, sans elle, tout pouvoir tomberait dans l’instant. On sait que, bras armé de l’État, elle condense toutes les dominations et monnaye tous les sales services qu’elle lui rend en exigeant qu’on la respecte. Caricature de corporatisme, elle est un État dans l’État que rien n’arrêtera. Sauf sa dissolution, ce qui n’est pas une mince affaire.


L’image de l’exécution à bout portant de Nahel fut l’étincelle d’un soulèvement généralisé des colères dans les quartiers du désespoir. Comment pouvait-il en être autrement d’ailleurs dans ces lieux de relégation où l’humiliation est permanente. Depuis, la guerre est là. Une guerre asymétrique, comme celle qui toujours oppose l’Ordre aux déshérités. Dans nos mémoires, ce sont d’anciennes images de révoltes qui remontent, notamment celle de l’automne 2005 à Clichy-sous-Bois, Montfermeil (Seine-Saint-Denis) et ailleurs après la mort par électrocution de Zyed Benna et Bouna Traoré. Presque vingt ans pour que rien ne change, pour que tout empire, et comment ! Qui, sauf celui de l’ignoble, peut encore croire au progrès ? Oui, la guerre est là. Elle oppose toujours des mômes, chaque fois plus jeunes, à des robocops chaque fois plus allumés. Les uns guerroient au mortier d’artifice ; les autres disposent de tout l’attirail policier et judiciaire disponible. Et pour le coup, le moment fasciste où nous sommes crève les yeux : en soutien aux nombreux effectifs policiers déjà chargés de « rétablir l’ordre », l’État adjoint le RAID, la BRI et le GIGN, soit les professionnels de l’anti-terrorisme, bloque les réseaux sociaux et Internet dans certains quartiers dits chauds, et au-delà. À l’occasion, ils bénéficient, comme à Lyon, Angers, Lorient ou Chambéry, du coup de main de milices fascistes de ratonneurs collabos qui leur livrent des émeutiers « basanés ». Une horreur !

Comme en 2005, mais là encore en pire, les médias et leurs « journalistes » de préfecture, payés par l’État, Drahi ou Bolloré, s’en donnent à cœur joie dans le sous-entendu et la calomnie. Personne ne les croit, mais à haute dose le venin toujours pénètre dans le cerveau des cons. Le zemmourien Messiha ouvre, avec grand succès, une cagnotte pour soutenir la famille du policier exécuteur. Quant à la Le Pen, elle attend son heure comme le vautour sa proie. Le moment fasciste, c’est d’abord une odeur de merde qui monte au nez. On la sent ; elle pue.


Incise… Un jour d’émeute parisienne de début 2019 où il était triste que n’ait pas encore suffisamment opéré la jonction avec les quartiers, un Gilet jaune de ces banlieues m’avait dit : « C’est ensemble qu’il faudrait être ; c’est ici qu’il faut cramer les symboles du pouvoir ; c’est comme ça qu’on lui fait peur ; pas en foutant le feu aux quartiers où on habite… » J’avais répondu qu’on cramait ce qu’on pouvait quand on pouvait, dans les banlieues ou à Paris, qu’il ne servait à rien de hiérarchiser. Il me fit remarquer qu’il disait « quartiers » quand je disais « banlieue » employé au pluriel : les « banlieues ». J’avais tort parce que, au singulier ou au pluriel, disait-il, c’était un mot du pouvoir : le lieu du ban, de la marge, de l’à-côté, de la mise à l’écart où les populations vivent la même chose que tous les pauvres, mais avec plus de contraintes, dont celle de devoir subir quotidiennement l’humiliation policière. Salut, Mourad, tu avais raison : maintenant je dis « quartiers ». Où que tu sois, j’espère que tu vas au mieux et que tu continues de croire que, « pour l’honneur des travailleurs », il faut encore et toujours être là. Même si c’est chaque fois plus difficile. Surtout.


