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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Pour une autonomie à échelle humaine
Article mis en ligne le 14 février 2022

par F.G.


■ Aurélien BERLAN
TERRE ET LIBERTÉ
La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance

La Lenteur, 2021, 224 p.



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L’hiver 2019-2020 fut l’un des plus doux depuis un siècle : un excédent de température de 2,7° a été enregistré par rapport à la moyenne des vingt dernières années. Pour des lambda urbanisés jusqu’à la moelle, ces quelques degrés supplémentaires ne signifient pas grand-chose. Pour ce producteur d’abricots situé près de Thuir (Pyrénées-Orientales) il a eu pour conséquence un effondrement sans précédent de sa récolte : de 90 tonnes annuelles, il est tombé à 3 tonnes de fruits. Du jamais-vu en presque cinquante ans d’exploitation. Comme le froid n’a pas été au rendez-vous, les abricotiers ne se sont pas suffisamment mis au repos. Le printemps venu, les quelques fruits apparus sur les branches sont quasiment tous tombés à terre. Le paysan sourit, fataliste. Il regarde ce verger qu’il tient de son père, écarte les bras et se dit que bientôt il faudra peut-être tout arracher. L’année d’après, c’est un apiculteur du Vallespir qui confie son désarroi derrière son stand de miel aux bocaux clairsemés. Jamais printemps ne fut aussi sec. Résultat : pour si peu de floraisons, les abeilles ne sont pas sorties. Sa récolte de miel a été rachitique. Lui aussi n’avait jamais vu ça.

Ces deux hommes sont aux avant-postes de la catastrophe écologique en train de se déployer. Les indices du déraillement climatique sont déjà là, tantôt anecdotiques, tantôt dramatiques. Face à cette situation, tout à la fois incommensurable et inédite, la plupart d’entre nous restons sur les franges d’une certaine sidération. Nous avons beau avoir identifié le principal moteur à l’origine de la dévastation en cours – cette dynamique économique, prédatrice et accumulative, déployée sur l’ensemble de la planète –, les prises laissées à portée de main pour tenter d’infléchir le cours des événements semblent dérisoires. On serait pourtant en droit de penser que n’importe quelle créature sociale dotée d’un minimum de sens de la conservation mette tout en œuvre pour bloquer la méga-machine en train de réduire en lambeaux son biotope. Or, pour ne parler que de nos latitudes occidentales, rien de tout cela ne se passe.

Plusieurs pistes de réflexion peuvent expliquer cette étrange passivité. Parmi elles, le fait que notre lien – anthropologique, nourricier – à la terre a été peu à peu corrompu, puis rompu au fil d’une longue période qui vit l’État-nation et son tropisme industrialiste se déployer « contre la volonté d’autonomie des sociétés paysannes [1] ». C’est une hypothèse : celle qui consiste à imaginer que si nous avions conservé une partie des pratiques et savoirs agricoles – et donc des imaginaires – de nos anciens, nous ne serions pas là, bras ballants et tête savamment divertie, à espérer qu’une énième prouesse géo-ingénieure nous sauve la mise. Nous ne nous exclamerions pas, à l’instar de cet âne bâté à qui on annonce que les cerisiers refleurissent tragiquement en automne : « C’est super, on aura deux récoltes de cerises par an. » Ce questionnement d’un rapport à la terre perdu – ou bien falsifié – ouvre un vaste champ conjectural. Il permet en outre de revisiter les soubassements théoriques et les incidences concrètes de notre marche forcée, et souvent enjouée, vers la modernité. Quel est cet horizon, ce Progrès promu depuis les bancs de l’école et censé nous délivrer de tout un ensemble de maux et fardeaux, vers lequel nous sommes sommés de cheminer ?


