A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Digression sur l’exil
Article mis en ligne le 8 août 2022

par F.G.


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J’ai connu des errants qui m’ont fait voyager plus que personne dans l’espace illimité de leur mémoire connivente. Souvent, il s’agissait d’exilés, des humains venus d’ailleurs que la roue de l’histoire avait chassés de chez eux à la faveur d’un impondérable aux allures de défaite. Parmi eux, beaucoup d’Espagnols – une histoire de famille… –, mais d’autres aussi, beaucoup d’autres venant de terres plus lointaines que leurs pas avaient conduit, au hasard des routes, à chercher résidence provisoire au pays supposé des droits de l’homme.

Au hasard des routes d’un été chaud, trop chaud, où tout semble attester que la grande mutation climatique a bien commencé et qu’elle provoquera bientôt de nouveaux exils de masse, c’est, dans ma mémoire, cette figure de l’exilé politique de l’ancien temps qui refait surface, et avec elle des visages bien précis. À vrai dire, toujours je me suis senti attaché aux êtres qui étaient porteurs d’un malheur historique et de son infinie réminiscence. Ma jeunesse fut bercée des légendes mouvementées des vieux compagnons anarchistes d’Espagne, infiniment colorées de rouge et de noir. Elles tissaient une tapisserie baroque dont je ne me lassais jamais. En clair, il fallait recommencer la guerre d’Espagne. Et j’étais d’accord.


Pablo avait le sourire métaphysique. Il habitait du côté d’Elne, dans les Pyrénées-Orientales d’avant le frontisme national devenu « rassembleur ». À vrai dire, bien avant les « On est chez nous », Pablo se souvenait des offenses que lui avaient infligées quelques autochtones roussillonnais lors de son installation en ces terres pourtant si proches du pays natal. Oh ! des petites offenses, bien sûr, que l’accent du cru rendait presque chantantes, des riens, mais des riens qui en disaient beaucoup sur cette funeste et persistante prédisposition à ne percevoir l’exilé que comme un danger potentiel. Ce Pablo que je visitais régulièrement dans les années 1970 travaillait dans le bâtiment. Le pire, disait-il, c’était de constater comment, pour certains exilés d’ancienne extraction, l’immigré de la dernière averse, et plus encore quand il venait de plus loin qu’eux, faisait figure de nouveau paria. Comme si, par une sorte de passage de relais, l’offensé de jadis se lavait de l’offense en se faisant offenseur. À petite échelle, pour sûr, et sans grande méchanceté. Juste en gardant la distance. Dans l’échelle mobile de la misère, le dernier arrivé rééquilibre le système général de l’exploitation sociale en permettant aux précédents de grimper un peu. Ce dont il est possible que, comme Pablo, ils éprouvent, au nom d’une ancienne conscience de classe et d’une mémoire douloureuse, quelque honte.

Pablo est mort en exil d’une sale maladie du travail. Au creux d’une vie qui l’avait endurci, mais sans le priver de certains rêves de jeunesse nés au cœur d’une révolution trahie. Lors d’une de mes visites à Prades, où il s’était finalement installé pour y passer sa retraite, ce peu qui lui restait à vivre, je l’interrogeai, en 1974, sur l’après-franquisme et la perspective de retour qu’il ouvrait, peut-être, pour lui. « Aucune, me dit-il, c’est trop tard. Et après tout, je m’en fous. L’exil, c’est l’absence de lieu et le lieu d’une présence. Il faut décentrer le regard pour voir plus loin. Pour le reste, on n’en sort pas. On est de nulle part, et ça me va. Qu’est-ce que j’en ai à foutre de cette Espagne qui s’est couchée devant ses maîtres comme le chien devant sa niche. La mienne est passée à la trappe de l’histoire. Et moi avec. L’après-franquisme est une abstraction et je suis un homme du concret. Ma seule espérance, c’est de mourir après Franco, même tout juste après. » L’anarchiste métaphysique tint son pari. Il s’éteignit deux mois après le Caudillo. En contemplant le Canigou, sa montagne d’exil.


