A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Nietzsche, à contretemps
Article mis en ligne le 15 octobre 2018
dernière modification le 8 janvier 2019

par F.G.

« Mais toute la vie de Nietzsche est un « parler » ! Il a donc ressenti son dire comme une bonté, et comme une tentation mauvaise le fait de se refermer sur soi. Il refuse cette méchanceté : c’est une interprétation morale du monde, où la place de l’action est occupée par la manifestation, par l’expression, par la parole. »
G. Colli, Écrits sur Nietzsche, p. 93.

■ Giorgio COLLI
ÉCRITS SUR NIETZSCHE
Traduit de l’italien par Patricia Farazzi
Paris, L’éclat/poche, 2017, 224 p.

Parmi les commentateurs et lecteurs de Nietzsche, Giorgio Colli, universitaire italien mort en 1979, est certainement l’un des plus profonds et des plus originaux. Cela n’est certainement pas sans rapport avec le fait que celui-ci partage avec Nietzsche une formation et une spécialité commune : la philologie, et tout particulièrement une connaissance érudite de l’Antiquité grecque. Cela explique aussi certainement que, en dépit de son apparente modestie éditoriale – une collection de préfaces rédigées à l’occasion de la parution de l’œuvre complète de Nietzsche en italien –, ces Écrits sur Nietzsche parus aux Éditions de l’éclat dans l’excellente traduction de Patricia Farazzi, soient bien plus qu’un énième commentaire scolaire et se lisent pour eux-mêmes avec tout le plaisir et la joie que procure une écriture à la fois stylisée, savante et limpide. Car, à travers ces préfaces, Colli ne se contente pas d’éclairer le texte, il le pense et pense à travers lui, en en restituant ainsi le caractère vivant, mobile et parfois fuyant. La pensée et l’évolution de Nietzsche apparaissent ainsi dans une clarté et une pureté déroutantes au regard des difficultés d’interprétation que propose la lecture d’une œuvre dont la forme et le contenu sont si volontiers provocants, malicieux, cruels. Ce faisant, l’inactualité de Nietzsche redevient un antidote salvateur pour qui s’inquiète de l’époque présente.

Cette clarté doit beaucoup au choix de bon sens de suivre la chronologie de l’œuvre de Nietzsche. Loin de donner à la lecture la pesanteur d’une application docile, cet ordre permet de restituer dans la logique d’un seul et même déploiement l’unité foisonnante et processuelle d’une pensée qui cultive la contradiction avec une certaine jubilation, que cette contradiction soit celle qui s’adresse au lecteur, où celle de laquelle procèdent – souvent de façon fulgurante – des perspectives irrévérencieuses, piquantes, et parfois inquiétantes.

De plus, et comme le remarque avec beaucoup de finesse Colli, si la pensée de Nietzsche a le privilège d’être de celles qui « agit sur la vie », c’est parce qu’elle en « atteint le tissu immédiat (…) et se mêle à elle, suscitant chez les hommes des résonances immédiates et provoquant des passions que la sensibilité de chacun perçoit en affinité » (p. 1) ; c’est donc aussi que le fil de la pensée, celui de l’écriture et celui de la vie s’enchevêtrent jusqu’à l’indistinction et qu’il convient ainsi de se laisser aller à son libre déploiement.

Lecture faisant, on identifie ainsi un premier Nietzsche – celui de La Naissance de la tragédie – trouvant sa position dans, puis contre l’Université, critiquant dans un cycle de conférence – réunies sous le titre Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement – la « subordination totale de la culture à l’État » dont un des effets consiste, pour Nietzsche, en un historicisme stérile qui prend la place d’une « interprétation profonde de problèmes éternellement semblables », et qui n’est pas sans faire penser au goût contemporain pour le travail méticuleux des archives, cher à Foucault par exemple. Pourtant, c’est toujours en philologue que Nietzsche réfléchit. Il n’est donc pas indifférent à la richesse de l’Histoire, mais celle-ci doit servir à interroger le temps présent sur le mode de l’inactuel. « Cela, ma profession de philologue classique me donne le droit de le dire : car je ne sais quel sens la philologie classique pourrait avoir aujourd’hui, sinon celui d’exercer une influence inactuelle, c’est-à-dire d’agir contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir », écrit-il dans Considérations inactuelles (cité pp. 18-19).