Philosophe et jardinier, Aurélien Berlan signe Terre et Liberté : la quête d’auto- nomie contre le fantasme de délivrance aux éditions La Lenteur. Terre et Liberté, on aurait presque là un oxymore tant on sait le prestige dont jouit le monde paysan dans la doxa progressiste. À part quand le plouc se mue en entrepreneur agricole prêt à pucer son cheptel ou à remplacer d’archaïques cultures vivrières par des hectares de maïs transgénique. Pour Berlan, le retour à la terre au sein d’une démarche collective lui a permis de frotter à la réalité du terrain son scepticisme face à une foi partagée « dans les vertus émancipatrices de la “science” et de la “technologie” ». Quitte à investir à nouveaux frais le célèbre cri de ralliement de Tierra y libertad, emprunté à Ricardo Flores Magón [2] et popularisé par Emiliano Zapata, et se demander si, à force de trop vouloir se libérer des chaînes nous rappelant par trop notre condition d’animal terrestre, nous ne nous serions pas amputés d’une partie essentielle de nous-mêmes : soit cette capacité, trimballée au fil des millénaires par nos aînés, de couvrir par nous- mêmes une partie de nos besoins vitaux. Une réflexion qui impliquerait, au passage, de réhabiliter la notion d’effort physique accompli dans le cadre d’une subsistance partagée. Et par conséquent de ne plus voir dans la sueur de nos fronts la survivance d’antiques jougs à expurger, mais l’expression de quelque joie complète liée à un travail sensé et à la mise à l’épreuve d’un lien, fragile et jamais acquis, avec notre environnement. Jusqu’à exhumer du creux de cette geste basique le minerai d’une autonomie oubliée.

Une émancipation d’essence aristocratique

En se réappropriant le mot d’ordre « Terre et Liberté », Berlan se fixe donc une gageure : retracer à grands traits la fresque de ce mouvement de l’histoire tout acquis à nous arracher au règne impitoyable de la nature. Ce destin universel chargé de nous défaire, décennie après décennie, de cette glaise originelle pour nous élever vers des lendemains toujours plus cli(n)quants de fluidité numérique. Humain, humus, humilité : aux oubliettes l’étymon. L’Homme, avec une grande hache, a coupé les amarres. Les vents lui sont favorables, la trajectoire ne peut qu’être ascendante. Liberté, émancipation, autonomie, ces mots-concepts nous sont familiers ; et pour cause : ils font pour la plupart partie du registre lexical de la gauche. Familiers peut-être mais ô combien équivoques car tributaires d’idéologies politiques hétérogènes. On ne va pas vous faire la leçon : la liberté vu par un libéral n’a rien à voir avec celle promue par un anarchiste ; l’autonomie d’un auto-entrepreneur n’est pas celle d’un zadiste. Derrière ces polysémies antagonistes se découvrent des lignes de force en conflits permanents. Des lectures de surface permettent d’y voir un peu plus clair et, éventuellement, de choisir un camp, mais à l’heure d’un Progrès boutant l’humanité sur les bords d’un chaos généralisé, cela ne suffit plus.

On suit alors Berlan pour tenter de comprendre. On le suit à travers les temps – Antiquité, âge chrétien, siècle des Lumières, révolution industrielle –, mais aussi à travers quelques penseurs, parmi lesquels l’essayiste libéral Benjamin Constant (1767-1830), le sociologue Max Weber (1864-1920), la sociologue tendance écoféministe Maria Mies. Sans oublier les philosophes Hannah Arendt (1906-1975) et Simone Weil (1909-1943). Au fil d’une plume particulièrement claire et dénuée de toute boursouflure, le jardinier-philosophe déploie une espèce de fil rouge : soit la contamination des concepts de liberté et d’émancipation par une vulgate d’essence aristocratique. Faire faire à des subalternes, selon les schémas évolutifs d’une division du travail ajustée aux incessants déploiements macro et microéconomiques du Capital, les tâches jugées ingrates mais nécessaires à son épanouissement désentravé. Voilà de quoi nous aurions hérité aujourd’hui, entre nos gadgets électroniques fabriqués par des esclaves born in China, nos pizzas livrées par des portefaix à vélo et nos burlingues nettoyés par des armées de précaires nocturnes. Un travers amplifié par la furie numérique censée nous alléger tellement l’existence qu’on se demande encore comment nous ne sommes pas tous entrés en lévitation permanente, intubés et multicâblés à Mama Gafam. Berlan démonte cette fable qui nous aurait fait passer de l’état de serf à courbettes à celui de citoyen autonome ; à l’en croire et à le lire, notre vassalité contemporaine aurait juste changé d’échelle, diluant l’identité de nos donneurs d’ordres dans l’intrication de superstructures surplombantes et couvrant d’un mascara high-tech les stigmates de nos multiples dépendances : « En réalité, l’émancipation individuelle ne signifiait pas la fin de toute domination, mais la substitution des dominations impersonnelles, qui opèrent à distance, aux liens de dépendance personnelle. »

