A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Libertad, l’écorché vif
À contretemps, n° 26, avril 2007
Article mis en ligne le 23 février 2008
dernière modification le 29 novembre 2014

par .

Albert LIBERTAD
LE CULTE DE LA CHAROGNE
Anarchisme, un état de révolution permanente (1897-1908)

Marseille, Agone, 2006, 508 p.



Albert Joseph, dit Libertad, Bordelais de naissance et pupille de la nation, fut l’une des figures les plus controversées de l’anarchisme français d’avant 1914. Il incarnait pour beaucoup l’« anar », éternel révolté, individualiste forcené, anticonformiste querelleur et vindicatif. C’est oublier qu’il était aussi l’une des plumes les plus féroces d’un milieu qui n’en manquait pourtant pas ! Comme l’écrit en postface Gaetano Manfredonia, on aurait tort de réduire Libertad à cette « image purement folklorique d’un béquillard bagarreur qui couchait avec deux sœurs à la fois ». C’est pourtant ce que beaucoup firent tout au long du siècle passé… moi le premier dans mes jeunes années militantes, tant les idées, les attitudes, que me renvoyait Libertad étaient étrangères à ma façon d’agir et à ma conception du travail révolutionnaire. Ce qui me repoussait chez Libertad ne résidait pas dans son penchant pour l’amour libre, mais dans son mépris à l’égard du prolétariat, voire des révolutionnaires qui ne partageaient par ses conceptions politiques. Le mépris de Libertad était pour moi une posture, celle d’un phraseur et d’un donneur de leçons. En somme, un pédant, un bourgeois s’encanaillant dans les cercles radicaux, ou un parvenu méprisant sa classe sociale d’origine !

Dans cette anthologie revue, corrigée et complétée, parue initialement aux éditions Galilée en 1976, Libertad n’épargne en effet personne, et surtout pas la classe ouvrière et le peuple, cet « éternel marcheur, gobeur de tous les grands mots, chauvins de tous les drapeaux, jobard de tous les temps ». Nous sommes alors à la fin du XIXe siècle. Ayant délaissé la propagande par le fait, nombre de libertaires ont fait le choix de s’investir dans le syndicalisme pour y faire, comme Fernand Pelloutier au sein des bourses du travail, un lent et patient travail d’éducation révolutionnaire, y préparer la Sociale au sein des masses laborieuses, soustraire celles-ci à l’influence du réformisme social-démocrate, du parlementarisme et du paternalisme clérical. De cela, Libertad n’a cure : le syndicat n’est pour lui qu’un outil de disciplinarisation des travailleurs ; quant au 1er-Mai, qu’il appelle le « 14- Juillet » de la classe ouvrière syndiquée, il n’est pour lui qu’une « fête des bistrots » transformant les travailleurs en troupeau bêlant et alcoolisé ! Certains pourraient y voir là un Libertad visionnaire : les syndicats n’ont en effet jamais cessé de se bureaucratiser ; ils demeurent des rouages indispensables à la bonne marche du capitalisme, même si aujourd’hui le capitalisme néo-libéral s’évertue à juguler leur capacité de nuisance, c’est-à-dire de négociation ; quant au 1er-Mai, il a perdu depuis bien longtemps sa dimension revendicative forte. Mais, méfions-nous des anachronismes. Que toutes structures collectives portent en elle des tendances à l’autoritarisme, des germes d’oligarchie, personne ne peut le nier. Mais, à preuve du contraire, les seuls moments où l’anarchisme révolutionnaire a pesé un tant soit peu sur la marche du monde furent les moments où les militants anarchistes firent le choix d’« aller aux masses » comme on disait jadis… quand ils n’en étaient pas directement issus. Que je sache, et de façon un peu grossière, le mouvement makhnoviste en Ukraine, magoniste au Mexique, les collectivisations en Espagne doivent davantage à la pensée de Bakounine et de Kropotkine qu’à celle de Max Stirner et plus généralement de l’individualisme anarchiste. Quant au 1er-Mai, c’était, à l’époque de Libertad, un jour chômé et non férié. Ceux qui désertaient usines et ateliers accomplissaient là un geste fort qui remettait en question leur contrat de travail, c’est-à-dire leur salaire, leur aptitude à payer un taudis, leur capacité à nourrir et vêtir une possible marmaille !

Émile Pouget, contemporain de Libertad, avait lui aussi une plume acérée. Dans son journal Le Père peinard, avec un style inimitable nourri d’argot, il parlait au peuple, il le brocardait parfois, même méchamment, il le mettait en garde contre les dérives réformistes, mais jamais il ne l’agressait de la sorte car il faisait corps avec lui. Pouget parlait au « populo » et à sa force collective présente ou en devenir ; Libertad s’adresse, lui, à l’individu, dans sa présumée solitude. Car la plume de Libertad, rageuse, violente, méprisante, ne fustige pas seulement les maîtres et les esclaves, elle interpelle la tendance de chacun à la servitude volontaire et à la résignation. Ce faisant, en nous mettant face à nos contradictions, elle est intemporelle. C’est sans doute en cela que réside la force et l’actualité de Libertad. Et je ne peux résister à l’envie de vous citer un extrait de la quatrième de couverture, extrait judicieux tant il est représentatif de la pensée de Libertad, tant il rend hommage à la qualité littéraire de ces écrits : « Tu te révoltes parfois, mais pour recommencer toujours. Pourquoi te courbes-tu, obéis-tu, sers-tu ? Pourquoi es-tu l’inférieur, l’humilié, l’offensé, le serviteur, l’esclave ? Parce que tu es l’électeur, celui qui accepte ce qui est ; celui qui, par le bulletin, sanctionne toutes ces misères, consacre toutes ces servitudes. Tu es le volontaire valet, le domestique aimable, le laquais, le larbin, le chien léchant le fouet. Tu es le geôlier et le mouchard. Tu es le bon soldat, le locataire bénévole. Tu es l’employé fidèle, le serviteur dévoué, l’ouvrier résigné de ton propre esclavage. Tu es toi-même ton bourreau. De quoi, te plains-tu ? »

La relecture de cette anthologie a-t-elle modifié profondément mon point de vue ? Profondément, non, mais la relecture de sa prose et des textes inédits d’Alain Accardo, Charles Jacquier et Gaetano Manfredonia qui l’entourent, m’ont amené à pondérer mon point de vue.

