A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Notes de lecture / Revue des revues
À contretemps, n° 29, janvier 2008
Article mis en ligne le 16 octobre 2008
dernière modification le 3 décembre 2014

par .


Rodolphe CHRISTIN
DISSIDENCE DE LA BROUSSAILLE
Lyon, Atelier de création libertaire, 2007, 160 p.

Entre récit fictionnel et essai sur le temps présent, Dissidence de la broussaille s’inscrit dans un double mouvement : le refus d’une époque, dont il s’agirait de se déprendre, et la quête d’une lisière – la forêt –, où se trouverait « le centre ignoré du monde ». « Risquer une réflexion buissonnière contre les calculs de l’époque », écrit l’auteur, pour « esquisser une poétique de l’être au monde, en résistance. » Au cœur de sa démarche, la volonté de tracer un « chemin de pensée » où culture et nature, vivre ensemble et sauvagerie première cesseraient, enfin, d’être antinomiques pour dessiner les contours d’une autre vie possible. Convaincu ou pas de sa portée, le lecteur trouvera, sans doute, quelques éléments de réflexion utiles dans cette quête analytico-sensible, dont le principal mérite est de revendiquer une place première pour l’imaginaire.

Catherine COQUERY-VIDROVITCH
DES VICTIMES OUBLIÉES DU NAZISME
Les Noirs et l’Allemagne dans la première moitié du XXe siècle

Paris, Le Cherche Midi, coll. Documents, 2007, 204 p.

Largement ignorée jusqu’à il y a peu, la question du sort réservé à la minorité noire et métisse dans l’Allemagne hitlérienne fait enfin l’objet d’une étude sérieuse. L’ouvrage de Catherine Coquery-Vidrovitch évite, en effet, les travers du livre de Serge Bilé – Noirs dans les camps nazis, Paris, Le Serpent à plumes, 2005 – qui, sur une thématique similaire, mais dans une démarche clairement militante, manifestait un net penchant pour l’exagération, ce qui lui valut d’ailleurs un pesant et contre-productif soutien du sinistre Dieudonné. Ici, le sujet est traité sans volonté démonstrative particulière, et d’autant plus modestement qu’il bute sur une difficulté majeure : le manque de sources premières, dont beaucoup ont été détruites par les nazis. Cette lacune admise, il n’en demeure pas moins que l’auteur dresse un panorama complet de la question en insistant sur le glissement du « racisme ordinaire » antinoir que connut l’Allemagne d’avant 1933 à l’application méthodique de la politique raciale que le nazisme poussa aux extrêmes de l’horreur.

COLLECTIF
LOIN DES CENSIER BATTUS
Témoignages et documents sur le mouvement contre le CPE et la précarité
Sorbonne nouvelle, printemps 2006

Paris, Éditions CNT-RP, 2007, 256 p., ill.

Le printemps 2006 fut un beau printemps, de ceux qui ponctuent l’histoire sociale juste avant le temps des cerises. Massif, inventif et joyeux, le mouvement anti-CPE resta, c’est sûr, confiné, pour l’essentiel, à la jeunesse scolarisée, mais il ouvrit quelques brèches dans la muraille du mépris et du consentement. Ce qu’il demeure de l’histoire sociale, c’est ce que transmettent ceux qui la font. D’où l’intérêt de ce recueil constitué de témoignages des acteurs de ce mouvement à l’université Paris III-Censier – étudiants, enseignants et personnel IATOS – et enrichi de divers documents – comptes rendus d’AG, tracts, photos, extraits de forums sur Internet. On sent pointer, à travers ces pages, cette essentielle dimension de « rêve général » que porte tout mouvement parti des profondeurs de l’humiliation. On comprend aussi qu’il s’agit toujours, pour ceux qui s’y jettent, de reprendre possession de leur propre vie. « Dans notre université, écrit Daniel Pinós en préfaçant finement cet ouvrage, les personnels ont su s’organiser de façon autonome, avec détermination politique et humour, en créant des réseaux de lutte et d’entraide, sans leader, organisés à la base et en démocratie. » La preuve est dans ce livre, qu’il faut lire et méditer, ne serait-ce que pour se convaincre que nulle fatalité n’est définitive. Avec le temps, va, tout revient.

