A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Espaces d’anarchie, espèces d’anarchiste
À contretemps, n° 29, janvier 2008
Article mis en ligne le 17 octobre 2008
dernière modification le 3 décembre 2014

par .

Gaetano MANFREDONIA
ANARCHISME ET CHANGEMENT SOCIAL
Insurrectionnalisme, syndicalisme, éducationnisme-réalisateur

Lyon, Atelier de création libertaire, 2007, 352 p.

Il aura sans doute fallu que parte en quenouille le marxisme, cette idéologie d’État prospérant à l’ombre d’un mur de servitudes, pour que, dans les plis d’un hypercapitalisme triomphant, le mouvement émancipateur se voie contraint de chercher en amont de son histoire d’autres raisons d’espérer. D’où cette ré-émergence, au sein des pôles de résistance du présent, d’anciennes vertus directement héritées de la foisonnante tradition du socialisme utopique – l’association, l’échange, l’expérimentation sociale – ou de l’éclectique anarchisme – l’action directe, le refus de la délégation, l’autonomie des luttes –, qui en fut, nous rappelle justement Gaetano Manfredonia, le prolongement anti-autoritaire.

D’avoir été simplement une idéologie « en concurrence avec d’autres doctrines radicales », note G. Manfredonia, l’anarchisme n’eût sans doute pas connu un sort différent de ses rivales. Il aurait, un temps plus ou moins long, incarné une alternative révolutionnaire avant que de se perdre, comme les autres, dans les bourbiers de l’histoire. Ce qui fait, à ses yeux, son irréductible différence, ce qui lui confère encore quelques capacités d’incarner une part du rêve émancipateur, c’est sans doute d’avoir cultivé un goût immodéré pour l’expérimentation individuelle et collective. On aurait tort de croire, écrit G. Manfredonia, que ce penchant n’aurait caractérisé que les individualistes anarchistes, ces partisans de l’ici et maintenant si peu portés au mythe collectif. Il a parcouru, nous dit-il, au gré de l’histoire et avec plus ou moins de force, tous les courants de l’anarchisme. « À chaque fois, écrit-il, que la perspective d’une révolution à court terme semble s’éloigner, immédiatement, on voit spontanément resurgir des pratiques et des discours réformateurs et/ou graduélistes » en son sein. Comme si, manifestant une particulière aptitude à résister au poids des défaites, l’anarchisme trouvait toujours en lui-même de nouvelles manières d’envisager le combat social. Moins prisonnier que d’autres doctrines d’une vision strictement classiste et ouvriériste de la lutte, il manifeste une plus grande capacité d’adaptation aux aléas de l’époque, oscillant entre le négatif – le refus du monde tel qu’il est – et le positif – son contournement par l’invention de formes d’existence alternatives.

Éminemment pluriel, donc, et « recouvrant des réalités bien plus larges » que celles qui délimitent stricto sensu son seul espace militant, cet anarchisme aurait résisté bien mieux que d’autres écoles de pensée à l’effondrement du concept de révolution, si caractéristique de notre époque. C’est du moins ce que constate G. Manfredonia, pour qui les « signes d’une reprise de l’activité anarchiste » seraient [aujourd’hui] aussi « indéniables » que ses particularités : le pragmatisme et l’ouverture. Désencombré, en effet, du « mythe du “grand soir” » et nettement moins « croyant » que celui que professaient les anciennes générations militantes, ce néo-anarchisme n’aurait désormais que faire des anciennes lignes de clivage idéologique qui le parcoururent un bon siècle durant et aurait l’avantage de se montrer infiniment moins porté à l’esprit de secte que l’anarchisme classique. Pour G. Manfredonia, la persistance, en cette époque de basses eaux, d’une sensibilité anarchiste plutôt dynamique sur le terrain de l’intervention sociale tendrait donc à rendre définitivement obsolète la grille de lecture qui a longtemps fait florès chez les spécialistes de l’histoire de l’anarchisme et qui repose, d’après lui, sur une « sur-valorisation des discours idéologiques au détriment d’autres approches possibles ».

L’intérêt de cet ouvrage tient précisément à la volonté de son auteur de « rompre » avec cette lecture classique – fondée sur une différenciation doctrinale entre individualistes, communistes et syndicalistes – et de dresser une « nouvelle typologie » de l’anarchisme plus axée sur ses pratiques que sur ses discours. Cette démarche aboutit à la webérienne définition de trois « types idéaux » d’anarchiste : l’insurrectionnel, le syndicaliste et l’éducationniste-réalisateur. Partant d’une caractérisation précise de chacun de ces types, l’arpenteur Manfredonia, boussole méthodologique en poche, revisite l’histoire de l’anarchisme en la confrontant à celle, beaucoup plus large, du mouvement ouvrier et en s’attachant à souligner, au-delà de leurs divergences doctrinales, un certain nombre de convergences pratiques entre ces trois types d’anarchiste.

Au bout du compte, cette relecture tout à fait originale du passé libertaire ouvre d’indéniables pistes explicatives sur sa permanence et son renouveau.

Gilles FORTIN