Tout d’abord, Libertad n’est pas le petit-bourgeois sentencieux dont je m’étais fait jadis l’image. C’est un écorché vif, un impatient, un révolté de tous les instants. Gaetano Manfredonia note dans sa postface : « Au fond, ce qu’on a toujours reproché à Libertad, ce n’est pas tant ce qu’il disait mais la manière dont il le disait. » Et il ajoute : « Un tel personnage n’était pas fait pour plaire. » Et en effet Libertad n’a pas plu, y compris au sein du mouvement libertaire. Mais la façon d’exprimer sa pensée n’est pas figée et l’organisation chronologique du livre nous permet de mieux en cerner l’évolution. Aux textes courts, rudes, pamphlétaires des débuts, à ces charges violentes, à ces billets d’humeur, succèdent des textes plus posés dans lesquels l’individualisme de Libertad se fait plus pédagogique. C’est du moins le sentiment que j’en ai retiré à la lecture. Non pas que son discours se soit affadi, mais, avec le temps, Libertad a fait en sorte que son argumentation prime sur la vigueur de la forme. Cela n’est pas mineur : si l’on a des choses à dire aux opprimés, autant faire en sorte qu’ils n’aient pas le sentiment qu’on les méprise, qu’on foule au pied leur engagement, qu’on préfère, au dialogue et à l’échange, la sentence et l’arrogance… En d’autres termes, qu’on leur parle en égaux et non comme à des nigauds.

J’ai particulièrement apprécié la préface qu’Alain Accardo a consacrée à ce livre. Pourtant je me suis dit : « Pourquoi convoquer un sociologue de l’école de Pierre Bourdieu pour parler d’un anarchiste individualiste comme Libertad, dont les conceptions philosophiques font peu de cas des faits sociaux ? » En lisant attentivement cette préface, intelligente et malicieuse, j’ai compris rapidement pourquoi. De façon plus fine, argumentée et érudite que je ne puis le faire, Alain Accardo analyse la virulence de la plume d’Albert Libertad à l’égard des opprimés, sa haine pour les résignés. Il écrit : « L’erreur intellectualiste de la plupart des prophètes [comme Libertad, est de croire] qu’il suffit de parler vrai et juste pour être entendu et qui finissent par se fâcher de l’être si peu. » Ce faisant, Alain Accardo nous invite à ne plus analyser la faible réactivité des peuples sous l’angle unique de la servitude volontaire si chère à La Boétie ; il insiste au contraire sur cette « servitude involontaire liée à une socialisation dont les effets incorporés se naturalisent et se font oublier à mesure qu’ils s’intègrent à la personnalité, pour former un véritable inconscient social, générateur de soumission à la fois individuelle et collective ».

En un siècle, le monde a profondément évolué. Nous sommes aujourd’hui plus éduqués que nos aïeux, plus informés et donc plus à même, normalement, de comprendre le monde tel qu’il va. Si les ouvriers et employés représentent des groupes sociaux forts, les classes moyennes ont pris une place très importante sur les plans économique, politique et culturel. Or, écrit Alain Accardo, « on ne peut plus arguer que les conditions d’existence et de travail [des classes moyennes] sont de nature à annihiler toute capacité de résistance de leur part ». Cela lui permet de stigmatiser alors la reddition en rase campagne des classes moyennes qui ont troqué les idéologies de transformation sociale contre le confort et l’accumulation de biens. Il leur renvoie l’image d’un Libertad, ce fils de rien, survolté et en colère, qui refuse de s’accommoder d’un monde abject, et ce faisant, malicieux, Alain Accardo pose une question simple : est-ce chez les petits-bourgeois, « être(s) socia(ux) hybride(s) écartelé(s) entre le bonheur (actuel ou estompé) de dominer et la douleur irrémédiable d’être dominé(s) », que nous verrons émerger des « Libertad » ou tout au moins des individus « lucides, déterminés, courageux et désintéressés, capables de se battre pour autre chose qu’un replâtrage, pompeusement déguisé en “modernisation”, du vieux système d’exploitation et d’aliénation » ?

Alain Accardo n’entend pas faire de ces classes moyennes le nouveau sujet historique de la prochaine révolution sociale… qu’on ne voit toujours pas venir. Mais si on le suit, et si l’on a en mémoire les thèses de Gramsci ou de Poulantzas sur les classes sociales et le pouvoir, nous sommes bien obligés de nous poser quelques questions : sommes-nous condamnés à la droitisation de la société qui s’opère sous nos yeux ? Une radicalisation politique « vers la gauche » des classes laborieuses peut-elle trouver un écho chez les classes moyennes ? Une radicalisation politique « vers la gauche » des classes moyennes peut-elle trouver aussi un écho chez les classes populaires ? En d’autres termes : d’où jaillira « l’étincelle », qui mettra, non pas le feu à la plaine, mais qui réaffirmera politiquement la nécessité de la rupture avec les idéologies de la domination politique et sociale, culturelle et économique ?

Christophe PATILLON


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