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Crise écologique et capitalisme
Article mis en ligne le 16 janvier 2023

par F.G.


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Les sociétés hautement techniques et financiarisées où prévalent les conditions postmodernes de production et de consommation – l’économie y fonctionne sur la dette, le gaspillage et l’accumulation de déchets – sont depuis longtemps dans une phase critique de rendements décroissants. Cela signifie qu’elles doivent poursuivre leur logique prédatrice à un rythme plus soutenu, soumettant à la fois la population salariée et le territoire aux besoins de l’économie, afin d’atteindre des niveaux de croissance capables de compenser la baisse des profits. La course à la productivité provoquée par les difficultés de l’accumulation capitaliste bouleverse gravement la planète, détériore les cycles biologiques naturels et aggrave les conditions de survie de la population. En ce moment même, la destruction de la terre est plus grande que sa capacité de récupération. La marchandisation de l’environnement implique son artificialisation dévastatrice. La crise écologique – aujourd’hui définie comme réchauffement global ou changement climatique – n’est que la pointe de l’iceberg d’une crise multiple qui touche toutes les sphères de l’activité humaine et qui annonce à moyen terme ce que certains auxiliaires de l’État appellent effondrement, voire point critique au-delà duquel le système se dégradera de manière irréversible. Face à l’incompatibilité absolue entre une société équilibrée et horizontale et une société productiviste et hiérarchisée – ou, si l’on préfère, entre une civilisation industrielle et un environnement sain, ou enfin entre le profit privé et la vie –, la dynamique du développement, même qualifié de « durable », ne fera qu’exacerber les innombrables contradictions qui continuent d’émerger et d’approfondir les crises. En gonflant les bulles du crédit, en accentuant l’exploitation des ressources, en atteignant les « pics » de tout, en polluant à volonté et en gaspillant l’énergie, l’humanité entière sera inévitablement destinée à en subir les conséquences. Les trous financiers, la paralysie institutionnelle et les altérations dangereuses de l’environnement, accompagnés de pénuries alimentaires, d’épidémies et de décomposition sociale, seront notre pain quotidien. Il n’est pas nécessaire de se regarder dans le miroir des guerres en cours pour savoir que nous approchons d’un scénario d’effondrement systémique qui souligne l’entrée dans une ère dure, dans laquelle l’adaptation sera beaucoup plus difficile, qui impliquera des régressions vers des situations insupportables, des déséquilibres aggravés et des crises exacerbées.

Un langage apocalyptique a émergé parmi les aspirants dirigeants pour évoquer avec des mots ce qui ne peut être résolu par des actes. Croître, c’est accumuler du capital, c’est-à-dire convertir de plus en plus de choses – produits, terres, temps libre – en argent. Au-delà des cris d’alarme rhétoriques, le système doit continuer à croître – à accumuler – pour échapper à ses crises, même si la croissance ne fait que les accentuer. Par exemple, dans le domaine écologique, comment cultiver sans polluer ? Changer le mix énergétique est la solution selon les experts intergouvernementaux. Le capital est toujours à la recherche d’une issue dans la technologie. Comment réduire les émissions de gaz à effet de serre, principales causes du réchauffement climatique ? Les conseillers gouvernementaux recommandent de réduire progressivement la dépendance aux énergies fossiles en recourant aux énergies renouvelables industrielles, qui leur sont étroitement associées. La proposition coïncide avec celle des dirigeants d’entreprise prônant un capitalisme mondial « décarboné ». À partir du Sommet mondial sur le développement durable (Johannesburg, 2002), des lobbies transnationaux ont émergé visant une « nouvelle économie climatique » issue d’une « troisième révolution industrielle », c’est-à-dire la numérisation, dont la « transition énergétique » ne serait que le premier pas. La finance s’est depuis longtemps aventurée dans des entreprises « vertes » et numériques telles que les bâtiments « intelligents », les toits solaires, l’éclairage LED, les voitures et scooters électriques, les batteries à hydrogène, les enchères d’énergie ou les marchés des émissions. En attendant, on réfléchit aux taxes, actions, obligations et péages « verts », on calcule les emplois « verts » et on promeut un consumérisme alternatif « inséré dans la matrice de l’Internet des objets ». C’est un capitalisme « vert » 5G qui – encouragé par le prix toujours plus bas des énergies renouvelables et le prix toujours plus élevé des énergies fossiles et de l’électricité – se développe et promet de se multiplier à travers la création d’un « réseau électrique intelligent » à l’échelle internationale. Pour un secteur de la classe dirigeante, le basculement vers l’environnementalisme de marché grâce à une « transition réaliste » qui inclut le gaz et l’uranium dans le paquet, autrement dit le saut hyper-productiviste au sens de ce qu’ils appellent la « durabilité » (ce qui n’est pas vrai), signifie une opportunité de changer le monde sans rien changer, c’est-à-dire en gardant intactes les structures politiques et économiques actuelles et, par conséquent, sans affecter d’un iota les intérêts acquis qui les sous-tendent. Il faut dire que d’autres secteurs, négationnistes, sans poser de limites aux affaires, sont plus enclins au repli nationaliste, à l’autoritarisme pur et à la course aux armements.

