■ Michel PERRAUDEAU
VENDÉE 1793, VENDÉE PLÉBÉIENNE
Saint-Georges d’Oléron, Éd. libertaires, 2010, 116 p.
Publié pour la première fois en 1980 aux éditions du Cercle d’Or, sous le titre Rapport sur l’état actuel de la Vendée précédé de quelques considérations historiques, ce texte s’efforce de sortir du manichéisme républicain ou monarchiste qui, à parts égales et dans un jeu de miroir semblant convenir aux deux camps, enferma longtemps l’analyse de la révolte vendéenne de 1793 dans une vision réductrice. Car l’insurrection vendéenne, soutient Michel Perraudeau, l’auteur de cet ouvrage, fut victime de ses admirateurs autant que de ses détracteurs.
Comme on le ferait d’un soulèvement plébéien ordinaire, cette révolte paysanne frappée du sceau de l’infamie parce qu’elle « n’allait pas dans le bon sens de l’histoire », gagne sans aucun doute à être considérée d’un tout autre œil, dans sa complexité, ses contradictions, et naturellement ses ambiguïtés. Qu’elle soit dénoncée ou glorifiée, « cette union contre nature entre deux classes antagonistes » – paysannerie et petit peuple des artisans, d’un côté, hobereaux plus ou moins déclassés, de l’autre – ne devrait pas nous exonérer, en effet, d’une analyse attentive du mouvement qui l’engendra, mais aussi de ses causes et de sa nature profonde. C’est pourquoi M. Perraudeau fait bien de nous rappeler, en avant-propos, la longue cohorte des révoltes du monde rural qui, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, secouèrent « les provinces » en général, et la Vendée en particulier. Ces soulèvements paysans sont d’autant plus dérangeants que, dans l’immense majorité des cas, ils sont spontanés, massifs, antiétatiques, antimilitaristes, et bien souvent inclassables. Le plus célèbre d’entre eux fut sans doute la révolte dite des Nu-Pieds de Rouen, en 1639. Confiée à une soldatesque ivre de sang – dix mille hommes « des meilleures troupes de l’armée de Picardie » sous commandement du général Gassion –, sa répression révéla un appétit sanguinaire peu différent de celui dont firent preuve, un siècle et demi plus tard, les colonnes infernales du sinistre Turreau.
Ainsi, la résistance à la création d’un État fort et centralisé se manifesta déjà sous le règne de Louis XIII et de son premier ministre, le cardinal de Richelieu. Dans ses multiples facettes, la Fronde porta elle aussi la marque de cette résistance à la centralisation monarchique, qui s’affirma dès 1630 [1]. Dans cette lutte féroce qui opposa la féodalité rurale au royalisme étatique, le peuple et les bourgeois urbains furent instrumentalisés à dessein [2].
Pour en revenir aux troubles qui agitèrent les provinces françaises dès 1790, il est donc nécessaire d’opérer une distinction entre les intérêts de la noblesse de cour exilée à Mayence (et en Angleterre) et ceux des hobereaux confinés dans leur ruralité. Que les exilés aient montré peu d’enthousiasme envers cette révolte et que les Anglais ne se soient pas sentis tenus de la soutenir sont autant d’indications qu’on ne saurait balayer d’un simple revers de manche. Pour autant, il paraît bien illusoire de croire qu’une alliance ait pu se tisser entre le soulèvement vendéen et les sectionnaires de Paris. On imagine mal, en effet, les Enragés, dans un grand mouvement de radicalité révolutionnaire, aller au-devant de ces paysans en armes venus détruire l’État Jacobin.
Les poncifs républicains et antirépublicains, sans parler de l’antienne marxiste qui enterra une fois pour toute la révolution française dans une vision mécanique et réductrice, ignorent purement et simplement que l’aspiration des campagnes fut « de prendre réellement en main leur vie quotidienne, en [la] gérant à chaque moment et chaque acte, en harmonie avec leur milieu naturel » (p.34). Car s’il est une dimension souvent négligée, c’est que le monde rural – Vendée comprise –, « à nouveau soumis, après avoir cru à l’autonomie économique et culturelle » (p. 35), s’insurgea au lendemain de la révolution, de 1790 à 1793, dans ce temps historique qui vit la bourgeoisie imposer un modèle de société fortement hiérarchisée et entièrement soumise à « la religion du capital », pour reprendre la célèbre formule de Paul Lafargue. Alors, la bourgeoisie imposa, en effet, son culte de la propriété privée, mais aussi de la démocratie représentative – au détriment de la démocratie participative (mandat impératif et révocable). La spéculation sur les biens nationaux alla bon train, la lutte contre une certaine forme de communisme agraire se renforça et le contrôle du travail prit une forme aliénante, mis au service de l’accumulation du capital. Liée au mépris de la ruralité, de sa culture, de ses coutumes et de ses modes de vie, la question de la centralisation de l’État devint prépondérante et, avec elle, l’asservissement de toute une population rurale aux besoins d’un monde urbain.
