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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Charlot s’évade
À contretemps, n° 42, février 2012
Article mis en ligne le 16 novembre 2013
dernière modification le 30 janvier 2015

par F.G.


Nous irons revoir le petit homme qui est au vrai cinéma ce que Guignol est au théâtre Guignol, le génial auteur-interprète d’Une Vie de chien, d’Idylle aux champs, du Jour de paie !

Nous irons revoir le petit homme aux cent métiers, l’émigrant éternel, l’éternel évadé, le petit homme feu follet d’un peuple d’émigrants recruté sous tous les climats, celui qui faisait rire les noirs, les jaunes et les rouges, sous la défroque minable et digne du civilisé occidental, et qui enseignait à tous les peuples la fraternité de l’humour !

Puisque l’on conteste à Charlie Chaplin, l’acteur-auteur aux cent histoires de femmes, au comportement et aux propos « non américains » et aux contacts suspects avec les « rouges », citoyen non naturalisé, non standardisé de Hollywood, le droit de revenir à sa villa de Beverley Hills et d’y méditer en paix les œuvres d’un énorme artisanat égocentrique (un nouveau Dictateur peut-être, un nouveau Verdoux, un nouveau Limelight ?), nous irons revoir Charlot soldat, Le Pèlerin, L’Émigrant, Le Machiniste et l’incomparable Policemen en ricanant à l’idée d’une bureaucratie qui proscrit du pays de la libre entreprise un self made man assez coriace pour ne pas se laisser socialiser. (O Mac Carran, rival de Mac Sennett !).

Et nous nous souviendrons du temps où, dans les films follement burlesques dont l’Amérique était prodigue, surgissaient de partout des sosies du personnage inventé par le roi de l’écran : des Charlotins en herbe, des Charlots nègres à petites moustaches blanches, des Charlots japonais aux yeux bridés, peuple fantastique d’ombres sautillantes projetées par celui qui fut le premier « citoyen du monde ».

En souvenir de ce temps-là, Chaplin peut bien accrocher où il veut son chapeau ; il est partout chez lui. Welcome home, Mr Chaplin ! Et qu’en votre honneur le film bavard observe une heure de silence.

Nous reviendrons ainsi à un Charlot muet, universel, impérissable et qu’une indiscrète adulation n’avait pas encore poussé au-delà de ses limites naturelles.

Car, il faut l’avouer, nous avons, nous autres Européens, contribué à créer entre Chaplin et son art un double malentendu.

Nous avons voulu faire, des instants langoureux ou tragiques de la pantomime libératrice que rien ne pouvait appesantir ni briser, l’essentiel d’un « message » humain sur lequel ont brodé nos cinéastes de la larme à l’œil ; nous nous sommes ainsi rendus responsables de cette inflation aire et sentimentale, déjà sensible dans La Ruée vers l’or ou Le Cirque, et qui a fait la faiblesse de City Lights. Nous avons, d’autre part, exigé de Chaplin qu’il soit didactiquement subversif, et nous avons imité cette foule qui, dans Les Temps modernes, emboîte le pas avec des pancartes, derrière Charlot ramassant innocemment le drapeau rouge tombé d’une poutrelle à l’arrière d’un camion. Le drapeau rouge ? Honni en deçà, obligatoire au-delà d’une ligne géographique, il a cessé d’être ce qui pouvait unir les révoltes ; celles-ci devront, à l’avenir, se passer de drapeau. Et Chaplin, qui inventa le merveilleux symbole de la prise au mot d’un geste à contresens par la masse en quête de meneurs, n’a pas fini de se défendre contre ceux qui interprètent de travers les paroles auxquelles il s’est longtemps refusé.

