■ Jean-Claude MICHÉA
NOTRE ENNEMI, LE CAPITAL
Paris, Climats-Flammarion, 2017, 320 p.
On a souvent reproché à Jean-Claude Michéa de se complaire dans l’infinie déclinaison d’une thématique unique : le ciblage du progressisme de gauche. Les mieux intentionnés de ses critiques y voient la preuve de sa limite théorique ; les plus malveillants, celle de son glissement, subreptice puis net, vers une forme de pensée réactionnaire ou passéiste. Laissant de côté, pour l’instant, le premier blâme, on précisera que le second est d’autant plus inepte qu’il ne relève que d’une construction idéologique. Pour un progressiste banalement de base, c’est-à-dire lecteur compulsif (sur smartphone) des Inrocks, de Libé et des pages culturelles du Monde, est, par nature, réactionnaire quiconque ne communie pas avec les valeurs sociétales qui sont les siennes et plus encore quiconque, comme Michéa, analyse leur rôle structurant dans le capitalisme total tel qu’il est devenu. Dans son essai sur Joseph de Maistre [1], Cioran donnait, en revanche, de la « pensée réactionnaire » une très exacte définition. En l’assimilant à une manière de regarder sombrer le monde depuis des catégories qu’on croit (ou qu’on souhaite) intangibles, il l’arrimait à une pensée extérieure ou indifférente aux mouvements de l’histoire, une pensée qui pense pour elle-même. Partant de là, il faut être normé comme un postmoderne pour faire de Michéa un réactionnaire.
Son dernier opus – Notre ennemi, le capital –, qui pour partie revient, précise ou dépasse des points aveugles de ses dernières productions, n’a visiblement rien changé à l’antipathie tenace que lui vouent – et c’est normal – les progressistes en tout genre. Mais il a libéré de surcroît, chez certains abscons de l’hypercritique, des attaques en règle [2]. Il faut donc s’y faire ; rien n’y changera. Michéa le sait, d’ailleurs, qui, à chaque livre paru, constate qu’il aura matière à retournement dialectique pour le suivant. Et c’est ainsi qu’il progresse. À chacun sa méthode.
Si Notre ennemi, le capital – comme L’Enseignement de l’ignorance ou L’Empire du moindre mal en leur temps – marque une nouvelle étape de sa réflexion, c’est qu’on y sent pointer, sous l’ironie polémique, une forme d’alerte, d’urgence, devant l’état du monde, la dégradation généralisée de la pensée critique et le recul du projet d’émancipation. Le constat qui l’alimente n’est pas nouveau, mais le ton est inhabituel. Si Michéa évite, ici encore, la glissade vers un catastrophisme dont il connaît les effets paralysants, sa conviction semble acquise : « La fin des jours tranquilles a déjà commencé » (p. 281). Autrement dit, la barbarie est déjà là, levant son ombre menaçante sur ce monde d’après, celui qui pointe dans les cerveaux atrophiés des mutants de cette sombre époque où tout se défait méthodiquement des anciennes solidarités humaines.
Construit sur le même mode spinozien – développements, scolies et commentaires – que ses précédents ouvrages, cet essai a pour origine un entretien accordé par l’auteur, début 2016, au « jeune site socialiste et décroissant » Le Comptoir. Complété de notes parfois détaillées, cette entrée en matière occupe un quart du volume dont les trois autres déclinent – en seize volutes parfois touffues – des thématiques chères à Michéa, dont certaines sont approfondies, fouillées, enrichies. On pense, entre autres, à ses scolies « Le dernier Marx », « La contre-révolution progressiste », « Socialisme d’en haut et socialisme d’en bas » et « L’hiver du capitalisme ».