Sur bien des points, le parallèle s’impose avec la révolution russe de 1917. Pour Michel Perraudeau, on y vit se développer la même logique de récupération et de détournement d’un mouvement plébéien né dans les campagnes – en France, par l’Église et l’aristocratie et, en Russie, par le Parti bolchevik. Et, de fait, le parallèle avec Makhno n’est pas déplacé. Michel Perraudeau cite ainsi fort à propos un texte de Trotski daté de 1938 qui accuse l’anarchiste ukrainien « de lutter contre la dictature du prolétariat ». L’armée du peuple contre le peuple en armes, qu’elle fût Rouge ou Bleue. On ne peut oublier que, dans ces révolutions de 1789 et 1917, il s’est agi d’une passation de pouvoir se traduisant, dans les deux cas, par un renforcement de l’État et par l’accaparement du pouvoir au profit d’une classe et de sa bureaucratie. Si le temps de l’insurrection fut un puissant mouvement de libération auquel, faut-il le rappeler, adhérèrent massivement les campagnes, un élan sans précédent qui devait entraîner des bouleversements économiques et sociaux très profonds, il n’en demeure pas moins vrai que la prise de pouvoir par un appareil politique et idéologique justifia les répressions à venir au nom d’un temps mythifié, celui de la Révolution. Sur ce point, nos regards ne peuvent que se tourner vers Camus : c’est désormais au nom de la Révolution que les révoltes seront réprimées.
Reste l’épineuse question du rôle de la religion dans cette affaire. Si le soulèvement de la Vendée militaire ne fut pas, à son origine, royaliste, la place du fait religieux y demeure une sorte d’angle mort qui aurait les traits fascinants de l’impensable. Michel Perraudeau l’aborde en le relativisant. Parce qu’il empreinte de multiples facettes – idéologique, culturelle, et parfois mystique –, le fait religieux peut être considéré comme fait politique, mais aussi – et dans un même temps – comme fait social renvoyant à l’anthropologie. Dans le cas d’espèce mis en évidence par le soulèvement vendéen, ce second aspect, bien qu’il ne puisse être considéré comme l’une des seules causes du succès des manipulations des hiérarques catholiques, joua, sans doute, un rôle non négligeable (pp. 51 à 53) dans la volonté de défendre un mode de vie et une langue (le patois paysan). Toutes choses que partageait un clergé plébéien, acteur central d’une vie communautaire organisée autour de la paroisse. Une communauté à laquelle tout un chacun s’identifiait, en effet. Une communauté unifiée par une géographie politique vécue sur le mode du partage et qui, se sentant dépossédée de son unité, privée de ses droits, considéra ses prêtres comme le symbole de sa cohésion. Il se joua vraisemblablement quelque chose qui avait peu à voir avec l’idéologie catholique en tant que puissance politique capable d’administrer la société tout entière, quelque chose qui relevait plus prosaïquement d’une pratique sociale. Pour échapper au contrôle imposé par la bourgeoisie urbaine, la communauté agraire, dans la forme unitaire que représentait la paroisse, donna à la religion une place qu’elle n’eut sans doute jamais dans l’imaginaire de ses membres. Ce dont surent tirer parti l’idéologie et les cadres politiques du catholicisme.
Quoi qu’il en soit, de la même façon qu’« on ne massacre pas 200 000 personnes pour défendre quelques prêtres réfractaires », on peut difficilement concevoir qu’un soulèvement de cette ampleur et de cette durée puisse uniquement s’expliquer par le désir de sauver une Église par ailleurs si largement discréditée que, faut-il le rappeler, une bonne part du bas clergé rallia, en 1789, la cause de la révolution. Certes, l’hystérie incantatoire et le délire mystique permirent à d’habiles manipulateurs usant de pressions morales et de religiosité spectaculaire de créer un climat favorable à l’exaltation idéologique du christianisme. Pour autant, l’explication, qui, bien qu’opérante, laisse sur sa faim, glisse entre les mailles de la thèse de l’auteur.
On échoue à bien saisir les ressorts impensables d’une révolte lorsqu’une part de sa rationalité reste confuse. C’est en soi un sujet qui mériterait d’être approfondi. Il pose plus largement une question qui taraude les sociétés humaines depuis l’origine : celle du sacré, mais aussi des rites et des mythes unificateurs des groupes humains au prise avec l’économique et avec ses instances politiques.
Jean-Luc DEBRY