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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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L’exercice du bonheur
À contretemps, n° 24, septembre 2006
Article mis en ligne le 10 juin 2007
dernière modification le 28 novembre 2014

par .

■ Céline BEAUDET
LES MILIEUX LIBRES
Vivre en anarchiste à la Belle Époque en France

Saint-Georges-d’Oléron, Les Éditions libertaires, 2006, 256 p.


■ Tony LEGENDRE
EXPÉRIENCES DE VIE COMMUNAUTAIRE ANARCHISTE EN FRANCE
Le milieu libre de Vaux (Aisne) 1902-1907
et la colonie naturiste et végétalienne de Bascon (Aisne) 1911-1951

Saint-Georges-d’Oléron, Les Éditions libertaires, 2006, 168 p.

Peu étudiés par les historiens de l’anarchisme, ces « milieux libres » qui éclorent dans la France conformiste de la Belle Époque, méritaient qu’on s’y intéressât. Les ouvrages de Céline Beaudet et de Tony Legendre ont, de ce point de vue, l’insigne valeur de combler un trou.

Le premier, dont on nous dit qu’il est « issu » d’une recherche universitaire entreprise par Anne Steiner et Francis Démier, se veut panoptique et embrasse l’histoire de ces « milieux libres » sous ses multiples aspects : origines, aspirations, fonctionnement, problèmes. Le second se fixe sur deux expériences particulières de « milieux libres » : celui de Vaux (1902-1907) et celui de Bascon, fondé en 1911 et dont l’existence se prolongea, cahin-caha, jusqu’en 1951. Enrichi de nombreux textes d’époque, publiés en annexe d’ouvrage, il complète utilement le premier.

Pour Céline Beaudet, dont l’approche révèle une évidente sympathie pour les expérimentateurs des « milieux libres », ceux-ci seraient finalement, aux anarcho-syndicalistes – et même à certains individualistes –, ce que l’anarchie est à l’anarchisme, sa part d’utopie. Quant aux échecs – répétés – sur lesquels débouchèrent leurs tentatives, ils ont, à ses yeux d’analyste, une indubitable valeur instructive, ce qu’on conçoit d’autant plus aisément que l’anarchisme, en règle générale, est plus fertile en défaites qu’en victoires.

Reste que ce « vivre en anarchiste », ici et maintenant, avec la prétention de démontrer au tout-venant que la société future pouvait s’expérimenter in vitro, dans des « laboratoires de l’utopie », pour reprendre la formule heureuse de Ronald Creagh [1], et se propager exemplairement, relevait davantage de la douce naïveté que de « l’impatience révolutionnaire », concept plus apte à cerner la motivation des propagandistes par le fait ou des illégalistes que celle, purement existentielle, des « milieu-libristes ».

On trouvera, dans le livre de Céline Beaudet, une foule de détails intéressants sur ces expériences de vie libre. On y verra défiler quelques personnages pittoresques ou curieux, comme Georges Butaud, Sophia Zaïkowska, Henry Fortuné, André Lorulot ou Marie Kügel, oscillant entre insolence et illumination, doués d’une énergie rare et juste ce qu’il faut portés à l’idéologie [2].

D’ampleur très limitée, ce mouvement, qui se situa en permanence entre propagande et camaraderie, eut quelques vertus, dont celles de tenter de construire de nouveaux rapports humains et de s’émanciper du salariat. Il donna corps à d’autres initiatives – éducatives, coopératives – et offrit, ici ou là, des espaces libérés – des « zones autonomes temporaires », pour parler moderne – à quelques insoumis qui, par obligation, cherchaient, le temps d’une respiration, un endroit où se poser. C’est le cas de Georges Navel, comme le rappelle opportunément Tony Legendre, qui séjourna chez les « mangeurs de carottes » de Bascon et s’en trouva fort heureux. Avant d’aller voir ailleurs, comme il le raconte lui-même dans l’admirable Parcours [3].

Au fond, là fut peut-être le principal mérite de ces frêles embarcations communautaires qui finiront par se briser sur les récifs de la vie courante, celui d’avoir existé, même brièvement, comme alternatives à la norme sociale.

Marcel LEGLOU