Jean-Claude DUHOURCQ et Antoine MADRIGAL
Mouvement ibérique de libération : mémoires de rebelles
Toulouse, Éditions CRAS, 2007, 384 p., ill.

Entrecoupée de notations chronologiques, de témoignages puisés dans divers ouvrages et de textes d’époque, cette suite d’entretiens avec des protagonistes du Mouvement ibérique de libération (MIL) constitue, à n’en pas douter, une précieuse contribution à son histoire. Elle en explore les arcanes et en restitue la dimension franchement anticapitaliste, en phase avec les luttes ouvrières les plus radicales du moment. Le lecteur retiendra de ces discours croisés la double dimension – politique et affinitaire – de cette aventure catalane qui, au début des années 1970, mobilisa quelques jeunes rebelles et déboucha, pour certains d’entre eux – dont Salvador Puig Antich, le dernier garrotté du franquisme – sur la lutte armée. Pour le reste, le principal intérêt de ce livre, du moins à nos yeux, tient au fait qu’il n’ignore pas les contradictions qui parcoururent la courte existence d’un groupe s’inscrivant, dès l’origine – et avec une certaine cohérence pratique – dans le paysage théorique de l’ultra-gauche version conseilliste et dérivant, avec le temps, vers une curieuse forme de néo-anarchisme pro-situ autofasciné. L’histoire, celle qu’écrivent les échotiers et que prolongent les spécialistes, n’a retenu que le « gangstérisme » spectaculaire de la dernière période du MIL, oblitérant la phase qui l’avait précédée et qui, somme toute, est sûrement la plus intéressante. On peut du moins le penser à la lecture de ce livre qui a le mérite de reconstituer la totalité de cette histoire.

Alfredo FERNANDES, Claude GUILLON,
Charles REEVE, Barthélémy SCHWARTZ
DE GODZILLA AUX CLASSES DANGEREUSES
Paris, Ab irato, 2007, 96 p., ill.

À l’exception de « La peur politique » (Charles Reeve), les textes de Barthélémy Schwartz, Claude Guillon, Alfredo Fernandes et Charles Reeve retenus pour ce recueil ont originellement paru, entre 1998 et 2005, dans la revue Oiseau-tempête, et certains d’entre eux ont fait ici l’objet de commentaires, le plus souvent laudatifs. Réunis ensemble, ils ont cependant l’avantage de faire corps et d’offrir une analyse fort pertinente de « l’évolution autoritaire de l’État démocratique » au cours de la dernière décennie, évolution fondée sur « le spectacle du sécuritaire ». « Pour les États contemporains, écrit C. Reeve, toutes les formes d’insécurité sociale – l’appauvrissement des classes exploitées, l’implosion des anciennes communautés de classe, l’intensification des conditions d’exploitation, la crise des repères sociaux – gagnent à être diluées dans l’insécurité de la terreur, dans le désarroi de l’état barbare du monde. » Il n’en demeure pas moins que la peur peut reculer – et changer même de camp – quand la question sociale réinvestit la scène. Ce fut le cas à l’hiver 1995 et au printemps 2006 quand l’irruption des « classes dangereuses » renvoya, pour un temps mais avec force, le « syndrome Godzilla » au magasin des accessoires.

Agustín GUILLAMÓN
BARRICADAS EN BARCELONA
La CNT de la victoria de Julio de 1936 a la necesaria derrota de Mayo de 1937
, Barcelone, Ediciones Espartaco internacional, 2007, 300 p.