Si l’on examine cette situation – désastreuse – d’un point de vue politique, un nombre considérable de cadres, de conseillers et de politiciens proposent un « Nouveau Pacte Vert » entre multinationales, gouvernements et « partenaires sociaux » (partis, syndicats et ONG) passant par la déclaration de l’état d’urgence climatique. Il s’agirait d’une vaste opération disciplinaire visant à maintenir la population sous contrôle doux – ce qui n’exclurait pas les couvre-feux, les confinements et d’autres modalités –, la préparant à affronter les mesures d’austérité que les gouvernements décréteraient pour « décarboner » ou pour démanteler « l’État-providence » des classes moyennes lorsqu’il ne peut plus être maintenu. Par exemple, les restrictions sur les transports, l’électricité et l’approvisionnement en eau ; le rationnement du carburant, du sucre, de la viande et des produits laitiers ; l’augmentation générale des prix, etc. Ce serait en fait l’intronisation d’une économie d’exception sans autre objectif que le renouvellement du complexe industriel et de l’État politique qui assure sa domination dans des conditions de survie extrêmement altérées. Les politiques préfèrent parler de « résilience », arme d’adaptation massive à tous les sacrifices imposés par ce qu’ils appellent le « progrès ». Reste cependant à savoir si ce type de mesures saura surmonter les obstacles qui résulteront à la fois de la nature du système – fils des hydrocarbures et de la servitude volontaire – et des mécanismes de blocage inhérents à sa complexité structurelle et aux dysfonctionnements du contrôle social, ainsi qu’à la construction, en marge, d’économies supervisées de type coopératif destinées à « réduire le coût humain de l’effondrement », ou plutôt à neutraliser le potentiel explosif de l’exclusion sociale.

L’orchestration médiatique et politique des politiquement correctes protestations de la jeunesse contre le changement climatique cache à peine l’aube d’une période tardive du capitalisme caractérisée par le caractère éminemment destructeur de ses forces productives, sa difficulté à croître suffisamment pour payer les dettes, les retraites et les salaires, créer des emplois, maintenir une énorme bureaucratie et encourager « l’électrification » totale des transports, de l’agriculture et de l’industrie. Les dirigeants applaudissent les revendications que les jeunes protestataires leur adressent de manière pacifique et joyeuse, car elles ne remettent en question ni rien ni personne, comme si le conflit social et même les désobéissants et frondeurs botellones n’existaient pas. Il y aura donc ceux qui tenteront de profiter de la situation, propice à l’alarmisme, pour mettre en place une intermédiation « verte » à travers des « observatoires » subventionnés et imposer ainsi une « politique majoritaire » sous-tendue par des arguments catastrophistes. Il s’agit plus là d’un stratagème pour légitimer le capitalisme « vert » que d’autre chose. Pour cette espèce opportuniste, l’État serait l’instrument idéal de la transition économico-énergétique promue par les multinationales du pétrole, du gaz et de l’électricité elles-mêmes. Profiter du nouveau courant de transition du capitalisme mondial – qui se manifeste dans le New Green Deal, les Accords de Paris, les travaux du GIEC, l’Agenda 2030 ou l’offre croissante de produits financiers verts – pour en devenir les champions parlementaires, serait comme « marquer un but contre son camp ». Contre quoi et qui ? Nous nous posons la question. Comme il fallait s’y attendre, la « nouvelle gauche » qui a émergé à la suite de spéculations électoralistes, de discours sur la décroissance et de parades festivalières se mêle à l’ « ancienne gauche » dans sa défense du capitalisme et de l’État. Cela est d’autant plus évident qu’elle respecte la croissance à tout prix et le gaspillage de la consommation. En témoignent le rythme de ses politiques de « développement », ses projets de remodelage des métropoles et ses projets d’aménagement du territoire. Quand l’économie se sert de la politique, l’État se confond avec le Capital. On peut dire, du moins depuis que la bourgeoisie a pris le pouvoir, que les États ont été conçus pour cela, que c’est leur véritable tâche, même si pour les « éco-socialo-démocrates » autoproclamés, il est question de peindre l’exploitation capitaliste d’un vert démocratique.