D’autres, en revanche, confinent à la redite, celle notamment sur son interprétation de l’affaire Dreyfus comme « grand tournant » du socialisme, qui n’apporte rien de nouveau. On admettra qu’il est sans doute plus facile de répondre aux âneries proférées, sur ce sujet, par un Roger Martelli ou une Clémentine Autain qu’aux remarques que nous lui avons déjà adressées. Réitérons sous forme brève : pour nous, ce « tournant » vers la « gauche républicaine » ne concerna, de fait, que les socialistes qui avaient déjà renoncé, et depuis longtemps, à l’ « autonomie ouvrière » pour lui préférer la conquête du pouvoir politique – qui exige, hier comme aujourd’hui, des alliances. L’Affaire offrit aux « rouges » cette opportunité de s’allier aux « bleus », mais de là à en conclure à une mutation historique du « socialisme » – même en s’appuyant, comme le fait ici Michéa, sur Rosa Luxemburg pour qui le modèle restait alors « la » social-démocratie allemande, et elle seule, n’est pas historiquement pertinent. S’en tenir à ce point de vue, l’imposer comme une évidence, c’est faire abstraction de toutes les nuances qui firent la richesse, et les contradictions, du socialisme français de l’époque, éminemment pluriel. Le ramener au débat entre Jaurès et Guesde, c’est se priver de préciser que très nombreux furent, par exemple, les militants ouvriers de sensibilité anarchiste (ce « socialisme par en bas ») à être, à la fois, des « dreyfusards » très actifs dans le combat de rue contre la canaille antisémite et des adeptes inconditionnels de l’autonomie de classe – dont le syndicalisme révolutionnaire sera, jusqu’à 1914, et en franche opposition au « socialisme par en haut », le principal vecteur [3].
Cette divergence demeure d’autant plus troublante que Michéa se revendique, comme nous, de ce « socialisme par en bas ». Le problème, c’est qu’il omet, d’une part, de s’y référer quand il existait réellement comme force sociale autonome et que, d’autre part, il en cherche désespérément des traces au présent dans une expérience qui indique, au contraire, et assez clairement du reste, que, sans réelle prégnance de l’idée d’autonomie, le « bas » et le « haut » peuvent n’être que des catégories creuses.
Pour Michéa, résister à l’achèvement programmé du monde revient à s’inventer – « personnellement », dit-il – des perspectives, même infinitésimales, d’émancipation. On veut bien le lui accorder. Comme on lui accordera que, par pur optimisme de la volonté, on puisse s’exalter du retour d’un « populisme » à connotation socialiste marqué du noble sceau de ses origines (les narodniki) et capable de parler à « ceux d’en bas », en apprenant d’eux, dans des termes qui puissent fonder un « langage commun » (p. 130). Ce « peuple » – qui, pour la gauche libérale-sociétale foucaldisée n’existe plus depuis qu’elle en a diagnostiqué l’obsolescence –, Michéa le voit dans les « gens ordinaires », « ceux qui ne vivent pas, ou ne cherchent pas à vivre, sur le dos des autres » (p. 248). Sous nette influence d’Antonio Gramsci et du postmarxiste Ernesto Laclau, sources inspirantes de Podemos, ce « peuple » n’existe, précise-t-il, que quand il fait alliance, comme fédération de « forces hétérogènes », pour constituer un « bloc historique » capable de conquérir, sans référence à aucune « Théorie juste », la citadelle institutionnelle. On sait, et il a fallu peu de temps pour s’en rendre compte, à quel point cet « assaut » politique a permis le passage du « bas » vers le « haut », mais aussi comment il a facilité la transmutation rapide de l’apartidaire Podemos en groupe politique charnière aux Cortès, c’est-à-dire capable de faire et de défaire des coalitions. Autrement dit, en prenant d’assaut l’institution, Podemos s’est laissé prendre par l’institutionnalisation. Pour un lecteur attentif de Debord, comme l’est Michéa, il ne devrait y avoir là que du prévisible, que de l’attendu. Car l’Institution, comme le Spectacle, organise elle-même les conditions de la conquête et de la déprise. Avec Podemos, c’était d’autant plus facile que, hormis sa réelle et précieuse capacité de ramener au bercail de la communion représentative le spectateur démocrate ou « antisystème », sa très fuyante ligne politique laissait ouvertes toutes les hypothèses, y compris celle de son prévisible éclatement.