Extrêmement documenté, cet ouvrage examine à la loupe, et souvent avec pertinence, les reflux d’une révolution espagnole qui – c’est entendu pour son auteur – a laissé passer sa chance au lendemain même de l’offensive victorieuse du prolétariat barcelonais, les 19 et 20 juillet 1936. En effet, celui-ci, sous direction anarcho-syndicaliste, aurait été vivement dépossédé de sa victoire et, de facto, conduit dans une impasse : le ralliement à l’idéologie antifasciste, c’est-à-dire à la bourgeoisie républicaine. Faute d’une avant-garde éclairée – forcément marxiste, mais d’un tout autre acabit que sa variante poumiste –, il aurait alors, vaille que vaille, tenté d’en prolonger le processus jusqu’en mai 1937, point d’orgue de sa « déroute forcée ». La thèse, qui n’est pas nouvelle, a l’avantage certain d’offrir une grille de lecture très simple d’un événement fort complexe. L’idéologie est à ce prix ; elle ignore les obstacles du réel. Il n’en demeure pas moins que, certitudes bordiguistes mises à part, l’ouvrage de Guillamón est précieux par le soin qu’il apporte à la chronologie de ces dix mois où, effectivement, les instances de la CNT-FAI cédèrent, jour après jour, du terrain à l’antifascisme de guerre et, ce faisant, contribuèrent – comme l’attestent bien des documents inclus dans ce volume – à reconstruire l’État bourgeois. Reste à comprendre les raisons qui présidèrent à cette inflexion générale de l’anarchisme. Sur ce point essentiel de l’histoire, le livre de Guillamón n’apporte aucune réponse.

INFORMATION CORRESPONDANCE OUVRIÈRES
LA GRÈVE GÉNÉRALISÉE : MAI-JUIN 1968
Paris, Spartacus, 2007, 112 p.

Aussi lointain soit-il désormais, le mouvement social qui agita la France au printemps 1968 demeure pourtant le dernier exemple en date d’une grève générale suffisamment étendue pour menacer les bases mêmes du système d’exploitation capitaliste. Avant la fièvre commémorative qui ne manquera pas, cette année, de réduire ce Mai-là à quelques folies passagères d’étudiants en mal d’aurore, il était bon qu’on rééditât ce texte produit, au lendemain des événements, par le groupe Information Correspondance Ouvrières (ICO). À le lire, bien sûr, l’on mesure aisément tout ce qui nous sépare de cette époque – la force des illusions qu’elle trimbalait, la réelle capacité de nuisance que manifesta la CGT, l’emballement faussement autogestionnaire qui se saisit de la CFDT –, mais il demeure, bien que daté, l’une des rares contributions encore lisibles de l’après- Mai, et ce pour avoir posé la vraie limite de ce mouvement social pourtant massif : l’incapacité des exploités à briser « l’épais blindage caractériel » qui les empêcha d’aller plus avant. Cette grève généralisée ne fut, en effet, ni gestionnaire ni expropriatrice. En introduction d’ouvrage, un texte – signé Henri Simon – rappelle opportunément, et avec précision, ce que fut ICO, groupe d’une grande originalité en un temps où le vieux modèle bolchevik faisait encore florès. De même, la reproduction, en fin d’ouvrage, du texte d’Anton Pannekoek écrit en 1947 et intitulé « Cinq thèses sur la lutte de classe » est bienvenue pour rappeler que tout mouvement social qui ne se pose pas la question de l’auto-émancipation est, par force, voué à l’échec.

Thierry MARICOURT
ILS ONT BOSSÉ... ET PUIS APRÈS ?
Alcatel-Illkirch, entreprise high-tech et restructurations

Paris, Syllepse, 2006, 144 p., ill.

En 2005, la direction d’Alcatel annonce que son usine d’Illkirch (Alsace) va fermer. Sollicité par deux responsables CFDT du comité d’entreprise, Thierry Maricourt participe, entre juillet et octobre, à des rencontres avec des salariés – tous licenciés – de cette entreprise high-tech, avec l’intention de « restituer une parole ouvrière », et ce au moment précis où ce qui la fonde – l’usine – est en train de disparaître. Il en ressort un livre à trois dimensions : entre témoignage, essai et récit fictionnel. Au centre de tout, des femmes et des hommes attachés, des années durant, au salariat version Alcatel et soudain dépossédés de cette attache, des femmes et des hommes dont la parole remonte le temps pour dire le travail et la détresse de l’avoir perdu, des femmes et des hommes longtemps soudés par la conviction que l’essentiel de leur vie était là. Car la « parole ouvrière », on s’en aperçoit ici, n’est pas toujours revendicative ; elle peut aussi se révéler étrangement connivente avec l’idéologie dominante. Jusqu’au malaise, avouons-le. C’est sans doute la force de ce livre que de le rappeler, sans rhétorique corrective, en laissant dire. Le corollaire s’impose de lui-même : il faudra que se dissipent bien des illusions pour que, revenus de tout, les salariés comprennent – et brisent – les logiques du système d’exploitation.

