A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Autoportrait
À contretemps, n° 42, février 2012
Article mis en ligne le 29 novembre 2013
dernière modification le 28 janvier 2015

par F.G.


Je suis un faible, j’entends par là une sorte de lévrier tremblant attelé à la vie comme à une charrette trop lourde. Perpétuellement placé entre la tentation de galoper et l’impossibilité de marcher. Incapable par définition d’un travail vaste et régulier, je donne des coups de reins presque furieux, parce que je voudrais faire l’épreuve totale de mes forces, m’user, me donner complètement à une œuvre, à un amour, à un mouvement, etc. Mais la lassitude et l’incapacité se manifestent bientôt avec la tyrannie d’une nécessité physiologique. Après des débauches de travail fiévreux, je fais des débauches de repos et de sommeil. Je ne serai jamais l’homme d’un métier ; je reste disponible. En attendant, je m’adapte aux circonstances, tant bien que mal. Et j’apprends à la longue à me supporter moi-même.

Mon enfance et mon adolescence ont été malheureuses, pour des raisons tout intérieures. Fils d’une famille de lettrés assez riches, j’aurais voulu être simple et fort, vivre dans l’égalité des humbles, avoir des semblables – alors qu’au Lycée je me sentais un paria. Le travail manuel, considéré autour de moi comme déshonorant, m’attirait, mais de plus en plus comme un rêve irréalisable. J’avais jusqu’à l’écœurement physique la conscience d’être raté.

Quand j’ai pu respirer l’air de la liberté, il m’a donné des forces, mais il était bien tard déjà. Je suis d’une sensibilité nerveuse, excessive, et je dois, pour survivre, me rendre avare de mes nerfs. Faire un usage économe de ma volonté, de mon tempérament, de ma force de résistance. En fait, presque toute ma volonté s’emploie, plus ou moins ingénieusement et subconsciemment, à régler mon activité de façon à me rendre capable, malgré tout, de quelque chose.

Je méprise toutes les occasions d’user de ma force d’attention qui ne seraient pas en rapport avec une tâche essentielle. Ainsi je renonce d’avance à tous les jeux tels que cartes, échecs, etc. qui constituent une dépense de luxe. Je ne retiens ni les noms, ni la biographie, ni l’histoire familiale des gens qui m’entourent. Je n’apprends rien qui ne soit indispensable aux besoins de mon esprit : langues, techniques, instruments de musique ; je me tiens généralement à l’écart des sports, des spectacles (théâtre ou cirque), des musées, des relations personnelles trop nombreuses et qui exigent une forte dépense de vitalité. Je cherche à vivre dans un style souple et varié sans aucune tension inutile, en ne tournant contre moi aucune partie de mes forces, en ne me raidissant pas contre les êtres ou les événements, en pratiquant une sorte de paresse laborieuse dirigée.

Je dévore les notions qui sont susceptibles d’entrer dans un système de pensée s’harmonisant naturellement. Je néglige celles qui me créeraient des obstacles « inutiles ». Je crois avoir sur les choses une vue large et compréhensive, où tout vient prendre sa place, qui se complète en se modifiant, sans cesser de répondre de mieux en mieux à ma nature.

Je ne consacre qu’un minimum d’effort à prévoir l’avenir, à m’inquiéter de ce que je ne puis éviter, ou à regretter le fait accompli.

Je m’encourage de mon mieux dans la solitude en sifflant, chantant, en dialoguant avec moi-même sur un ton d’humour ou de blague un peu grossière, pour éviter les vertiges, les nausées, les avortements, les écroulements du neurasthénique.

Je m’adapte rapidement aux êtres et aux circonstances qui s’imposent à moi, mais à chaque période d’adaptation succède une période de rétractation : je retourne à une attitude d’introversion, de rumination, parfois d’opposition – je reconstitue les fortifications indispensables à la stabilité de mon caractère, à la continuité de mon être mental, et à ma conservation physique.