La question se pose donc de cet excès d’éloge pour ce qui, en fait, relève, sinon du néant, du moins d’un fourre-tout idéologico-politique. Soyons juste, Michéa exprime sur Podemos les réserves nécessaires, mais il semble y croire. Quand même… Et il y croit, semble-t-il, parce que Podemos serait « aujourd’hui le seul mouvement radical européen disposant déjà d’une base de masse » (p. 80) et s’inscrivant dans une démarche de critique de l’idée de progrès, mais aussi parce qu’il aurait compris mieux que tout autre qu’aucun socialisme, même minimaliste, ne saurait exister sans « empathie […] avec “ceux d’en bas” » (pp. 225-226). Notre impression, c’est que, lassé de se voir injustement déporté vers les rivages nauséabonds du « populisme » de poubelle, cette auge où se goinfrent tous les démagogues en mal de chef, Michéa, qui n’a rien d’un Beppe Grillo, a tendance à surévaluer une expérience se réclamant d’un populisme originel, mais dont la principale incidence – et non des moindres – fut de permettre le glissement de l’aspiration émancipatrice que portait le mouvement des Indignés du 15 mai 2011 vers l’illusion électoraliste et le ralliement à l’idée d’une démocratie représentative renouvelable [4]. Comme les illusions…
En cette basse époque où les exploités peinent chaque jour un peu plus à reconnaître et à nommer leur propre misère, Notre ennemi, le capital doit pourtant être lu comme un retour aux sources de la question sociale. En cela, et malgré ses raccourcis et ses mirages, il fait œuvre utile. Sur des thématiques qui nous touchent, notamment la nécessité de se réapproprier la tradition socialiste anti-autoritaire – ce « trésor provisoirement perdu » (p. 181) – du mouvement ouvrier, Michéa livre des éléments d’analyse appréciables, et nécessaires, à quiconque s’entête à penser un projet d’émancipation pour ces temps dévastés. En ravivant cette mémoire de l’inachevé, qui irait de Pierre Leroux aux collectivités d’Espagne, en l’opposant à l’autre tradition – celle du marxisme d’État longtemps triomphant –, Michéa assume, pour la première fois aussi clairement semble-t-il, une sorte d’affinité élective avec ces territoires secrets de l’auto-émancipation ouvrière où leva, d’en bas, une réelle alternative non totalitaire à la barbarie capitaliste. À diverses reprises, il revient sur cette conscience exigeante, scrupuleuse et fondée tant en raison qu’en passion qui éclaira, aux origines, le grenier doctrinal de la Vieille Cause. Jusqu’à lui conférer un certain état d’esprit, mi-utopique mi-pragmatique, dont les partisans du socialisme par en haut, à prétention scientifique, moquèrent éternellement la mentalité petite-bourgeoise. Aujourd’hui que les cartes sont rebattues dans un monde sans histoire où tout finit, même sa critique, par couler dans le flux permanent des apparences, c’est à ce fonds, nous dit Michéa, qu’il faut puiser pour y trouver un peu de lumière, pour « crever le décor politique » (Lissagaray) qui nous accable de ses fausses impertinences, pour ramener au centre du débat cette « question sociale » si unanimement oubliée qu’on a fini par la supposer disparue.