Octave MIRBEAU
LA GRÈVE DES ÉLECTEURS (avec un florilège incivique)
Montreuil, L’Insomniaque, 2007, 64 p.

Réédition d’un classique régulièrement réimprimé et éternellement actuel du grand Octave Mirbeau (1848-1917), poète symboliste et pamphlétaire anarchiste. Au vu de ce que l’année électorale passée nous a fait subir, on notera que, jusque dans sa virulence exaspérée, le texte tient toujours. « Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois », écrivait Mirbeau, en 1888, dans sa Grève des électeurs. Depuis perdure la coutume, et sans doute de pire manière tant est frelatée, désormais, cette grâce citoyenne qui, du temps de Mirbeau, préludait encore à l’extase électoral. Aujourd’hui, le votard n’est plus, en effet, qu’un consommateur passif du néant qui lui sert de conscience. À l’urne, lui dit-on, à l’urne il va. « Rien ne lui sert de leçon, écrivait déjà Mirbeau, ni les comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies… » Il s’entête toujours à lâcher son bulletin dans une urne qu’on pourrait dire funéraire jusqu’à ce qu’en sorte, bien vivant celui-là, le gourdin du nouveau maître. Et s’il a voté pour l’autre, il s’en désole, mais s’en remet, convaincu que l’important, c’est d’avoir fait son devoir. Le texte de Mirbeau est ici complété d’un savoureux florilège incivique, dont on retiendra cette cynique saillie d’Alexis de Tocqueville : « Le suffrage universel ne me fait pas peur, les gens voteront comme on le leur dira. » Et, comme en écho, cette forte constatation d’Albert Libertad : « La tyrannie la plus redoutable n’est pas celle qui prend figure d’arbitraire, c’est celle qui vient couverte du masque de la légalité. »

Jean-Marc RAYNAUD et Thyde ROSELL
OUI NOUS AVONS HÉBERGÉ UN TERRORISTE... DE TROIS ANS
Saint-Georges d’Oléron, Les Éditions libertaires, 2006, 184 p., 16 p. ill. hors texte.

À l’heure où parents et enseignants prennent en charge, un peu partout en France, des enfants de sans-papier menacés d’expulsion, il est recommandé de lire ce témoignage. Responsables entre 1993 et 2001 de l’école libertaire Bonaventure, Thyde Rosell et Jean-Marc Raynaud furent arrêtés le 30 novembre 2004 et soumis, quatre jours durant, à une garde à vue particulièrement éprouvante. Motif de cette action d’éclat policière : les susnommés avaient osé scolariser et héberger un enfant de trois ans, dont le seul tort était d’avoir des parents fichés comme « terroristes » de l’ETA, organisation avec laquelle ils étaient donc soupçonnés de collaborer. À travers le récit de leur mésaventure, composé avec verve et insolence, les auteurs – militants anarchistes de vieille souche et, de fait, se situant aux antipodes du « crétinisme nationaliste » de l’ETA – posent quelques essentielles questions d’actualité sur le devoir d’accueil et le droit de résistance aux injonctions d’un État sécuritaire prêt à toutes les dérives pour imposer sa loi. À lire et à méditer.

REGARDS , n° 9 (sous la direction de Marie-Claude CHAPUT)
DE L’ANARCHISME AUX COURANTS ALTERNATIFS (XIXe-XXIe siècles)
Nanterre, Paris X-Publidix, 2006, 462 p.