Une telle position conduit naturellement Nietzsche à rompre avec l’Université et avec ses exigences formelles. Comme le souligne Colli, il lui faut maintenant « conquérir un style » car, « dans la polémique, dans la perspective d’un combat, le style c’est presque tout » (p. 19). Or, à la critique de l’historicisme s’ajoute l’ambition problématique de saisir et d’exprimer l’immédiateté subjuguante du vivant. C’est ce point qui semble expliquer, d’après Colli, le recours à la forme fragmentaire : « De toutes ces expériences, il (Nietzsche) ressort épouvanté devant le caractère obtus des philologues, la sclérose de l’esprit parmi ces choses mortes, et à l’autre extrême, devant le fanatisme, les idées folles du présent, les dangers de l’immédiateté, la perspective de se perdre dans la masse des adeptes. Mais toutes ces choses lui étaient personnelles et ces instincts furent conservés ; aussi la forme de l’indépendance, après des années de tourment, fut enfin trouvée. (…) C’est la formation, à l’état naissant, du concept d’ “esprit libre” » (p. 74).

Cette forme est pour beaucoup dans le charme vivace que la lecture de Nietzsche exerce sur l’esprit, mais elle est aussi difficile parce qu’elle cultive souvent l’ambiguïté en même temps qu’elle donne au propos l’autorité de l’évidence et la séduction de l’envoi. Face à cela, il est tentant de chercher à reconstituer la plénitude d’un sens d’ensemble qui paraît parfois s’être évanoui sur le fond perdu de la page, en s’abaissant humblement au pied de la lettre nietzschéenne. Mais comme permet de le comprendre Colli, c’est passer là à côté de son esprit, et tout particulièrement à côté de ce fait souvent négligé : de tous les critiques de Nietzsche, Nietzsche est certainement le plus impitoyable. Comme le note Colli, ce premier Nietzsche « ressent donc lui-même son “inactualité” comme encore trop actuelle » (p. 19). De cela, il faut comprendre que ne pas lire Nietzsche dans ses contradictions et ne pas le lire avec le désir passionné de le contredire, ce n’est pas vraiment lire Nietzsche, mais juste un livre de Nietzsche. Dans cette perspective, Colli est un excellent et magistral compagnon de lecture qui nous rappelle constamment que lire Nietzsche suppose d’avoir conscience que « creuser le puits intérieur de la connaissance, en faire surgir de brusques vérités, chercher un habit pour ces vérités et agrémenter cette recherche d’une épice, de la tromperie, tels sont les ingrédients du charme de Nietzsche ». « Il est bon, insiste-t-il, que le lecteur le sache, parce qu’il doit apprendre à puiser dans Nietzsche, mais également à s’en défendre. C’est d’ailleurs de cette manière qu’on s’éduque à la connaissance. Et si on réussit au moins à comprendre que c’est là une manière originale de saisir et de maîtriser toutes les choses du monde – ce que signifie se chercher soi-même – et si l’on a ceci à l’esprit au moment où toutes les convictions, et pas seulement les convictions morales, sont écartées, alors il y en a suffisamment à la fois pour des lecteurs naïfs et pour des lecteurs avisés » (p. 90).

On comprend mieux, dès lors, la richesse de l’ambiguïté nietzschéenne, le jeu mouvant de ses incessants déplacements de sens, de ses déguisements dépareillés, l’entrelacement vertigineux de ses perspectives fuyantes dont la constante et inquiète ouverture ne cesse d’accueillir la vie dans toute son immédiateté. Le Nietzsche philologue, le Nietzsche généalogiste, le Nietzsche artiste et poète, le Nietzsche positiviste et retors, le Nietzsche pessimiste et aristocratique etc. ne cessent de se répondre comme les harmonies et les dissonances d’une partition interprétée à même la vie et dont l’écoute se donne comme un puissant moyen de libération de tout le poids mort qui cherche à en étouffer l’élan.