S’il n’y a pas de véritable réaction populaire, elle est d’autant plus redoutée que les antagonismes entre dominants et dominés ne se sont pas évanouis. Ainsi, la moindre broutille pourrait la déclencher : une bulle immobilière, une hausse des prix, un problème d’approvisionnement, une catastrophe naturelle, la perte d’un avantage, un acte brutal de la police, etc. Le système thermo-industriel étant globalisé, des dommages dans une zone spécifique peuvent avoir des répercussions sur l’ensemble. C’est la fragilité de son énorme pouvoir. La décision doit donc continuer à résider au sommet de la hiérarchie. C’est pourquoi tous efforts seront faits pour empêcher l’apparition d’espaces autonomes où la confrontation libre puisse avoir lieu et où un mouvement auto-organisé conscient de l’incompatibilité entre l’État et la protection de l’environnement puisse apparaître, un mouvement conscient de l’opposition insoluble entre développement capitaliste et durabilité authentique, entre accumulation et égalité, un mouvement également conscient de la contradiction entre les économies « circulaires » au sein du marché et l’occupation de zones résistantes hors de l’économie, capables d’autodéfense, où pourraient s’esquisser des modèles sociaux de coopération égalitaires, solidaires et non industriels. Où, en somme, naîtraient des pratiques à travers lesquelles les individus reprendraient la décision sur tout ce qui concerne leur existence, leur mode de vie et le type de société qu’ils désirent. « Il n’y a pas de temps pour ça », disent les éco-citoyens extincteurs de la rébellion. Il y a du temps, en revanche, semble-t-il, pour promouvoir une contestation conditionnée, inoffensive et superficielle fondée sur la mobilisation spectaculaire, sur la cooptation payante de personnalités dites « indépendantes » et sur l’isolement des radicaux ou « puristes ». Le but ultime de tant de discours survivalistes, de cette politique à bon marché et des manœuvres publicitaires qui l’accompagnent n’est que de servir de soutien supplétif à l’État du capital, cet État-pivot des partis qui cherchent à être l’expression politique des classes moyennes inquiètes des crises du capitalisme tardif.

La rareté des réponses populaires aux crises ou, ce qui revient au même, l’inexistence d’un sujet social, historique – d’une classe véritablement antagoniste – s’explique par le simple fait que la majorité de la population est l’otage de l’économie, dépendante entièrement d’elle car prisonnière de ses besoins. Son imaginaire et tous ses moments vitaux ont été colonisés par le capital. Sous une pluie d’informations biaisées et d’un étonnant manque de communication, elle ne peut penser qu’à ses affaires quotidiennes. Il n’y a pas en Europe de groupes traditionnels en marge, comme en Amérique, capables de constituer une alternative radicale au système. Le décollage capitaliste s’est produit grâce à la destruction de ce que Rosa Luxemburg appelait « l’économie naturelle » et E. P. Thompson « l’économie morale ». Dans la société de consommation européenne, la classe majoritaire n’est pas le tout-petit prolétariat industriel, ni les précaires, dépourvus de moyens de défense, mais la classe moyenne salariée liée au secteur tertiaire non productif : professions libérales, fonctionnaires et surtout employés de bureau. Cette classe est le principal pilier du consumérisme et la base sociale du parlementarisme et de la partitocratie. Elle ne se considère pas comme antisystème ou ennemie de l’État, bien que les crises aient réduit ses effectifs et qu’un tiers d’entre elle admette qu’elle est dans une position difficile. Le cas échéant, elle choisit le compromis face à l’intransigeance, la sécurité face à la liberté, l’obéissance face à la révolte. Malgré la dévalorisation de ses diplômes, la pression des dettes et la suppression des emplois qui lui correspondaient, elle conserve sa mentalité bourgeoise et ses aspirations à la promotion qu’elle a su transmettre à son entourage. Sa confiance dans les gouvernements, même si elle s’est émoussée, n’a pas disparu et les partis ont gardé auprès d’elle de la légitimité. Par conséquent, la crise politique est restée stagnante. En bref, étant donné que, pour l’instant, tant la catastrophe financière que la crise énergétique et la dégradation de l’État ont été contenues jusqu’à un certain point, les dimensions de la crise (sanitaire, démographique, culturelle et sociale), tout en étant devenues visibles, n’ont pas encore atteint leur ampleur maximale. Les services publics et les transports réguliers fonctionnent moins bien, mais ils sont toujours là. On peut parler de crise morale, de perte des valeurs, de méfiance à l’égard des institutions, de symptômes anomiques, d’irrationalité et de violence urbaine, mais la crise sociale n’a pas encore atteint sa limite. Pour l’instant elle demeure circonscrite.