À l’initiative du Centre de recherches ibériques et ibéro-américains (CRIIA) et du Groupe de recherche Résistances et Exils (GREX), se sont tenus, en 2004 et 2005, à l’Université Paris X Nanterre, plusieurs séminaires et journées d’étude consacrés, pour l’essentiel, à l’anarchisme espagnol. Regroupant la plupart des interventions faites à cette occasion, cette neuvième livraison de Regards, coordonnée par Marie-Claude Chaput, témoigne de l’extrême richesse des débats, en offrant au lecteur une idée assez précise de l’état de la recherche universitaire sur le sujet. Structuré en quatre parties – « Mythes de la violence et de la Révolution », « Projet éducatif et culturel », « Du pacte d’oubli aux enjeux de mémoire(s) », « Représentations littéraires, cinématographiques et affiches » – et complété de comptes rendus d’ouvrages, ce fort volume inclut une bonne vingtaine de contributions, en français et en espagnol, abordant, par le menu, divers aspects d’une thématique inépuisable. Parmi celles-ci, nous signalerons les remarquables exposés d’Eduardo González Calleja sur l’exil anarchiste espagnol à Paris de 1893 à 1931, de François Godicheau sur la domestication de la révolution espagnole et d’Alejandro R. Díez Torre sur la société rurale anarchiste pendant la guerre civile, en précisant qu’il ne s’agit là que d’un choix d’excellence tant les autres contributions sont, à de rares exceptions près, de bonne facture. Insistant sur les ravages du pacte d’oubli né de la « transition démocratique » et sur le renouveau de la thématique libertaire au sein des « nouveaux mouvements sociaux », Julio Pérez Serrano, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Cadix, note, en présentation d’ouvrage, que « la récupération de la mémoire historique offre, pour la seconde fois, à l’Université l’opportunité de redonner sa juste place au mouvement libertaire dans l’histoire contemporaine de l’Espagne ». Et il conclut ainsi : « À cette tâche, qui relève de la nécessité si l’on veut comprendre le devenir de la société espagnole au cours des cent cinquante dernières années, contribue – de manière remarquable – cette monographie. » On ne saurait mieux dire.

Jann-Marc ROUILLAN
DE MÉMOIRE (1).
Les jours du début : un automne 1970 à Toulouse

Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2007, 208 p.

On peut se laisser porter par la « mémoire des vieux rêves » qui anime – « pour son malheur », précise-t-il – l’embastillé le plus célèbre de cette sale époque. On peut aussi comprendre que, dans son cas, l’écriture remémorative demeure une planche de salut. On peut enfin trouver bien peu d’intérêt à ce récit auto-complaisant de ses jeunes années, où le mythe du héros sans retour se nourrit des tics d’une époque ressassés jusqu’à l’écœurement. J.-M. Rouillan aima la castagne avec passion et s’y adonna avec jouissance. En cela, il fut de son temps – le convulsif après-68. Le récit détaillé de ses hauts faits guerriers contre les fascistes peut, cependant, lasser le lecteur le plus attentif tant il est répétitif et convenu. Il aurait aimé, en revanche, que l’auteur se penchât, avec un minimum d’autocritique, sur son propre parcours qui, jusqu’au basculement dans la lutte armée, est finalement celui de toute une frange de la jeunesse radicalisée. Pour ce, il lui faudrait, c’est sûr, chausser d’autres lunettes que celles de l’éternelle glorification d’une révolution qui n’eut pas lieu. On attend le second volume de ce De mémoire, avec l’espoir que l’auto-légende ne l’encombre pas tant.

Joan SANS SICART
COMMISSAIRE DE CHOC
L’engagement d’un jeune militant anarchiste dans la guerre civile espagnole

Traduit de l’espagnol par Rita Pinot,
Lyon, Atelier de création libertaire, 2007, 264 p., ill.

« Malgré le désarroi et l’adversité que j’ai pu vivre sur les fronts de guerre, puis en exil, je peux dire aujourd’hui que (…) les maillons qui ont constitué ma vie furent merveilleux. J’ai eu ma part de bonheur. » Concluant un récit guerrier où la mort rôde à chaque page, ces mots auront sans doute, pour le lecteur raisonnablement rompu à l’histoire de cette guerre atroce, quelque chose d’étrange ou de décalé. Le plus simplement du monde, ils disent pourtant cette indestructible part de rêve qui habita ces combattants de l’Espagne rouge et noire. Aux jours de la grande promesse comme aux lendemains des défaites. Invariablement. En ce sens, le récit de Joan Sans Sicart (1915-2007), emblématique de cette génération indomptée, restitue, jusque dans ses maladresses, cette invraisemblable prédisposition à résister au découragement, qui la caractérisa. Jusqu’au bout du conflit, et contre toute vraisemblance, ce « commissaire de choc » du XVIIIe corps d’armée – ancien de la colonne Durruti – crut à la victoire, sinon de la révolution, du moins du bloc antifasciste. Jusqu’au terme de son existence – il y a tout juste quelques mois –, et malgré quelques déboires avec les inamovibles cerbères de la CNT en exil, il crut en l’éternelle jeunesse de cet idéal émancipateur qui donna sens à sa vie. Alors, il faut bien en convenir : en ces temps d’extrême froidure où les sinistrés du système d’exploita-tion adhèrent eux-mêmes aux mécanismes qui les broient, ces récits d’une époque où les prolétaires montèrent à l’assaut du ciel offrent au moins l’avantage de maintenir la flamme et, pour le lecteur, de s’y réchauffer l’âme.