Et puisque je suis dans le domaine de la confidence, je me laisse aller. Cela fait maintenant une grosse semaine que cette « digression » m’habite autant qu’elle hésite à trouver son cours. Comme si elle résistait à l’analyse. Dans mes brouillons, elle s’est appelée « Digression sur un mort de trop », « … sur un soulèvement », « … sur un échec annoncé », « … sur l’indignité », et j’en passe. À vrai dire, chacun ses tics d’écriture, j’ai besoin d’un titre pour commencer. Il m’indique d’où doit venir le vent. Mais les vents, pour le coup, furent contrariants. Soulèvement, il y a bien, contre l’ignoble, l’indigne, les chiens qui aboient et la caravane qui passe sur les clameurs qui poussent pour les rendre inaudibles. Le pouvoir tient tout : la vérité, c’est son mensonge. Oui, soulèvement il y a bien, mais sans relais, sans caisse de résonance, sans manifestations massives pour dire et dénoncer ce moment fasciste que nous vivons en ce stade ultime de décomposition de la Macronie. Car si ce régime haïssable tient tout, il ne tient rien qui ne soit validé par sa police. Soulèvement, pour sûr. Sauvage, naturellement. Dépourvu de toute stratégie, évidemment. Mais juste, humainement juste, parce qu’on ne tolère pas l’intolérable de l’injustice quand elle double ou triple la dose. Allez-y, vous, les donneurs de leçon de plateau, les petits marquis du régime, les salonnards de toute obédience, allez-y, ne serait-ce qu’un temps, mais en insertion, dans ces quartiers de misère où tout suinte le mépris des pauvres quand, de très loin souvent, leurs ancêtres sont venus d’ailleurs, d’ailleurs colonisés par les vôtres, gens d’en haut et mercenaires d’un empire de mort et de pillage. Vos réflexes sont les mêmes, crapuleusement immoraux dans leur inspiration et vulgairement policiers dans leur traduction. Soulèvement, donc, il y a et justifié. Comment non ?


De là à glorifier « l’émeute » en permanence – et par procuration quand on la contemple de loin ou par écran interposé –, il y a de la marge, celle qui sépare la décence de l’indécence. Car cette joie de l’émeute, évidente in situ, mais dans certaines situations bien particulières, notamment quand la victoire symbolique est acquise dans l’acte même du débordement victorieux d’un rapport de forces, ne saurait faire sujet de théorisations excessives. Sauf à se penser en théoriciens de la jouissance destructrice sans être Bakounine. Car, à défaut de payer de sa personne, comme le noble Russe, en acceptant de vivre l’autre revers de la joie émeutière – à savoir, la tristesse de la garde à vue, l’humiliation policière, le déferrement et la suite : le procès et les condamnations très lourdes que la justice classiste réserve toujours aux émeutiers du quart-monde de la ville –, cette joie de l’émeute réinventée pour la cause de la Cause n’est souvent matière qu’à glaner des écrits qui font des ventes au marché de la subversion sans risques. Se reconnaîtront ceux qui voudront.

Depuis Mai 68 au moins, la principale terreur des dominants réside dans l’hypothèse que la diagonale de la rage configurée par leur politique dévastatrice en toutes matières fasse émerger une sorte de front des exclus capable de se fédérer. Loin de nous l’idée de penser qu’elle est infondée, mais il faudra beaucoup d’efforts pour y parvenir. D’autant que ce moment fasciste que les dominants expérimentent à l’occasion de ce soulèvement – et auxquels ne trouvent rien à redire les plus démocrates d’entre eux – laisse entendre que, de leur part, le choix est fait. Et c’est le même que les Versaillais avant la purge finale et le bain de sang.

Le temps est venu de penser stratégiquement le devenir historique qui nous attend. Sans effets de manche ni discours ronflants. Au ras du réel infâmant qui couve dans l’esprit d’un flic allégé de toute barrière éthique tirant à bout portant sur un gamin de dix-sept ans. Sans autre menace que la peur qu’il lui inspire parce qu’il est autre.

Freddy GOMEZ


Dans la même rubrique

Digression sur la confusion
le 4 mars 2024
par F.G.
Digression sur l’enlisement
le 23 janvier 2024
par F.G.
Digression sur une épouvante
le 13 décembre 2023
par F.G.
Digression sur la rêverie anarchiste
le 20 novembre 2023
par F.G.
Digression sur un cauchemar
le 1er novembre 2023
par F.G.