Ce serait une erreur de croire à un effondrement imminent du système capitaliste, car il s’agit là d’un processus de décomposition non linéaire pouvant prendre des chemins différents et des vitesses variables selon les scénarios qu’il rencontre et les phases qu’il surmonte. N’oublions pas ce qu’avant le règne de la philosophie de la « différence » on appelait des « conditions historiques particulières » : pouvoirs de fait, classes éclairées, polarisation sociale, traditions de lutte, poids de la caste politique, conscience sociale, droits acquis, organisations non bureaucratisées, etc. Ce genre de conditions peut accélérer le processus ou le ralentir. En général, un effondrement se produit lorsque la satisfaction des besoins de base n’est plus possible pour la majorité et que l’État est impuissant face aux troubles que cela entraîne. Ce n’est pas le cas pour la plupart des États. L’investissement ne faiblit pas et le prix de l’énergie, aussi élevé soit-il, est soutenable, de sorte que l’économie peut encore essayer de croître en contenant l’exclusion avec des mesures d’aide et des moyens de contrôle calculés, en surexploitant les immigrés et en poursuivant des voies « vertes ». Les moteurs de la civilisation thermo-industrielle – pétrole, gaz et crédit – continuent indemnes. Tant que les programmes de protection de l’environnement créeront des emplois, dus à l’écotourisme ou à toute autre activité peinte en vert capable de s’industrialiser, l’effondrement de la classe moyenne pourra être retardé, la crise socio-écologique ne suscitera pas une colère trop forte dans les masses, et par conséquent n’émergeront pas assez de formes collectives de coexistence radicalement transformatrices. Les protestations contre les inégalités et les déséquilibres environnementaux ne pourront pas converger et n’oseront donc pas remettre en cause l’État, ni déroger aux règles du marché forçant ainsi une sortie de l’économie, au sein de laquelle ne peuvent être éliminés ni l’exclusion, ni la métropolisation, ni le réchauffement global, ni la dégradation des écosystèmes, ni la destruction du territoire.

Ce qui est plus clair, c’est que la croissance économique ne pourra jamais se passer des énergies fossiles et nucléaires, et ne cessera donc jamais d’empoisonner la planète. Le retour à l’équilibre avec la nature et à la stabilité territoriale – la durabilité –, s’il est encore possible, commence par l’arrêt immédiat de la production et de la consommation d’énergie fossile et nucléaire en parallèle d’un démantèlement de l’industrie et de l’exploitation minière, c’est-à-dire avec l’effondrement de l’économie de marché et de la civilisation thermo-industrielle. En bref, cela suppose le renversement complet de l’ordre mondial et la fin du capitalisme sous toutes ses formes, y compris le capitalisme vert. Il n’y a pas une force sociale capable de provoquer une fin pareille, mais l’implosion du système lui-même est tout à fait probable. Son effondrement prévisible à combustion lente permettrait de créer de petites zones autonomes – déjà déconnectées d’une économie mondiale en ruine – qui satisferaient les besoins primaires des populations d’unités géographiques comme les quartiers.

Les expériences de ce genre sont la partie la plus prometteuse de quelques luttes actuelles. Sans la conformation d’un sujet collectif né des luttes anticapitalistes avec des objectifs clairs de désindustrialisation, au lieu d’une transition vers un système communal, autogéré, écologique et décentralisé, nous aurons la barbarie étatique fasciste, la barbarie mafieuse ou certainement les deux. De plus, aucune transformation de ces caractéristiques ne peut être entreprise par l’État, dernier refuge de toutes les classes livrées à la ruine.

Miguel AMORÓS


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