Parmi tous ces motifs, c’est certainement celui de la santé, si présent dans l’œuvre majeure qu’est Le Gai Savoir, qui semble ici tenir la clé de tous les autres. C’est elle qui permet in fine de résoudre – ou peut-être serait-il plus juste de dire de dissoudre – les oppositions infécondes et mortifères qui se dressent sur le chemin de la joie : action/contemplation, mémoire/vie, art/savoir, individu/communauté. C’est aussi la santé qui semble permettre de rendre justement raison des motifs du surhomme, de la volonté de puissance et de l’éternel retour. Du premier, Colli note ainsi dans sa préface au Zarathoustra que « seule la théorie du surhomme ne se retrouve pas dans les autres écrits de Nietzsche, ce qui est normal, puisque le surhomme n’est pas une doctrine mais un mythe. Si on veut exprimer le surhomme en termes conceptuels, on retient bien peu de chose, toutes inconsistantes et qui paraissent même ridicules ». Et Colli d’ajouter : « La figure du surhomme rappelle les mythes orphiques, où il est fait allusion à un contenu abstrait très embrouillé, dont la communication est pourtant filtrée par une aventure mythique dense et palpable, à travers laquelle on est seulement guidé vers le développement rationnel » (p. 121).

Or, si le surhomme est un mythe, il ne peut être tenu comme un programme à réaliser, mais plutôt comme une médecine et un remède contre le plus puissant des maux : le ressentiment, dont Nietzche voyait volontiers la figure la plus expressive dans les anarchistes de son époque et dont la critique inspira paradoxalement quelques-uns des plus profonds et des plus originaux d’entre eux : Gustav Landauer et Victor Serge [1], notamment.

À propos de la volonté de puissance, c’est à nouveau l’idée de santé qui semble en donner la clé de compréhension. Car celle-ci, nous dit Colli, est « une substance irrationnelle qui est en nous (toute théologie dépassée) et de laquelle nous participons par une appréhension immédiate » ; or, « la volonté de puissance porte en soi la douleur » (p. 126), de sorte que toute négation ou refus du rôle créateur et fécond de cette dernière n’est ni plus ni moins qu’une négation de la vie. C’est à l’aune d’une telle idée qu’il faut apprécier la violente critique de Nietzsche à l’égard des idéaux de ce qu’il nomme « le mouvement démocratique » ; ceux-ci sont en leur vérité, une inversion hypocrite des valeurs de la vie et ne se traduisent ainsi réellement que comme une apparence – peut-être faudrait-il dire spectacle – d’égalité mystifiante et trompeuse : salaire minimum ou universel, congés payés, aménagement ponctuel du droit dans la lutte stérile des reconnaissances identitaires, miettes du capital redistribuées à dose homéopathique à ses contradicteurs mêmes… De l’éternel retour enfin, Colli nous invite à penser qu’il s’en déduit que, « dans ce qui apparaît avant et après réellement, chaque avant est un après et chaque après un avant, et chaque instant est un commencement » (p. 116).

Critique, Colli souligne avec force l’une des contradictions nietzschéennes les plus déroutantes : penseur de la vie et de son affirmation, Nietzsche ne parvient pas toujours à dissimuler une aversion instinctive et profonde contre la vie. Ceci tiendrait à « l’instinct de détachement » propre à la posture aristocratique ; détachement qui se traduit aussi par un idéal toujours suspendu : « (…) la grande espérance, jamais éteinte, l’attente des amis (…) » (p.139). Au regard de la profonde et paradoxale influence que l’œuvre de Nietzsche a eu sur le mouvement libertaire – combien de bandits sociaux en ont fait la lecture du fond de leur cellule ? – et, de manière générale, sur tous ceux qui sont résolus à ne rien céder aux mensonges de leurs temps, on ne peut s’empêcher de penser au titre du très profond et perspicace article que Victor Serge lui consacra alors qu’il était à Barcelone en pleine insurrection générale : « Notre meilleur ennemi ». L’œuvre de Colli constitue une occasion précieuse de (re)lire Nietzsche, à contretemps.

Basile ROSENZWEIG

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