Je me contrôle subconsciemment, mais je ne fais plus que de loin en loin un effort pour m’analyser. Je ne me soucie aucunement de m’imposer par l’argent à la considération publique, de soigner « ma carrière ». Je n’ai jamais pensé à la vie comme à une carrière, au sens bourgeois du mot. Il me faut en effet réserver tous mes soins à quelque chose de plus important.

Je cherche dans mon travail toujours le point de moindre résistance, ce qui fait que je laisse presque continuellement une tâche pour une autre, selon le hasard de « l’inspiration ». Chaque parcelle de travail est faite au galop, comme si le temps manquait, comme si j’allais mourir. J’émiette ainsi peu à peu de toute part le blot de ce qui me reste à faire, usant de toutes sortes de ruses pour ramener cette activité intermittente, fébrile et dispersée à une réalisation totale – la réalisation de ma propre vie.

Je reprends fréquemment les fragments déjà élaborés, pour les perfectionner, pour les amener à l’état de cohésion et d’harmonie avec le reste (autrefois, j’avais tendance à les détruire). Je ne recopie jamais un brouillon sans y changer peu ou prou. Je corrige ainsi même des articles déjà imprimés, je modifie des poèmes achevés selon le plus récent état de ma sensibilité artistique.

J’aime confier le soin de choisir entre deux variantes à quelqu’un qui soit de jugement ferme et droit : cela devient alors le ne varietur.



Je place très haut l’amitié, l’amour, la camaraderie, la grandeur humaine et tout ce qui témoigne des exigences de l’esprit et du cœur. Mais je ne m’interdis aucune trivialité de pensée, de parole ou de geste qui soit exigée par ce qui me semble être l’équilibre de ma nature – je ne pourrais réfréner cela qu’au prix d’un effort mutilant, ou disproportionné avec l’importance du résultat !

Je ne me soucie des autres qu’autant que je puisse leur venir en aide. Je puis me réjouir gratuitement de leur bonheur, mais non gémir gratuitement sur leurs misères. Si je me sens responsable de leur sort et puis les aider, je le fais nécessairement, sans rien attendre en retour – d’instinct et pour ainsi dire par égoïsme.

Je ne suis nullement porté à mépriser les autres, n’ayant pas de moi-même une idée prééminente. A priori, je me sens plutôt socialement inférieur à qui que ce soit : enfant ou vieillard, ouvrier, paysan, vagabond, voleur, fille publique. Individuellement, c’est-à-dire pour eux-mêmes, tous les êtres me semblent égaux ; du moment qu’on les considère de l’intérieur, ils sont justifiés. Les affinités que j’éprouve pour quelques-uns se manifestent pour moi comme un aspect rayonnant de beauté et de noblesse : j’ai de violentes admirations qui m’arrachent des larmes, me torturent de joie. Mais la plupart des gens respectables me sont complètement indifférents et j’éprouve une méfiance hostile à l’égard des bien-pensants de toute espèce.

Il m’est impossible en politique ou en morale d’être du côté du plus fort. L’égoïsme de ma faiblesse s’étend instinctivement à tous les faibles. Si je lutte contre quelqu’un, l’idée de l’humilier et de l’avilir me paraît plus humiliante et plus avilissante que ma propre défaite.

Aux mains de l’ennemi, je tâche de me faire sans imagination, pour éviter la peur et la haine – tensions inutiles – et je m’entoure de tout ce qui peut, dans les routines quotidiennes de la vie, contribuer à m’épargner le désespoir, l’effondrement nerveux, l’abandon de ma dignité.

Je n’ai ni esprit de répartie, ni agressivité bien marquée, mais une sorte de souplesse de roseau qui se relève après avoir été foulé. Je n’évite pas la colère – elle me fait du bien – mais la rancune, qui fait beaucoup de mal.

André PRUDHOMMEAUX
[André Pruhommeaux Papers
« Poésies et proses helvétiques », 1939-1946,
Accrual 2004, Amsterdam, IISG].