Originaire d’Eleusis, mon ami Theos, recherché pour « acte de terrorisme », avait dû fuir d’urgence, en 1969, la dictature des colonels grecs. Arrivé en France, il obtint le statut de réfugié politique, s’installa à Marseille dans le populaire quartier du Panier et entreprit des études de théâtre. « S’il existe un espace entre deux langues, c’est bien celui de l’exil, disait-il, et c’est cet espace qui m’intéresse, celui d’un non-lieu définitif. » Theos, que j’avais connu en 1971 à Milan à l’occasion d’une rencontre internationale du théâtre d’intervention politique, parlait un français délié, mais peinait à l’écrire comme il l’aurait souhaité, en artiste. « Il le faudrait, pourtant, précisait-il, même si je ne crois pas à la grande mutation linguistique de l’exil. Et, en fait qu’importe : quand l’écrivain de quelque part écrit pour le tiroir, l’écrivain de l’exil écrit pour la valise, en espérant qu’un jour ça pourra servir. En revanche, les exilés sont les derniers puristes d’une langue disparue, la leur, celle que personne ne comprend plus désormais dans le pays perdu. L’exil conserve ce que le temps dégrade. On naît dans une langue plus que dans une patrie. » Et c’est vrai que, sans y être exilé, j’ai éprouvé moi-même ce sentiment, en Espagne, dans les années postfranquistes alors que j’envisageais d’y vivre, au moins un temps, et que je me croyais bilingue. C’était une illusion : ma langue me manquait. Sans doute alors que le poids de l’exil se mesure d’abord au fait de devoir vivre dans une autre langue que la sienne – et plus encore de devoir l’écrire. Il faut croire, avec Theos, qu’on est bien de sa langue, et intimement.

À la chute des colonels, à l’été 1974, l’ami se vit confronté à un dilemme : le « crime de terrorisme » pour lequel il avait dû quitter son pays n’étant pas amnistiable, il risquait de perdre son statut de réfugié politique et de se voir extradé. Dès lors, il décida de faire le grand saut pour s’installer en Argentine où il avait des contacts et où la paperasserie était moins pesante. Je le retrouverai, à l’été 1977, à Barcelone, dans une ville rouge et noire où se déroulait une Semaine libertaire de belle intensité. À Buenos Aires, il était tombé amoureux d’une Andalouse de passage qui l’avait ramené dans ses bagages après la mort de Franco et finalement épousé, lui permettant ainsi d’obtenir la nationalité espagnole. Au petit jour d’une longue nuit passée au parc Güell dans un climat de festivité exacerbée, nous reprîmes notre dialogue.
– Te voilà exilé définitif, désormais ?
– Oui, mais officiellement « espagnolisé », grâce à Dolores. L’exilé, c’est l’être privé du droit au séjour sur une terre qui est à la sienne et qui, pour résider, dans celle qu’il a cru d’accueil doit se battre pour avoir des papiers le lui permettant toujours provisoirement. Désormais, j’ai réglé la question du provisoire. Je suis d’ici en papiers et d’ailleurs en esprit. De nulle part, en somme, mais tranquille. Jusqu’au prochain coup d’État militaire, en tout cas. Et ça me va. J’ai toujours pensé que l’exilé ne s’enracine nulle part. C’est un être plus historique que géographique. Sa légende lui suffit à faire espace. Je cultive la mienne avant de vieillir.
– Et la Grèce ?
– J’y finirai ma vie en préservant les souvenirs de mes errances, quitte à les réinventer.

C’est dans cette Barcelone en fête que j’ai perdu sa trace pour toujours.


Simon, ouvrier tailleur et ancien militant bundiste, avait survécu à tout. Et d’abord au dégoût de la vie qui, comme une vague ravageuse, l’avait terrassé au retour des camps. Paris, sa ville d’adoption n’avait plus cette lumière d’avant-guerre et sa famille, ses proches, ses amis n’étaient pas revenus du grand brasier nazi. Simon, que j’ai connu par Mariano, un anarcho-syndicaliste espagnol, fut un de mes plus grands maîtres en philosophie. Il était la philosophie même, et à chaque phrase qu’il prononçait. Deux de ses aphorismes m’avaient particulièrement marqué lors de nos premières rencontres : « Ce que je désire le plus, c’est m’oublier dans l’oubli des autres », et encore : « Je ne suis qu’une hypothèse, et pas des plus sûres. »