Jean-Manuel TRAIMOND
ATTENTION RELIGION !
Pourquoi la religion colle (et quelques conseils pour la décoller)

Lyon, Atelier de création libertaire, 2007, 42 p.

L’iconoclaste rationnel Jean-Manuel Traimond tente ici de comprendre, avec méthode, ce qui fait qu’on croit. « Ou bien, écrit-il, il y a dans l’esprit humain quelque chose qui le pousse vers la foi, ou bien il y a dans la foi quelque chose qui séduit l’être humain. » Cette brochure ne tient donc pas du cours d’athéologie, mais elle prétend éclairer un mystère. Pour ce faire, J.-M. Traimond s’appuie sur les postulats de Pascal Boyer, l’auteur de Et l’homme créa les dieux, qu’il vulgarise avec le talent qu’on lui connaît. C’est au demeurant le principal intérêt de cette brochure que de permettre au lecteur de s’éviter l’ardue prose dudit Boyer. Pour le reste, et malgré quelques salutaires prises de distance, J.-M. Traimond, qu’on sent fasciné par les thèses de P. Boyer, fait par trop l’impasse, nous semble-t-il, sur les dangers du cognitivisme normatif et du scientisme comportementaliste qui animent son auteur de chevet.

Jordi VIDAL
SERVITUDE & SIMULACRE EN TEMPS RÉEL ET FLUX CONSTANT
Paris, Allia, 2007, 144 p.

Sous-titré « Réfutation des thèses réactionnaires et révisionnistes du postmodernisme », ce libelle offre une talentueuse critique des différents courants pomos (pour postmodernes) ayant pris racine dans la French Theory et trouvé matière à prospérer dans les Cultural Studies. Du « postféminisme » au « postcolonialisme », en passant par les « extropiens » et autres « primitivistes », Jordi Vidal cartonne avec ferveur ces « idéologues de la soumission et du simulacre » et dénoncent leurs « mensonges performants », dont les effets n’épargneraient pas, à l’entendre, certains altermondialistes, gauchistes ou libertaires new wave trop prompts à maquiller leur inculture historique en « banale apologie de la différence pour la différence ». C’est que, nous dit Vidal, « l’une des victoires du postmodernisme est d’être considéré et apprécié comme un mouvement profondément de gauche » alors que, depuis deux grosses décennies, ses « inter-changeables » adeptes s’attachent à « discourir sur tout mais ne juger de rien » et, confondant « le mémorable et l’éphémère », « saccagent méthodiquement » toute trace de pensée critique réelle au nom du « différencialisme » et de la déconstruction. La charge est vive, mais fortement charpentée, contre ces nouveaux maîtres à « penser » de la servitude volontaire que Chomsky dénonça, en son temps, comme de « vrais fascistes » et que Vidal tient pour des « agents très spéciaux » de l’oppression moderne.

Howard ZINN
EN SUIVANT EMMA
Traduit de l’anglais par Julie David,
Marseille, Agone, coll. « Marginales », 2007, 176 p.