Berlan loge un des appuis théoriques de cette « domination sociale » qui ne dit pas son nom dans le « mythe adamique de la Genèse » : chassés du jardin d’Éden, nos tourtereaux des premiers temps devront désormais arracher à la sueur de leur front les conditions de leur survie. L’objectif de la prêtraille sera alors de vendre au vulgum pecus la vie terrestre comme une espèce de longue pénitence permettant aux plus méritants de gagner leur ticket en vue d’un retour édénique post mortem tandis que les calotins et les emperruqués de la haute resteront épargnés de toute astreinte laborieuse. Bien évidemment, la situation change de braquet à la faveur des révolutions politique et industrielle qui voient l’avènement du prototype de l’individu libéral. La liberté promue alors par Constant prend son virage bourgeois et implique désormais une nécessaire « protection de la sphère des jouissances privées ». Un vœu pieu pour Berlan qui fait remarquer combien la même séquence historique piétine du même sabot le sanctuaire qu’elle prétend édifier : la vie privée ne cesse d’être rognée par « l’expansion du capitalisme industriel et de son corolaire, l’État social ».

L’impasse de la « voie technoscientifique de délivrance »

Industrialisation tous azimuts, salariat de masse : à mesure que la schlague du Progrès pousse des pans toujours plus importants de populations vers le goulet d’ateliers d’usine, le mythe de l’émancipation nourrit les socialismes du XIXe siècle. « Selon Marx, le développement des forces productives par le capitalisme mènera à terme à son renversement, à la fois parce qu’il engendre ses propres fossoyeurs, les prolétaires privés de tout et “donc” vecteurs d’une émancipation universelle, et parce qu’en socialisant le travail il prépare l’abolition de la propriété privée. » Or, souligne un peu plus loin Berlan : « Le problème central est que le machinisme industriel suppose une division du travail rigide entre ceux qui l’organisent et ceux qui l’exécutent ; […] un simple changement de régime de propriété ne pourrait provoquer, pour les ouvriers, qu’un changement de personnel dirigeant […]. » Ce qui amène l’auteur à conclure que la « voie technoscientifique de délivrance » – comprendre : la réappropriation sociale des moyens de production – ne pouvait « qu’être illusoire dans ses prétentions universelles » du fait même de la structure intrinsèquement inégalitaire du « machinisme industriel » : d’un côté, la caste des ingénieurs confortablement installés dans leur bureau et capables d’une certaine vue d’ensemble des processus en cours ; de l’autre, des cohortes de tâcherons assujettis à reproduire, jour après jour, les mêmes gestes comme autant de rouages de la machine.

En ce début de XXIe siècle, on connaît la suite et le bilan de l’extension, toujours plus invasive et implacable, de la gangrène du Capital depuis les tréfonds géologiques de la terre jusque dans le repli de nos intimités. La secousse sanitaire de ces deux dernières années, loin de nous avoir rassemblés sur les chemins escarpés de l’utopie d’un meilleur-vivre, a ouvert un boulevard disciplinaire à nos instances dirigeantes. Le monde d’après a fait long feu. Il est celui d’un maintenant qui s’éternise, polarisant des imaginaires surexcités par des trouilles obsidionales. Rarement les multiples signes de nos dépendances et vulnérabilités n’ont été aussi criants. Dans sa conclusion, Aurélien Berlan se confie : « Car je ne vois pas comment il serait possible d’infléchir le désastre socio-écologique en cours, qui hypothèque autant la liberté que l’habitabilité de la planète, sans démanteler des pans entiers de l’appareil de production industriel. Or, cela suppose de cesser de lui déléguer la production de nos conditions d’existence, de repenser nos besoins, de retrouver des savoir-faire que les technologies nous ont fait perdre, de réapprendre à vivre localement – bref, de renouer avec des formes d’autonomie révolues qui, partagées plus largement qu’elles ne le sont aujourd’hui, pourraient avoir une portée émancipatrice. » Sur ce point, il reste à déterminer quels sont ces « pans entiers de l’appareil de production industriel », néfastes de A à Z, à supprimer. Et à se poser d’autres questions…