Le moment historique que nous vivons se caractérise à l’évidence par un total effondrement du sens critique, par une confusion des esprits de grande ampleur et, dans des limites jamais atteintes, par une dissolution presque générale de toute perspective réelle d’émancipation sociale et humaine. Le courant d’oubli y est d’autant plus fort que la perte des repères y est puissante. S’il est des temps « où il est impossible de rien faire », comme disait le Cardinal de Retz, le nôtre se heurte à une difficulté particulière : toute résistance, même partielle, à cet arasement implique désormais, comme impératif préalable, de mener sans cesse une guerre des mots avec, pour seule intention, de leur redonner sens. Une guerre nécessaire, mais hasardeuse tant est mince l’espoir de mener la tâche à bien. À sa manière, volontariste, pédagogique et polémique, Michéa s’inscrit dans cette démarche. Avec le tort, parfois, de revendiquer une terminologie elle-même diversement interprétable ou prêtant à confusion : « le peuple », « le populisme », « les gens ordinaires », « la décence commune », concepts qu’il définit, c’est vrai, le plus précisément possible, mais dont l’utilisation réitérée limite objectivement le champ de sa critique. Car « le peuple », c’est tout et rien, une masse informe ou impulsive dont la conscience, quand elle opère, vient toujours de l’extérieur et le plus souvent sous l’effet des démagogues ; « le populisme », dans son acception originelle, a sombré depuis longtemps dans le ruisseau de l’histoire jusqu’à devenir ce drapeau défraîchi que les mêmes démagogues, pour faire peuple, ont repêché dans l’égout ; les « gens ordinaires » – ceux dont Orwell a fait à juste titre des héros positifs parce que leur force éthique reposait sur l’idée simple que certaines choses ne se font pas – sont aujourd’hui gavés, comme tout un chacun, du spectacle infini de l’infini Spectacle agissant, dont on ne peut pas dire qu’il attise leur ancienne décence [5], mais plutôt, comme le pointait Debord, qu’il « s’est mélangé à toute réalité en l’irradiant » [6]. Il y a, chez Michéa, comme une limite dans cette réitération idéalisante d’anciennes catégories peu adaptées à décrire un monde largement dégradé, même en bas, dans l’ordinaire d’une indécence malheureusement partagée. De là à en faire, au choix, un « confusionniste », un « réac » ou un « stalinophile », comme d’aucuns sectateurs d’une ultra-gauche si sûre d’elle-même qu’elle se croit à l’abri du « mouvement général de disparition de toute vraie compétence » [7], il y a un pas que la simple crainte du ridicule devrait suffire à éviter de franchir. Mais une certaine ultra-gauche n’a peur de rien ; elle l’a prouvé.
« Tout a été déjà dit. Tout est toujours à redire. Ce fait massif, à lui seul, pourrait conduire à désespérer. L’humanité semblerait sourde ; elle l’est, pour l’essentiel. C’est de cela qu’il s’agit avant tout, dans toute discussion portant sur les questions politiques fondamentales », écrivait Castoriadis à la fin des années 1980 [8]. Trente ans plus tard, dans l’oppressante lumière de l’évidence de l’irréalité déconstruite de ce monde qui se détruit sans cesse, la redite est devenue un combat. Car il s’agit de penser, en témoin, le délabrement du monde en puisant, dans le passé du projet d’émancipation, des raisons de tenir au présent. Sur ce fil, et malgré nos désaccords, nous menons, Michéa et nous, le même. Il s’agit encore et toujours, plus que jamais, de résister à l’effacement méthodique de toute compréhension générale du mouvement de l’histoire.
Freddy GOMEZ
■ Tous les livres que Jean-Claude Michéa a publiés depuis quinze ans ont fait l’objet de recensions critiques, parfois fouillées, dans notre bulletin : L’Enseignement de l’ignorance (1999) ; Impasse Adam Smith (2002) ; Orwell éducateur (2003) ; L’Empire du moindre mal (2007) ; La Double Pensée (2008) ; Le Complexe d’Orphée (2011) ; Les Mystères de la gauche (2013). Nous lui avons, par ailleurs, consacré le dossier d’un de nos numéros – le trente et unième, en juillet 2008 –, qui a repris, sous une forme considérablement amplifiée – « Conversation avec Jean-Claude Michéa » – un entretien qu’il avait accordé, en décembre 2007, à Thierry Clair-Victor, animateur de l’émission « Des mots une voix », diffusée sur Radio libertaire. Cette conversation, à nouveau remaniée et enrichie de scolies, constitue la pièce maîtresse – quelque 120 pages tout de même – de son ouvrage La Double Pensée. Nous avons également publié, dans notre rubrique « En lisière », un entretien accordé par Michéa, en novembre 2015, au site-revue Ballast : « Penser sans peur le monde unifié du capital ».