On comprend que l’aventureuse existence d’Emma Goldman (1869-1940) ait titillé la fibre théâtreuse de l’historien-militant américain Howard Zinn. L’indomptable réfractaire de Kovno méritait bien sa pièce ! Celle-ci – en deux actes et quelques raccourcis, question de « timing », sans doute – restitue surtout sa tumultueuse relation amoureuse avec Ben Reitman. On pourrait voir, dans cette façon d’approcher la vie d’Emma, une réaction salutaire à la littérature militante, peuplé de héros positifs et de vierges rouges. Et on serait les derniers à s’en plaindre, tant on sait combien les alcôves de la révolution révèlent du désir des révolutionnaires. Mais la focalisation de Zinn sur cet épisode de la vie d’Emma ampute par trop, nous semble-t-il, le reste, ou le réduit à portion congrue. Dommage. Cette réserve mise à part, on admettra que, dans son genre, la pièce a du rythme et laisse libre cours à l’envolée. C’est après tout ce qu’on demande au théâtre : un concentré d’émotion. Sur ce plan, En suivant Emma ne démérite pas. Sur l’autre, celui de l’histoire, il faudra chercher ailleurs. Ou bien rééditer une autre pièce, qui fut donnée sur les scènes alternatives au début des années 1980, et qui, traitant des destins croisés de Louise Michel et d’Emma Goldman, avait pour titre Louise/Emma. Elle fut écrite par Anne Roche et éditée par Tierce, en 1982. Faut-il préciser qu’elle nous semble meilleure que celle de Zinn ?

ZO D’AXA
DE MAZAS À JÉRUSALEM ou LE GRAND TRIMARD,
Bassac, Plein Chant, coll. « Type-Type », 2007, 160 p., ill.

Après avoir consacré, au printemps 2006, un remarquable numéro de la revue Plein Chant à Zo d’Axa, les éditions du même nom nous offrent, cette fois-ci, une réédition du livre phare de ce génial météore de l’anarchie « fin de siècle ». Publié en 1895 sous deux titres différents par deux éditeurs également différents – Le Grand Trimard (Kistemaeckers, Bruxelles) et De Mazas à Jérusalem (Chamuel, Paris) –, ce puissant récit des pérégrinations d’un irréductible s’ouvre et se ferme sur une arrestation. Entre les deux défile la destinée d’un étranger de partout, « vagabond, pèlerin et trimardeur » occupé toujours à ne rester nulle part. De Londres à Rotterdam, de Mayence à Milan, de Trieste à Athènes, d’Istanbul à Jaffa, c’est le mouvement qui intéresse le voyageur inassouvi. Le reste est affaire de hasard et de rencontres. L’aventure est à ce prix, nonchalante et renouvelée. Sur sa route, bien sûr, les empêcheurs de rêve sont légion. Il suffit de se mêler de la vie pour en subir les outrages. L’autorité à front de taureau est finalement partout la même quand se dressent, devant elle, « les incorrigibles que toute répression éperonne ». Zo d’Axa en donne quelques truculents exemples. Et confirme, en récidiviste patenté : « C’est qu’il ne s’élimine plus, le virus de haine et de révolte – une fois qu’on l’a dans le sang. » On lit, c’est sûr, ces belles pages avec une authentique jouissance. Admirable langue et fortes pensées. Jusqu’au bout du voyage, l’Endehors lâche au vent du chemin sa « volonté de vivre » en affranchi, « hors les lois asservissantes, hors les règles étroites, hors même les théories idéalement formulées pour les âges à venir ». On s’est gaussé, dans les hautes sphères de l’Anarchie, de cet hautain mépris de l’individualiste pour le groupe. Laissons Zo d’Axa conclure : « On a parlé de dilettantisme. Il n’est pas gratuit, celui-là, pas platonique : nous payons… Et nous recommençons. » Ajoutons, pour conclure, qu’avec cette édition, Plein Chant nous livre, comme à l’accoutumée, un pur bijou typographique, rehaussé de vignettes de Lucien Pissarro et de Félix Vallotton et d’une lithographie de Steinlen. De la belle ouvrage pour un grand texte !

DANS LES REVUES

AGONE , n° 37, « La joie de servir »
Marseille, Agone, 2007, 272 p.

Consacrée à la « joie de servir », la revue Agone explore les divers champs de cette servitude non seulement volontaire, mais désirée : le domestique comme personnage de roman (Isabelle Kalinowski), le philosophe conseiller du prince (Frédéric Junqua), la domination déniée (Tassadit Yacine), les précaires de l’art contemporain (Bendy Glu), l’acquiescement au modèle littéraire français (Paul Dirkx), le masochisme en matière militaire (Christel Coton), sportive (Manuel Schotté) ou chez les danseuses de l’Opéra (Joël Laillier), le « relationnel » dans une Caisse primaire d’assurance maladie (Pascal Martin) et dans le monde du travail (Jean-Pierre Faguer), l’adhésion aux valeurs managériales chez McDo (Vanessa Pinto). On trouvera, par ailleurs, dans la rubrique « Histoire radicale » de ce copieux numéro, une intéressante réflexion de Julián Gorkin, écrite en 1943, traduite par Miguel Chueca et présentée par Charles Jacquier : « Situation du mouvement ouvrier et du socialisme ».