Car longtemps il avait refusé d’ouvrir la bouche, se cramponnant au pouvoir de délivrance illimitée du geste pur. Il n’a d’abord desserré les dents que pour les grinçants couplets en volapuk, imaginés sur l’air de Titine, Ô Titine. Puis, peu à peu, il s’est laissé aller à prêcher au lieu de se borner à faire voir, et ce furent, nécessairement décevants, les lieux communs subversifs du Dictateur, et les plaidoyers de Monsieur Verdoux pour le droit de tuer par intérêt, dans un monde, où l’on massacre sans savoir pourquoi. Reconnaissons ici l’erreur de ceux qui, sur le continent, ont lancé inconsidérément la légende d’un Charlot-Jésus-Christ ou d’un Charlot-Socrate, d’un cerveau ou d’un cœur innombrable de Charlot (André Suarès a dit injustement : « son cœur ignoble »), et sont parvenus à prendre pour un penseur social un admirable intuitif de l’individualisme libertaire.

Charlie Chaplin n’a pas cessé de se défendre contre l’annexion de sa légende et de sa création à une cause politique. Il a dit textuellement et répété : « Je ne suis pas un communiste, mais un comique. » Il a ajouté qu’il sentait, au moins en ce qui le concernait, que l’homme est capable de se passer de gouvernement, et d’être ainsi, aux antipodes du totalitarisme moderne, un faiseur de sa propre loi, un « anarchiste » (ce qui est l’authentique propos de l’artiste et du créateur). « Moi, je ne suis pas communiste ; je ne suis qu’un comédien », lui a-t-on fait dire, au contraire ; comme s’il avait honte de sa profession de foi politiquement négative ou de sa profession tout court. C’est avec de tels coups de pouce à la balance des mots qu’on renverse le sens d’une parole. Il est bien évident que pour Chaplin la fonction comique est infiniment plus essentielle à la libération, à la consolation et à la réconciliation des hommes que la fonction politique et l’on nous permettra, je pense, d’affirmer que les forces de délivrance apportées aux hommes d’aujourd’hui par les minutes de cinéma pur de Charlot patine et du rêve d’Idylle aux champs (retrouvée dans Les Temps modernes sous la forme du ballet de patinage dans le grand magasin) dépassent infiniment tout commentaire verbal.

Que nous importent après cela les interviews que lui attribuent Les Lettres françaises ou tel autre organe pro ou antisoviétique ? Le fait essentiel n’est-il pas que l’œuvre comique de Charlot, en dépit des Hitler et des Staline constructeurs de Léviathans, parle d’elle-même, par la simple expérience humaine qui s’y inscrit, le langage instinctif commun aux « petits hommes » de toutes les races et de tous les pays – à ceux dont l’existence ironique, cynique, courageuse, laborieuse, amoureuse, dure et compatissante, de souris vivantes lâchées dans une horloge de gare, est un perpétuel défi aux lois de la mécanique sociale, un prodige de gratuité en marge des institutions ?

Et voilà que Mr Chaplin – millionnaire indésirable – est invité à repasser à travers les chaînes que la police d’immigration d’une patrie d’immigrants et de réfugiés subversifs tend à Ellis Island, en vue de la statue de la Liberté. Il redevient, par une consécration dernière de sa carrière artistique, le Charlot de l’époque silencieuse, celui de notre enfance et de notre adolescence, le poursuivi insaisissable en rupture de ban ; celui qui n’a pour asile que la ligne imaginaire tracée entre les poteaux qui séparent un pays de policiers d’un pays de gangsters et qui, jambe de-ci, jambe de-là, sa petite canne tournoyant en signe de suprême désinvolture, s’enfonce dans le désert de l’espace abstrait, vers quelque avatar totalement imprévisible.

Seulement, cette fois, le monde entier le suit des yeux. Les facteurs impondérables, qui ne joueraient pas pour un autre, entrent ici en action. Et nul ne peut mesurer d’avance le déficit moral d’un pays qui, par l’impéritie de quelque retireur de visa, paraîtrait bourgeoisement, bureaucratiquement fermer sa porte au petit homme que les cinq continents ont appris à aimer sous le chapeau melon et le veston étriqué du gentleman-vagabond.

André PRUDHOMMEAUX
Preuves, n° 20, octobre 1952.



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