Mariano m’avait prévenu : « C’est le meilleur des hommes, le plus attentif que je connaisse, mais il n’est pas commode. » Son atelier était rue Vieille-du-Temple – au 22, je crois –, dans un coin du Paris populaire que, en ce temps – la décennie 1970 – la gentrification n’avait pas encore transformé en réserve à friqués. L’immeuble était biscornu. L’atelier de Simon se situait au deuxième étage. Au vu de la réputation du bonhomme, j’avais la boule au ventre. Le désenchantement vint tout de suite. Dès que je sortis mon magnétophone à cassettes, après les salutations d’usage, la sentence tomba comme un couperet, nette : « Je ne parle pas à une machine et comme, du reste, je parle peu, tu pourras prendre des notes. » C’est alors que je compris. Mon objectif était inatteignable : il s’agissait de lui faire raconter sa vie de militant bundiste et, plus singulièrement, cet épisode où, parti en Espagne en août 1936 pour combattre le coup d’État fasciste, il s’était, par erreur ou par distraction, affilié à une colonne anarchiste – la colonne Ascaso, je crois, dont Mariano me disait qu’il avait « une vision éblouie, mais critique ». Ma chance fut de surmonter ma défaite en abandonnant mon projet pour me faire confident d’un homme qui, le temps venant, deviendrait une sorte de maître en doutes et en incertitude.

Nos rencontres furent fréquentes. Elles suivaient un rythme non codifié. Il était toujours dans son atelier et j’avais du temps libre. Il suffisait que l’envie me prît de passer le voir pour que mes pas me conduisent rue Vieille-du-Temple. Un jour, Simon écoutait des vieilles chansons en yiddish. Avant de m’ouvrir, il prit soin d’arrêter la musique.
– Tu te caches ?, ai-je dit.
– Ils pourraient revenir…

J’appris, ce jour-là, que Simon se parlait à lui-même en yiddish devant sa glace. « Mon yiddish, comme mon miroir, est brisé, me dit-il, et j’en suis assez fier. L’idée de brisure me va bien. À cette langue aussi, d’ailleurs, qu’on a jeté dans le brasier de l’histoire des hommes. Sale histoire ! » Toujours la cérémonie du thé, invariablement servi dans des glezeles, ouvrait le temps à quelques confidences vite énoncées, comme celle-ci, qui m’avait marqué : « La doublure chez un homme, c’est le plus important ; c’est comme dans un costume : il faut qu’elle tienne. » La doublure, pour Simon, c’était l’autre peau, celle qui protège du souvenir du malheur et de son insistance.

À un autre moment, tardif, de notre relation, l’imaginant enfin délestée des pesanteurs du début, je l’invitai, une fin d’après-midi d’été, à fermer son atelier pour venir boire un verre à une terrasse de bistrot. À ma grande surprise, il accepta, sans oublier de se munir de tous ses papiers d’identité – « on ne sait jamais quelle mouche va piquer la police ! » Je fus étonné de constater que personne ne semblait le connaître dans son quartier. « C’est que je suis d’un exil intérieur très profond. Plus d’ici, en tout cas, de partout et de nulle part et doté d’un seul souhait : qu’on m’oublie ! » Le sentant peu désireux de s’attabler dans sa rue, nous redescendîmes vers Rivoli. Devant son thé à la menthe, il fut plus loquace que d’habitude : « Les anarchistes sont des exilés de partout. C’est leur belle folie qui leur sert de terre, mais ils ont surtout ce suprême avantage, à l’heure de l’échéance, de toujours préférer une défaite victorieuse à une victoire désastreuse. C’est pourquoi toutes les révolutions leur échappent sans que l’idée qu’ils s’en font n’en pâtisse. Et c’est vrai que, pour gagner, il est toujours préférable de perdre. Vaincre ne prouve rien. Perdre, c’est maintenir le fil rouge de l’histoire en dehors du monde des vainqueurs, et pour le coup intacte de toute salissure du pouvoir. Souviens-toi : “La victoire est toujours détournement de valeur”, disait Blanqui, le grand perdant. »

J’ai beaucoup aimé Simon, l’exilé majuscule. On n’a jamais rien su de ce qu’il était devenu. Un jour, personne ne répondit au 22 – je crois – de la rue Vieille-du-Temple. C’est vrai que cet homme était la discrétion même.

Freddy GOMEZ


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