Quid de la santé, par exemple ? S’il y a un secteur où la division du travail et l’inflation technologique ont opéré à grande échelle, c’est bien celui-ci. On sait parallèlement que l’argument sanitaire est le cheval de Troie idéal permettant de faire accepter de nouveaux carcans technologiques aux populations – la pandémie de Covid le prouve amplement. Pour autant – et étant entendu qu’aucune politique de santé publique ne saurait se réduire à un pur hygiénisme de contrainte indexé sur le cash-flow de Big Pharma – un cancéreux doit-il refuser radiothérapie et chimiothérapie au motif que l’industrie qui lui prodigue ces traitements est la même qui l’a empoisonné ?

Ou encore : si « l’autonomie est un “amateurisme” généralisé à toutes les activités liées à notre subsistance », comment envisager au futur la question énergétique, même revue à la baisse d’une société rendue à plus de sobriété ? Plus globalement, est-il possible de penser le Progrès contre le Progrès – à la manière d’un Michéa pensant les Lumières contre les Lumières – et de s’autoriser un droit d’inventaire, partant du principe qu’il n’y aura pas de retour à une case pré-industrialiste ?

Se façonner nos armures

Un autre enjeu consiste à articuler « sécession » et luttes sociales. Aurélien Berlan sait que « le système » peut supporter en son sein l’existence de zones – souvent rurales – soustraites aux dispositifs normatifs régissant les espaces artificialisés. À juste titre, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est souvent montrée en exemple, mais, depuis la victoire de 2018 sur les bétonneurs, son difficile essaimage n’enraye pas la dynamique de la disparition des terres agricoles. Au fond, son exemplarité vaut d’abord en tant qu’expérience pour celles et ceux qui la font vivre au quotidien. Soyons clair : il ne s’agit pas de juger le choix, souvent courageux, opéré par certains de rompre avec une vie « mutilée », de refuser l’encasernement social et d’essayer de vivre dans un environnement où peuvent se conjuguer ingéniosités individuelles et entraide. Qu’une telle voie soit source d’une vie plus cohérente avec ses convictions et de réflexions stimulantes pour briser la gangue de nos impuissances collectives ne fait aucun doute. Encore faut-il rappeler que le choix d’une vie plus autonome suppose un préalable : disposer d’une armure intellectuelle déjà autonome. Autrement dit d’avoir eu le loisir ou/et le temps de se penser soi et le monde, condition nécessaire avant d’opter pour la rupture. Or la plupart des galériens de l’Hexagone, muscles perpétuellement bandés pour joindre les deux bouts, n’ont pas toujours cette possibilité. Et pourtant l’histoire sociale récente nous a démontré qu’ils pouvaient constituer une force politique susceptible de se lever et de bloquer les horloges du Capital, inaugurant un temps suspendu et incandescent durant lequel ils sont capables d’acquérir une conscience politique prête à se densifier et à s’aiguiser. Pour peu que s’y agrègent quelques repaires d’une longue tradition historique émancipatrice, la matière peut vite devenir – révolutionnairement – inflammable.

Cela implique une chose : quel que soit le lieu où l’on évolue, en harmonie ou non avec ses idées, il convient de rester disponible et curieux de ces aléas sismiques où les rues d’un pays tremblent soudain sous des défilés de magnitude élevée. Car il n’est pas dit que le sillage ouvert par les Gilets jaunes n’aurait pas pu être ensemencé par quelques graines d’un buen vivir à la mode fluo. Alors on aurait peut-être vu des « jaunes » péter le béton et le bitume de leur périphérie et remettre au soleil des humus prêts à se fertiliser. On les aurait vus redécouvrir le plaisir de semer et récolter ensemble. Et – pourquoi pas ? – comprendre que ces joyeuses prémices d’autonomie alimentaire pouvaient s’étendre à d’autres sphères du quotidien. Et encore que ce qui nous oppresse se maintient aussi parce que nous avons été dépouillés de pratiques et de savoirs essentiels longuement accumulés par nos anciens. Un vrai trésor de guerre à cultiver entre deux assauts pour tenter « d’abattre la prison industrielle et technologique dans laquelle le capitalisme nous a enfermés [3] ».

Sébastien NAVARRO


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