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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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De l’hétérodoxie comme méthode
À contretemps, n° 24, septembre 2006
Article mis en ligne le 24 juin 2007
dernière modification le 27 novembre 2014

par .

■ Tomás IBÁÑEZ
¿ POR QUÉ A ?
Fragmentos dispersos para un anarquismo sin dogmas

Barcelona, Anthropos, 2005, 208 p.

S’il est une qualité qu’il faut reconnaître à Tomás Ibáñez, c’est bien son penchant pour l’irrévérence. Livre après livre, il la cultive avec constance, pratiquant sans faiblir le paradoxe conceptuel ou la provocation théorique pour tisonner le dogme au feu d’une hétérodoxie érigée en méthode. Le fait est là : il n’est d’autre manière de mesurer la validité d’un discours que de déranger le bel ordonnancement de ses vérités premières en les secouant sans ménagement. Et le champ est d’autant plus vaste, pour Tomás Ibáñez, qu’il embrasse, dans son cas, et la psychologie sociale et la philosophie politique.

En ces temps de faillite des projets émancipateurs et des idéologies progressistes, l’anarchisme demeure, sans doute, une exception. La part d’irréductible rêve qu’il incarne, au-delà du raisonnable et, parfois, contre l’idée même de raison, fait de lui un des derniers territoires où vit encore, dans un espace pour le moins dévasté, le désir de transformation sociale. Cet anarchisme repose, pourtant, sur une histoire débordante de défaites – défaites qui l’ont sûrement préservé du pire : les lendemains qui déchantent – et sur un corps de doctrine élaboré, pour l’essentiel, il y a fort longtemps. Autrement dit, sa permanence tout à la fois comme dissidence active et comme imaginaire social constitue déjà, en soi, un étrange paradoxe.

Fils de l’exil espagnol, Tomás Ibáñez navigue, depuis l’adolescence, dans les eaux agitées d’un mouvement libertaire « dont on n’est pas, précise-t-il, mais que l’on vit ». Activiste anti-franquiste et contestataire soixante-huitard, il en fréquenta, à Paris, le large spectre – de la FIJL des années 1960 au Mouvement du 22 mars, en passant par quelques moléculaires regroupements – et participa de très près, quelque dix ans plus tard, à Barcelone, au processus de reconstruction d’une chimérique CNT, processus « aussi intense, écrit-il, que la déception qu’il engendra ». Depuis, il s’en tient à une position de participant ponctuel et d’aiguillon permanent. Pour le reste, il a exercé comme professeur de psychologie sociale à l’Université autonome de Barcelone et beaucoup produit dans sa discipline.

Le recueil de textes iconoclastes qu’il nous donne met en lumière ce qui constitue, sans doute, une autre particularité de l’anarchisme : sa capacité – semble-t-il, inégalée – à générer, en son propre sein, une permanente floraison de questionnements et de critiques sur son histoire ou son devenir et même sur son efficience comme outil pertinent de transformation sociale. Ainsi, sous la plume irrévérencieuse de Tomás Ibáñez, sont pointées, pêle-mêle, dans ce livre, quelques-unes des limites de l’anarchisme : la « forme-église » des organisations qui s’en réclament, le penchant de ses partisans pour l’autosatisfaction mémorielle, leur prédisposition au simplisme théorique ou encore leur goût pour une radicalité plus gratifiante esthétiquement qu’efficace pratiquement. « S’il est une chose dont je suis sûr, écrit Tomás Ibáñez, et c’est peut-être la seule, c’est qu’il n’existe d’autre anarchisme que celui qui n’hésite pas à mettre constamment ses propres fondements en danger. » On vous l’avait bien dit...

Anthologique, l’ouvrage – qui inclut, « par pure nostalgie », souligne l’auteur, trois articles de jeunesse [1] – contient une vingtaine de textes couvrant une quarantaine d’années. Sur une telle durée, le risque était, bien sûr, élevé de mettre à jour certaines « contradictions », mais l’auteur les assume par avance, comme ses « fluctuations » quant aux perspectives d’un anarchisme ballotté, de flux en reflux, entre ouverture sur le monde et fermeture sur lui-même. C’est que le temps de l’anarchisme ne peut être que celui de son époque, comme sa projection en est le fidèle reflet. À marée basse, il se maintient, de groupe en groupe, comme leçon du passé ou rêve de futur. Il se déchire, aussi, dans d’implacables querelles, les seules qui permettent en somme à ses fidèles d’exister. À marée haute, au contraire, il s’égare dans l’espace pour en saisir les échos et s’en nourrir, pour se régénérer – disons – d’une subversion cueillie à fleur d’époque. Mai 68 fut, sans doute, une de ces trouées « magiques » dans la torpeur du temps où l’anarchisme s’ouvrit sur des ailleurs insoupçonnés et se secoua de quelques-unes de ses ataviques raideurs. Il en reste, là encore, à Tomás Ibáñez, une évidente nostalgie. Comme si ce temps avait été le sien, celui de sa jeunesse d’abord, mais surtout celui d’une belle promesse.

Qu’on en partage les points de vue ou qu’on s’en irrite, ces « fragments dispersés pour un anarchisme sans dogmes » – qui vont, d’ailleurs, bien au-delà de cette stricte thématique – ne sauraient laisser le lecteur indifférent. À nos yeux, ils ont certainement l’avantage de rompre, sur bien des points, avec le prêt-à-penser anarchiste, mais surtout de le faire joyeusement. Car il faut insister sur le caractère éminemment jubilatoire de la critique libertaire de l’orthodoxie anarchiste pratiquée par Tomás Ibáñez. Comme si la désacralisation de toute transcendance – anarchiste comprise – relevait, pour lui, « comme la vie même », de l’inépuisable plaisir de s’inventer des possibles toujours renouvelés. Ce faisant, il définit sûrement ce qui rend – encore aujourd’hui et, peut-être, plus aujourd’hui qu’hier – l’utopie libertaire irremplaçable, son insaisissable charme n’ayant d’égal que sa permanente capacité de réinvention. Alors, et alors seulement, cette lettre A cerclée, dont l’origine fait l’objet de la dernière étude de ce recueil, continuera d’être ce signe de reconnaissance qui habille certains murs d’oppression. Jamais un fétiche et encore moins une injonction.

Freddy GOMEZ