Il arrive parfois que, dans les plis d’un récit intime écrit à la faveur d’une ressouvenance, pointe, mieux que dans la reconstitution historique ou l’analyse théorique, ce qui fit la singularité imaginaire d’une époque. C’est sans doute là la force de la parole poétique, celle qui dit sans autre nécessité que de restituer l’émotion pure d’un vécu passager.
Le texte que nous donnons ici – « Or s’en vont, les chevaliers questant » – a, pensons-nous, cette qualité de trancher avec la répétitive célébration d’un temps trop déraisonnable pour être abandonné à la seule parole de ses hérauts, réels ou supposés. Son auteur – Alain Segura –, dont le nom ne figure sur aucune affiche ni aucun appel, eut simplement le mérite d’avoir croisé, au temps de sa belle jeunesse anarchiste, quelques-uns des protagonistes d’une curieuse insurrection de l’esprit qui, de dérive en dérive, transforma indiscutablement l’existence de celles et ceux qui s’y impliquèrent, et un peu plus. Le reste est affaire de talent.
Écrit entre 1990 et 1992, puis augmenté en 1994-1995, ce témoignage dormait depuis dans le coffre à souvenirs – cette malle pleine de gens, comme disait l’intranquille Pessoa. C’est à Roger Langlais, ce compagnon d’errance, que nous devons d’en avoir pris connaissance. Qu’il en soit ici remercié.
Hormis sa qualité littéraire, le texte d’Alain Segura dit, avec à-propos, ce qu’il en fut de l’aimantation qui, en cette saison précédant mai 68, attira vers un faible noyau dur de situationnistes assumés quelques sécessionnistes de l’anarchie en mal d’écart. Il dit aussi l’échec de cette rencontre incertaine, et ses prolongements affectifs. Car rien ne se perd jamais.
On ne doute pas que l’historien d’une époque dont Alain Segura trace, ici, la généalogie tirera profit de sa description, grand bien lui fasse, pour compléter ses fiches. Son récit est, en effet, tramé de lieux et de personnages qui en firent sa mauvaise réputation. Des bistrots aux passages d’un Paris encore enchanté surgissent ainsi quelques ombres de conspirateurs chevauchant le vieux monde et dont la renommée croîtra, pour certains, avec le temps.
Enfin, et comme peuplant les recoins d’une ancienne mémoire, deux figures, s’imposent, essentielles, au fil des souvenirs d’Alain Segura : celle d’un père exilé d’une révolution à portée de rêve et celle d’une indomptable sauvageonne, Marianne, dont le surréalisme fut, plus qu’une raison d’être, une manière de vivre.
En annexe de ce texte, et comme pour le ponctuer, nous recensons les dernières parutions dont Guy Debord est le centre, ce même Guy Debord qui, au lendemain de la vague soixante-huitarde, écrivait à un ami : « Tout ce que je peux dire, c’est que nous avons été incapables de faire mieux. »