NI PATRIE NI FRONTIÈRES , n° 21-22,« Offensives réactionnaires »
Paris, novembre 2007, 408 p.

Après cinq ans d’existence, Ni patrie ni frontières, ce curieux ovni de la galaxie critique, a conquis sa place dans le petit monde des revues politiques. Par son iconoclastie assumée, par le ton qu’elle adopte, par la richesse des textes et des traductions qu’elle produit, on pourrait même dire qu’elle est devenue diablement nécessaire à qui refuse le « politi-quement correct » du prêt-à-penser gauchiste (et libertaire) en matière de radicalité. Sortie dans une nouvelle maquette au format livre, sa dernière – et fort copieuse – livraison nous le prouve une fois de plus, en s’intéressant, par exemple, à la manière dont, à l’occasion de la récente campagne présidentielle, l’extrême gauche et « certains libertaires dopés aux amphétamines d’un antifascisme mythologique » firent de Sarkozy une sorte de réincarnation de Vichy (ou même… de Hitler). Degré zéro de l’analyse politique, cette volonté de diabolisation de qui n’était, en fin de compte, que le candidat adoubé du capitalisme réellement existant, prouve surtout la totale inadéquation entre le verbiage catastrophiste d’un sous-gauchisme éculé et les conditions modernes de la domination.La même crétinerie, nous rappelle Ni patrie ni frontières, fut à l’œuvre – du côté de l’extrémisme sans risque (plus souvent ultra gauche et post-situ, cette fois) – dans l’analyse fascinée des « émeutes de banlieue » de l’automne 2005. Sur ces thématiques parallèles, on lira avec grand profit les deux dossiers centraux de ce numéro : « Sarkozy et la droite gauloise » et « Banlieues et guérilla urbaine ».

RÉFRACTIONS , n° 19, « Politiques de la peur »
Paris, hiver 2007-2008, 128 p.

« Appliqué au départ à la protection de l’environnement naturel, lit-on en présentation de ce numéro, le principe de précaution englobe désormais l’ensemble des sphères de l’activité humaine. » Son corollaire, c’est l’accroissement des peurs comme moyen de maintenir l’adhésion au système de domination, dont l’expert (en risques) est devenu une des principales figures. Sur cette thématique, la dix-neuvième livraison de Réfractions nourrit un intéressant dossier auquel contribuent les collaborations de Jean-Pierre Garnier – « La “société du risque” : une peur qui rassure ? » –, Ronald Creagh – « La France et ses peurs légitimes » –, Alain Thévenet – « Angoisse, peurs et libertés » –, Eduardo Colombo – « Les chemins de la peur » et « Joaquin Penina, le fusillé de Rosario » –, Annick Stevens – « Détermination contre terreur au Mexique » – et Heloisa Castellanos – « Les âmes qu’on malmène ». En « transversales » de ce numéro, on lira un entretien avec Raúl Zibechi – « Disperser le pouvoir, un espoir en Amérique latine » –, une évocation de la figure d’Arthur Lehning, par Thom Holterman, et une étude très fine – et très rare – sur l’attitude qu’on serait en droit d’attendre de la part des anarchistes à propos de la création d’un État palestinien : « Anarchisme, nationalisme et nouveaux États », par Uri Gordon. Complétant le tout, et en sus de l’habituelle rubrique des notes de lecture, des « commentaires » plus fournis de Pierre Sommermeyer – « Logiques totalitaires », à propos du dernier ouvrage en date de Stéphane Courtois –, d’Édouard Jourdain – « Islam, histoire, monadologie », à propos des Trois essais, de Daniel Colson – et du même Daniel Colson – « L’anarchisme et le droit ouvrier », à propos de la réédition de la somme de Maxime Leroy – contribuent, une fois de plus, à la réputation – bien méritée – de cette « revue de recherches et d’expressions anarchistes ».