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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Tout risquer plutôt que de se taire
Article mis en ligne le 1er juin 2019

par F.G.

■ D’ici et à notre manière nous tentons de suivre, au gré de nos amitiés, de nos intuitions et de nos contacts, ce qui se passe en Algérie et qui tient d’un soulèvement populaire de grande ampleur contre un système de domination absurde et honni. Dans cette perspective, le texte que nous publions ci-après, repris de la Lettre d’information n° 11, avril 2019, du site « Ma Culture », nous semble toucher au sensible, à l’âme, de cette révolte. Merci à Nacera Belaza, chorégraphe, directrice de compagnie et interprète franco-algérienne, pour nous avoir autorisés à le reprendre et à Marion Rhéty pour avoir su tisser ces connivences.– À contretemps.


Je n’ai pas pour habitude d’écrire ou de réagir sur des faits d’actualité, bien que je sois comme chacun et chacune de nous frappée, traversée tour à tour par la violence, la colère, l’espoir que suscitent les événements qui criblent nos sociétés.

J’ai toujours pensé que l’Art devait pouvoir répondre en profondeur aux grandes interrogations de notre temps ainsi qu’aux questions inhérentes à notre condition d’humain. Parce que l’acte artistique implique nécessairement une prise de recul, un pas de côté pour mieux voir, mieux entendre. Son temps n’étant pas celui du réel fractionné et tapageur mais celui du silence infini dans lequel baignent nos âmes.

Pour une fois cependant je veux être un témoin franc de ce qui secoue et soulève l’Algérie, en laissant de côté l’absolue nécessité de l’Art…

Curieusement, cette même semaine, on m’a proposé un entretien autour de la mémoire que nous ont léguée nos parents, cette génération « sacrifiée » s’il en est, celle qui s’est tue, celle qui a porté de toutes ses forces, et par-delà elle- même, l’avenir de ses enfants arrachés à leur terre. Suite à cette demande, j’ai dû observer d’un peu plus près certains événements relatifs à leur histoire, une Algérie meurtrie et bien différente de celle que j’ai connue.

Et puis ces derniers jours, on nous annonçait un raz-de-marée dans les rues d’Alger... Le mot qui revenait sans cesse était « soulèvement ». Ce mot renvoie bien évidement à l’« être soulevé vers le haut », qui s’arrache à sa condition, mais j’y entends également un souffle qui parcourt un corps pour le ramener à la vie, comme un dernier élan vers un ailleurs encore inconnu. C’est tout cela à la fois. Si les Algériens se soulèvent, ce n’est pas en premier lieu pour revendiquer de meilleures conditions de vie ou plus de liberté, mais avant tout pour défendre leur intégrité. L’humiliation par l’absurde, infligée par cette domination sans corps ni visage, est le véritable déclencheur de la colère d’un peuple dont l’autodérision a ses limites. Les Algériens ont préféré tout risquer plutôt que de se taire plus longtemps.

Il y a quelques jours, j’étais dans les rues d’Alger, et j’ai été frappée par le calme ambiant. Là où je m’attendais à sentir de la tension, de l’agitation, je n’ai trouvé que des sourires, des chants et un calme profond. Sans doute est-ce là le signe d’une grande détermination.

C’est étrange ce mélange de fureur et de grand calme. Un calme qui prend sa source, sans doute, dans ce que les Algériens savent sur eux mêmes.

Que savent-ils ? Ils savent qu’ils ont déjà vécu le pire et qu’ils ne le craignent plus. Ils savent qu’ils ne peuvent plus revenir sur leurs pas, qu’il est trop tard. Le peuple entier se redresse dans un implacable mouvement. Ils savent encore qu’ils en ont trop et trop longtemps supporté, que la fracture était toute proche. C’est tout cela qui a mûri pendant tout ce temps sur cette terre, sous le règne écrasant d’un seul parti.

Pour cela, Il aura fallu le très long mutisme de celui qui se replie sur lui même pour se reconstruire seul. Il aura fallu enfanter une nouvelle génération assoiffée et déculpabilisée, prête à fendre l’air épais de nos villes endolories. Oui, c’est celle-ci qui aujourd’hui guide les pas des plus anciens qui, encore groggy, n’y croyaient plus, en leur redonnant l’ambition du rêve. C’est elle, encore, qui leur a indiqué les failles de ce géant de papier qui avait réussi à leurrer en régnant, depuis une éternité, sans visage. Elle a, d’un cri puissant, brisé les lourdes chaînes de la peur. La peur... pire encore que ces hommes voraces à la tête du pays ! La peur, qui œuvrait dans l’ombre, et avait fini par miner, ronger les corps et les esprits.

Le peuple algérien a dû, au fil de son histoire, affronter d’innombrables et innommables drames, et, pourtant, j’ai toujours été surprise de percevoir, de sentir que quelque chose en, lui malgré, tout survivait à ce qui aurait dû depuis bien longtemps le mettre à terre. Son échine ne s’est jamais brisée. C’est un peuple qui a appris à ressusciter ; habitué à vivre dans l’urgence, il ignore comment envisager l’avenir, le projeter, le construire. Il tient bon, sans plus trop savoir pourquoi d’ailleurs. Pour construire l’avenir il faut s’autoriser à rêver. Une futilité importée et refoulée. Mais un homme qui ne rêve pas est un homme fini.

Au pied de la grande poste, où que l’on regarde, on perçoit des visages souriants, ardents, affranchis de la peur. Ce sont désormais ces audacieux visages, ivres de la joie retrouvée, que j’ai envie de garder en mémoire. Tout le reste ne me semble être que tumulte et charivari de l’histoire. Il est pourtant bien rare que les manuels s’attardent ou capturent ces visages radieux qui font l’Histoire.

Il n’est évidement aucunement assuré que le dénouement de cet embrasement soit des plus heureux. Pourtant, souvent, le grand changement ne réside-t-il pas dans ce courage ultime à conjurer la peur ?

Nacera BELAZA

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